Par Julie Pagis
Bernard Cazeneuve [ministre de l’Intérieur] a défendu la réforme du droit d’asile, adoptée lundi 15 décembre 2014 à l’Assemblée nationale, au nom du renforcement d’un droit «constitutif de notre identité républicaine» et de l’histoire d’une France qui aurait «accueilli tour à tour les patriotes italiens et polonais, les Arméniens et les Juifs persécutés, les résistants antifascistes et les républicains espagnols». [1] Un retour sur les années 1930 n’est pourtant pas inutile pour éclairer, par l’histoire, quelques-unes des mesures réellement proposées.
Dire que «le droit d’asile et la République sont consubstantiels», c’est oublier un peu vite que ce ne fut pas toujours le cas: le livre d’Ivan Jablonka [2], consacré à l’histoire de ses grands-parents, polonais communistes et juifs, le rappelle de manière opportune. Quand Matès et Idesa, doublement persécutés en Pologne (en tant que Juifs et militants communistes), se réfugient en France en 1937, leur première démarche est de demander l’asile politique. Le 24 décembre, Matès se voit remettre une «feuille volante de couleur rose: refus de séjour» et tombe sous la coupe de la circulaire de Marx Dormoy (socialiste et ministre de l’Intérieur) qui enjoint les préfets à une sévérité particulière envers ces «individus sans travail et sans ressources, en quête de situations quelles qu’elles soient». Idesa produit le verdict du tribunal de Lublin de 1935 (condamnation à cinq ans de prison pour activités politiques), mais cela ne suffit pas: le couple est convoqué le 4 juin 1938 à la sous-direction des étrangers. Entre joie et souffrance de «faire ainsi effraction dans leurs existences de papier», Jablonka découvre le verdict (quinze jours et un mois de sursis pour «enquête urgente») parmi les milliers de boîtes en carton du fichier de la Sûreté nationale.
En octobre 1938, alors que Camille Chautemps (membre, radical, du gouvernement Edouard Daladier – radical) craint qu’un «afflux d’Israélites ne vienne provoquer des difficultés d’ordre racial dans notre pays», Matès reçoit sa deuxième feuille rose. Le directeur de la Sûreté nationale argue de «l’état de saturation» pour ordonner de «refouler impitoyablement» les milliers de réfugiés qui affluent alors en France, et semblent constituer «une menace autrement plus redoutable que Monsieur le chancelier Hitler et ses émules». Idesa, mère de Suzanne, 2 mois (la tante de l’auteur), reçoit à son tour une feuille rose en mars 1939. Le couple est arrêté le 11 mai. Matès est incarcéré à la Santé, transféré à Fresnes et condamné à un mois de prison au titre de la loi de mai 1938 qui distingue l’«étranger de bonne foi» de l’«étranger indésirable».
Comment ne pas faire un parallèle avec le projet de loi actuel – qui prévoit un contrôle accru des «fraudeurs» – et la rhétorique du «contrôler davantage pour aider mieux ceux qui en ont vraiment besoin»? Les travaux de Johanna Siméant, puis de Vincent Dubois, ont montré comment l’association «des critiques à l’égard de l’Etat-providence aux thématiques de l’immigration a pu redonner, aux débats sur la fraude aux prestations sociales, une nouvelle vigueur» [3]. L’obsession des fraudeurs («faux chômeurs», «faux intermittents», etc.), qui était un marqueur de droite, est devenue un enjeu politique pour les leaders du «Parti socialiste».
L’histoire devrait nous faire réfléchir: à la fin de l’été 1939, le préfet de police écrit au ministre de l’Intérieur pour le convaincre de «décongestionner Paris»; et il propose d’établir un «camp de concentration, où seraient regroupés les apatrides suspects, les expulsés bénéficiaires d’un sursis, ainsi que des repris de justice». Sont bientôt créés «quatre-vingts camps dispersés sur tout le territoire»: «un vivier où puiseront à l’envi les autorités de Vichy et les nazis», rappelle Jablonka.
C’est au nom du désengorgement d’un dispositif «à bout de souffle», en région parisienne, que Bernard Cazeneuve [ministre de l’Intérieur du gouvernement Valls-Hollande] propose, pour lutter contre les «abus», un hébergement «directif» qui répartisse les demandeurs d’asile, assignés à résidence, sur le territoire (leur expulsion en serait, ainsi, facilitée en cas de déboutement).
La rhétorique du renforcement de l’aide aux étrangers de bonne foi légitime, ensuite, la réduction des délais d’instruction et le recours aux procédures «accélérées» pour ceux dont les demandes ne seront pas jugées suffisamment «pertinentes» (à l’image de celle de Matès?). On s’apprête, ce faisant, à fabriquer autant de clandestins supplémentaires, de travailleurs sans papiers. Le montant des fraudes aux prestations sociales est pourtant négligeable par rapport à celui des fraudes fiscales des entreprises (entre 60 et 80 milliards d’euros par an), et bien davantage encore par rapport au travail illégal. Bien que la législation des années 30 ne soit pas expressément antisémite, écrit Jablonka, il y a un «Vichy avant Vichy». Et il a fermenté dans la République. (Libération, 20-21 décembre 2014, page 27)
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[1] Rebonds du 2 décembre in Libération.
[2] Histoire des grands-parents que je n’ai pas eus, Seuil, 2012.
[3] «La Fraude sociale: la construction politique d’un problème public», in Les Métamorphoses du contrôle social, sous la direction de Romuald Bodin, La Dispute, 2012.
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Julie Pagis est chercheure en sociologie politique au CNRS.
Sur la politique en matière d’immigration en Suisse dans les années 1930, voir l’ouvrage de Daniel Bourgeois, Business helvétique et Troisième Reich (Ed. Page deux, 1998), notamment les chapitres «La porte se ferme: la Suisse et le problème de l’immigration juive en 1938» et «La Suisse, les Suisses et la Shoah». Cet ouvrage peut être commandé à l’adresse suivante: Editions Page deux: editions@page2.ch (Réd. A l’Encontre)
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