Nous publions ici la transcription d’une intervention faite par le syndicaliste Alex Martins lors du séminaire organisé à Lausanne, le 3 décembre 2011, par le Mouvement de lutte contre le racisme (MLCR). Le style oral a été conservé. La simple lecture de cette intervention devrait susciter quelques réflexions parmi ceux et celles qui se définissent «à gauche»… du Parti socialiste suisse. Plus exactement ceux et celles qui ont mis leur «énergie politique», en 2005, à combattre, avec des arguments relevant d’un moralisme protestant à peine flétri, le référendum visant à s’opposer aux frauduleuses «mesures d’accompagnement», dans le cadre d’une prétendue «libre circulation». Aujourd’hui, les faits sont là. Ils sont plus têtus que les sanglots aux couleurs illicitement «anti-xénophobes», censées, alors, soulever les «âmes» dites bonnes. Actuellement, seul un sanglot de honte politique devrait saisir cette «gauche». Toutefois, il est vrai, que les violons des élections sont faits pour étouffer les véritables plaintes produites par la réalité, nue, des rapports sociaux capitalistes. (Rédaction de A l’Encontre)
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Je suis salarié du syndicat Unia, bien que je n’aie pas le salaire de Fr. 120’000 annuels dont parlait Dario Lopreno. J’aimerais beaucoup pouvoir contredire le jugement porté par les deux camarades [Romolo Molo et Dario Lopreno] sur l’action du syndicat et sur sa faiblesse. Malheureusement je ne le peux pas. Le constat est complètement juste.
Je vais essayer de vous donner deux ou trois éléments concernant la mise en concurrence des salariés dans un secteur qui est, pourtant, l’un des mieux protégés en Suisse. Le secteur principal de la construction, qui est au bénéfice d’une Convention Collective de Travail (CCT) de force obligatoire, en tout cas jusqu’au 31 décembre 2011, puisqu’il n’y a pour l’instant pas d’accord trouvé pour 2012 et les années suivantes. Cette CCT comprend une grille des salaires qui a force de loi sur tout le territoire national. Il existe en plus des organes de contrôle, paritaires – syndicats et patronat – qui effectuent des contrôles sur le respect des dispositions de cette CCT. C’est finalement un des secteurs où on réalise le mieux à quel point la sous-enchère gagne du terrain.
Dans ce cadre, ce qui sort dans les journaux ce sont les scandales médiatisés autour des travailleurs détachés. Il faut à chaque fois différencier. Il y a d’un côté les travailleurs détachés, c’est-à-dire les travailleurs d’une entreprise de l’UE qui viennent effectuer des travaux sur le territoire suisse. Ces entreprises sont censées respecter les dispositions minimales de la CCT. Il y a, d’un autre côté, les travailleurs suisses ou issus de l’immigration et établis de longue date dont les conditions de travail doivent évidemment respecter les dispositions conventionnelles. Or, ce qui sort dans la presse, généralement, ce sont des cas de travailleurs détachés que l’on monte en épingle comme le dernier exemple en date dans le canton de Vaud, à Aclens [en septembre 2011]. Il s’agissait de travailleurs détachés d’une entreprise portugaise. Lorsque l’on creuse un peu, dans le village de l’Algarve où est domiciliée l’entreprise en question, on découvre que ce n’est en fait pas «une entreprise», mais une simple boîte aux lettres qui était engagée en tant que sous-traitante d’une entreprise allemande, elle-même sous-traitante d’une autre entreprise allemande, le tout pour construire une halle pour Volvo. Les conditions en bout de chaîne: 3 euros de l’heure pour soixante heures par semaine et des travailleurs qui sont logés à dix dans 25 mètres carrés.
Le syndicat est prévenu par la bande: c’est simplement parce que les travailleurs sont allés se plaindre auprès de la boulangère, portugaise, dont l’époux est membre du syndicat et qui a contacté UNIA, etc. Voilà les conditions. Après, ça scandalise, on monte cela en épingle mais le rôle paradoxal de tout cela c’est de dire «au moins on maîtrise». Ce qui est faux. Ce n’est pas un hasard: le reste du temps ces éléments n’arrivent pas dans l’appareil syndical, les militants en ont encore moins conscience. Cet exemple est simplement destiné à montrer le choc concurrentiel entre les zones économiques, entre les zones salariales en présence: c’est cela qui se produit. Sur ce même chantier, il y a eu d’autres entreprises qui ont effectué des travaux et qui sont complètement passées à travers les gouttes. Il y avait une entreprise avec une quinzaine de travailleurs polonais qui sont restés une semaine, ce sont les collègues portugais qui nous ont expliqué la situation : ils n’ont bien évidemment pas touché les salaires suisses. Peut-être y a-t-il eu un rapport qui figure dans la liste du Seco [Secrétariat d’Etat à l’économie] dont parlait Dario Lopreno, en tous les cas ces travailleurs ont vraisemblablement touché 3 euros de l’heure.
La première chose à dire à ce sujet, c’est que, si ce ne sont pas des cas isolés, c’est uniquement la partie émergée de l’iceberg, c’est ce que l’on peut constater avec les travailleurs détachés, soit 0,5% de la main-d’œuvre. Sur tous les contrôles qui sont faits sur ces travailleurs détachés, 82% constatent des infractions. Il n’y a donc presque jamais de respect des dispositions salariales.
Le grand problème dans cette branche, c’est qu’en dépit des salaires minimaux dans cette CCT, la pression s’exerce de manière continuelle. Elle s’exerce tant sur les travailleurs qualifiés que sur les travailleurs «sans qualification». Les salaires minimaux à l’embauche sont les mêmes depuis 2009 (et ils ne vont pas évoluer à la hausse pour 2012). Ils sont bloqués du fait de la mise en concurrence des nouveaux travailleurs qui sont engagés au minimum, ce qui permet ce blocage des salaires minimaux à l’embauche. Cela contribue à bloquer les salaires des travailleurs qualifiés. Pour ce qui est des travailleurs dits non qualifiés, ils sont bien sûr également visés malgré l’existence des salaires minimaux (il s’agit donc ici de travailleurs qui se situent à l’intérieur de la pyramide des salaires dont parlait Romolo Molo – voir son article publié sur ce site en date du 20 janvier 2012). C’est clairement toute la pyramide des salaires qui s’affaisse. Il y a eu des études faites en 2006 par les membres syndicalisés de la commission paritaire du Tessin – tous les syndicats présents dans des commissions paritaires pourraient faire le même boulot, mais cela n’est pas fait – pour montrer la baisse salariale par la pression sur les salaires qui s’exerçaient sur les travailleurs, en particulier sur les dits «non qualifiés».
Dans cette CCT, vous avez une grille des salaires. Le salaire minimum le plus élevé étant celui de chef d’équipe (classe salariale CE), travailleur qualifié (classe Q), travailleur spécialisé (classe A) – par exemple grutier ou machiniste – et puis on a ensuite une catégorie B qui concerne les travailleurs semi-qualifiés, soit les travailleurs qui n’ont pas de diplôme reconnu mais qui savent travailler de manière au moins équivalente selon leur propre employeur. Il s’agit d’une classe salariale à laquelle les travailleurs accèdent sur décision de leur patron. C’est néanmoins la classe salariale majoritaire des travailleurs que l’on peut rencontrer sur les chantiers. Et puis il y a le salaire C, celui des manœuvres, le plus bas. En 2006, sur la base de calculs effectués sur une année, on a observé une baisse du nombre de travailleurs payés en classe de salaire B – donc de travailleurs semi-qualifiés – de 5% et puis une augmentation du nombre de travailleurs payés en classe de salaires C, de manœuvre. Ce déplacement vers le bas de la masse salariale, c’est simplement un dumping, une sous-enchère complètement légale, qui respecte pourtant les dispositions de la CCT. Dans la réalité, l’on a une sous-enchère, les salaires minimaux sont bloqués ou n’évoluent plus depuis des années. C’est toute la pyramide, depuis tout en haut, les chefs d’équipe, «jusqu’en dessous», y compris avec les sans-papiers dont je parlerai tout à l’heure, qui s’affaisse.
Lorsque l’on parle de «libre circulation», lorsque l’on rencontre les salariés en question, comme ceux d’Aclens par exemple, on parle de la «libre circulation», soit de la possibilité théorique offerte à chaque salarié de s’établir en Suisse, de trouver un travail et de vivre dignement. Or, la plupart du temps la «libre circulation» est combinée avec la crise économique qui est en cours depuis trois ans dans toute l’Europe, ce qui fait que les nouveaux arrivants, aujourd’hui, arrivent généralement après une longue période de chômage dans leur pays d’origine. Cela signifie que lorsqu’ils viennent dans ces conditions-là, avec un permis L, un permis de travail d’une année, qui est généralement obtenu par le biais d’une entreprise de travail temporaire (ce sont eux qui organisent la mise en concurrence, c’est certain dans le secteur du bâtiment).
Ils arrivent ici sans droit au chômage, puisqu’ils n’ont pas les périodes de cotisations nécessaires ni dans leur pays, ni en Suisse. Ils sont embauchés par une entreprise temporaire avec un contrat d’une durée maximale de trois mois et ils n’ont pas la possibilité de dire non, de chercher ailleurs ou autre. Ils sont simplement sans filet de sécurité. Je passe encore sur le détail que, si les «accords de libre circulation» des personnes accordent aux salariés la possibilité de s’établir en Suisse avec un permis L, dans la réalité les gérances immobilières exigent au moins un permis B pour les locations d’appartement. Les collègues qui arrivent avec un permis L doivent demander à un compatriote, généralement, de se porter garant pour qu’ils puissent avoir un appartement à eux pour éviter que ce soit l’entreprise temporaire qui les loge ou alors l’entreprise qui les aura emmenés en Suisse dans des conditions comme on a vu à Vallorbe. Ce sont les conditions réelles de la «libre circulation»: des salariés qui viennent ici de manière contrainte et qui sont totalement dépourvus de droits. C’est également ce que disait Romolo Molo, il y a un choc concurrentiel entre les nouveaux arrivants et les immigrés établis. Nous ne sommes pas en train d’opposer les travailleurs suisses qui sont attaqués par la «horde» déferlant de l’Union européenne, mais ce sont des couches de migrants qui sont mises en concurrence les unes contre les autres.
En Suisse allemande, avec des travailleurs venant d’Allemagne qui sont mis en concurrence avec les travailleurs du bâtiment qui sont majoritairement des ressortissants portugais. Le cas que signalait Romolo Molo, celui d’une portugaise qui a été remplacée par un de ses compatriotes payé 900 francs de moins, cela se produit également dans le bâtiment. On a des chocs xénophobes très violents entre, par exemple, les Portugais et les Cap-Verdiens qui sont mis en concurrence; des Cap-Verdiens qui ont connu la colonisation portugaise. Ces chocs-là provoquent la xénophobie, une xénophobie «interne aux victimes de la xénophobie officielle de l’UDC» (Union démocratique du centre). C’est la réalité. La «libre circulation» n’est qu’une image, je pense que le terme libre, comme on l’a dit tout à l’heure, ne convient pas à la réalité. Tant que l’on aura un «marché du travail» dont les règles sont aussi peu protectrices pour les salariés, on ne pourra pas parler décemment en Suisse de «libre circulation» des travailleurs. C’est simplement une mise en concurrence pour faire baisser les salaires des résidents, de toutes les origines.
Un autre élément, comme je l’ai dit tout à l’heure, est que dans ce CCT vous avez une commission paritaire dans chaque canton qui effectue des contrôles. Je parle des contrôles des entreprises suisses établies, je ne parle pas des travailleurs détachés. Sur la base de chiffres sortis publiquement dans le quotidien 24 heures: sur 1034 contrôles d’entreprises établies dans le canton de Vaud, plus de 500 infractions aux dispositions conventionnelles de la CCT la plus solide du pays (ou disons qui a des clauses un peu plus contraignantes, une des meilleures en tous les cas) ont été relevées, Les contrôles, au mieux c’est de réaliser de plus en plus à quel point la situation échappe à tout contrôle. C’est simplement que peuvent fournir les contrôles.
En plus de ces éléments, il y a la thématique des «indépendants» : les pauvres types qui arrivent au bout de leurs indemnités chômage, à qui on dit : «tu crées une boîte, tu ouvres une case postale et tu auras du boulot». Le boulot, généralement, est à des prix qui défient toute concurrence et qui empêchent de vivre! Depuis 2005, le nombre de «faux indépendants» ou d’indépendants en Suisse a été multiplié par trois. Cette explosion se constate surtout dans l’artisanat du bâtiment, c’est simplement pour échapper aux conditions conventionnelles minimales. En effet, lorsque l’on a un contrôleur qui, une fois, par hasard, va poser des questions sur les chantiers sur les conditions salariales d’un indépendant, l’indépendant n’est pas soumis aux clauses conventionnelles, puisqu’il n’est pas salarié…
Un dernier élément sur le soubassement de la pyramide, dans le domaine du bâtiment, il y a l’utilisation de la politique des deux cercles de la Confédération en matière de la «gestion de la main-d’œuvre» immigrée : nous avons, d’une part, l’utilisation des ressortissants de l’UE pour une pression constante et légale, avec tous les guillemets qui s’imposent, et, d’autre part, et cela de manière combinée avec la restructuration de la manière de produire, de faire des bâtiments, on a l’utilisation d’un volant de travailleurs sans-papiers, ici depuis des années, sans aucune protection.
Depuis une dizaine d’années, les entreprises générales du bâtiment, les grosses entreprises, les Implenia, les Losinger ont commencé progressivement à externaliser de plus en plus de tâches pour simplement augmenter leurs marges bénéficiaires. C’est le cas pour le coffrage ou encore pour le ferraillage, etc. Maintenant, il y a même des entreprises qui sont spécialisées dans la pose de briques. Ainsi, ils saucissonnent le processus de construction, ce qui permet à ces entreprises générales, qui utilisent généralement leurs anciens salariés, de leur dire : «monte ta boîte, tu auras du travail, il n’y a aucun problème». Le tarif n’est toutefois jamais précisé. Et pour cause! C’est une multitude de petites entreprises qui sont mises en concurrence sur la question des prix. Les prix baissent. En bout de chaîne, c’est simplement le dumping qui progresse.
A l’heure actuelle, on peut estimer qu’un travailleur qualifié dans le ferraillage, qui a une grosse expérience, pose environ – cela dépend de la taille de la ferraille, etc. – une tonne de ferraille par jour. Même au salaire minimum de manœuvre, cela revient à 275 francs par jour pour l’employeur. Il n’a pas encore payé les cotisations sociales, il n’a pas encore dégagé sa marge, il n’a pas encore payé le salaire de sa secrétaire, il n’y a rien d’autre : c’est purement le coût de la pose d’une tonne de ferraille. Aujourd’hui, les prix du marché – fixés par les Implenia, les Losinger, c’est en fait le vrai nom et faiseur du «marché » – naviguent entre 220 et 280 francs la tonne, parfois même encore plus bas. Les salaires minimaux ne peuvent pas être respectés dans ces conditions. De ce fait, aucun chantier en Suisse ne se construit sans le recours aux sans-papiers.
La plupart des entreprises de ce secteur ont une base de personnel régularisé, payé aux tarifs minimaux – en plus aux tarifs minimaux de manœuvre alors que ce sont des travailleurs extrêmement qualifiés dans ce métier pénible, qui ont une grande expérience. Autour de ce petit noyau, vous avez tout un volant de travailleurs sans-papiers. Des travailleurs qui s’engagent chaque jour, qui se rendent à des points de rendez-vous au petit matin, dans les stations service. Ils n’ont aucune certitude d’être embauché, ils sont payés à la journée. C’est 100 francs la journée : la camionnette arrive, on dit «j’en veux quatre aujourd’hui» et puis les quatre montent; les autres qui n’ont pas trouvé d’embauche se rendent vers d’autres lieux de rendez-vous. C’est toute une catégorie de salariés qui sont sans droit, du fait qu’ils n’ont aucun titre de séjour, qui considèrent et les inspecteurs du travail et les syndicats, malheureusement parfois à juste titre, comme une menace: lorsque les contrôleurs arrivent, ils contrôlent évidemment les conditions salariales, mais la chose qui les fascine, qui les captive, c’est la traque aux sans-papiers. C’est très fréquent que les inspecteurs sortent avec les travailleurs menottés, emmenés au poste comme si c’étaient eux les coupables. Ce n’est pas du tout l’entreprise qui a fait pression sur les prix, ce sont les salariés. Par ailleurs, la prise de confiance des salariés dans le mouvement syndical est encore entravée puisque le syndicat est identifié, souvent à raison, avec l’inspection du travail, les contrôleurs qui sont là pour les renvoyer et les punir.
Il y a ensuite des éléments propres à ce secteur économique. Les charges sociales ne sont jamais payées. Lorsque les salariés font valoir leurs droits, généralement l’entreprise met très peu de temps à tomber en faillite et va ouvrir à nouveau une autre entreprise, une autre raison sociale, afin de pouvoir recommencer à accumuler des dettes, jusqu’au dépôt de bilan, jusqu’à la faillite.
De leur côté, les salariés ne récupèrent pas leurs billes. C’est le bilan de ce qui se passe dans le domaine du bâtiment. C’est un secteur où on réalise le mieux ce qui se passe. En tous les cas, si on a les yeux ouverts, on peut voir ce qui se passe. Il y a une pression constante par le biais la mise en concurrence des salariés. Cette mise en concurrence est combinée avec une restructuration de la production, l’externalisation des tâches et la crise dans l’UE (Union européenne) qui fait que l’on a des salariés sans droits, fourni sur un plateau aux patrons de ce pays. Dans le domaine du bâtiment, il y aura une bataille syndicale au début de l’année prochaine [2012]. Mais cette bagarre a un arrière-plan. Et l’arrière plan, c’est la mise en concurrence généralisée qui permet une pression totale et constante, mais qui n’est jamais reconnue comme telle par le mouvement syndical ou les autorités.
(3 décembre 2011)
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