«Les révoltes ouvrières perdurent». «Y être attentif» est décisif pour «un projet émancipateur»

 En 2000, les Cellatex menacent de faire exploser l'usine

En 2000, les Cellatex menacent de faire exploser l’usine

Par Xavier Vigna

Le 17 septembre, Emmanuel Macron, qui prétendait dénoncer des situations insupportables, a évoqué des ouvrières des abattoirs Gad souvent «illettrées» et démunies de tout permis de conduire. Ce parfait représentant des «ours savants de la social-démocratie» jadis vomis par Aragon ignore manifestement que les abattoirs embauchent plutôt une main-d’œuvre masculine et s’autorise une condescendance typique des élites, qui n’ont eu de cesse depuis deux siècles de faire de la classe ouvrière un monde fruste et menaçant. En octobre 2013 pourtant, les salariés de Gad de Lampaul-Guimiliau dans le Finistère ont tenté de convaincre leurs collègues de Josselin, dans le Morbihan, de les soutenir et d’arrêter le travail. Or, plutôt que de se joindre à leur mouvement, ils les repoussèrent violemment. Ces scènes proprement tragiques illustrent que la désindustrialisation, qui attise en France les révoltes ouvrières, peut aussi déboucher sur une espèce de lutte de tous contre tous dans une large indifférence.

Car les contestations ouvrières contemporaines présentent deux visages radicalement différents. Dans les pays en pleine industrialisation rapide, les ouvriers (ils sont environ 400 millions en Chine) s’opposent avec une intensité croissante à une exploitation éhontée, opérée par des patrons locaux qui ne sont que les sous-traitants de firmes internationales, souvent occidentales: ainsi, la main-d’œuvre chinoise, notamment dans l’industrie électronique, aurait conduit plusieurs dizaines de milliers de grèves en 2010; la même année, un conflit impliquant 800’000 ouvrières et ouvriers embauchés dans plus de 700 entreprises textiles du Bangladesh portait sur le relèvement de salaires dérisoires et une amélioration des conditions de travail. Pourtant, l’effondrement d’un immeuble abritant des ateliers de confection dans la banlieue de Dacca en avril 2013, provoquant 1127 morts au moins et plus d’un millier de blessés, a montré que les donneurs d’ordre (mais aussi les consommateurs) occidentaux s’accommodent parfaitement de cette exploitation, qui entraîne par ricochet la disparition de l’industrie textile dans les pays européens.

De ce fait, les mobilisations ouvrières en France depuis une trentaine d’années entendent essentiellement s’opposer à des licenciements, maquillés sous le nom de plan social ou de restructurations. Les salariés et leurs organisations syndicales interpellent alors les pouvoirs publics et recourent à la justice afin de tenter de retarder les fermetures, d’améliorer les conditions de départ, voire de faire condamner les entreprises pour licenciements abusifs. De telles actions ont été entreprises par les salariés de Molex (connectique) à Villemur-sur-Tarn à partir de 2008, ou ceux de Continental (pneumatique) à Clairoix en 2009. Mais ces procédures judiciaires s’étirent sur plusieurs années et de fait rendent presque impossible une mobilisation prolongée; par ailleurs, les entreprises, quand elles sont condamnées après une fermeture ou des licenciements abusifs, ne réembauchent pas les ouvriers.

En outre, les révoltes sont encore plus vives quand elles s’opposent à des faillites frauduleuses. Il faut lire et relire l’admirable roman de François Bon Daewoo pour mesurer l’invraisemblable complaisance des autorités françaises envers le dirigeant du groupe coréen, naturalisé en 1987 et responsable principal du scandale. En janvier 2003, les ouvriers de l’usine de Mont-Saint-Martin à proximité de Longwy, licenciés depuis l’automne, menacent alors de verser dans un affluent de la Meuse des acides fluorhydriques et chlorhydriques. Le même mois, 830 salariés de Metaleurop à Noyelles-Godault, après que l’entreprise a littéralement été pillée par l’actionnaire suisse, jettent dans un canal des engins de terrassement et divers matériels. Le gouvernement Raffarin, et notamment François Fillon, alors ministre des Affaires sociales, ont multiplié les rodomontades mais n’ont évidemment rien fait. Souvent, ces accès de désespoir recourent à des actions radicales: occupation des locaux, séquestrations des dirigeants, mais aussi menace de faire exploser l’usine (à la Cellatex à Givet dans les Ardennes en 2000) et chantage environnemental. Mais cette arme est à double tranchant: car la menace s’émousse quand elle se banalise. Surtout, en jouant sur la conscience environnementale croissante de la population, les ouvriers courent le risque d’être davantage stigmatisés. Et pourtant, qui ne voit que ces ouvriers, littéralement désespérés, le temps d’une menace ou d’un accès de violence, tentent de ranimer la vieille question sociale? Et ce, non pour attirer la commisération ou amoindrir le malheur, mais seulement pour exercer leur métier et travailler?

Ainsi, les révoltes ouvrières perdurent. Y être attentif et les soutenir continue d’être, aujourd’hui comme depuis deux siècles, la pierre de touche de tout projet authentiquement émancipateur. (Pour information, tribune publiée dans Libération du 10 octobre 2014, p. 20-21)

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Xavier Vigna est maître de conférences en histoire contemporaine à l’Université de Bourgogne. Son dernier ouvrage: Les Ouvriers dans la France des usines et des ateliers (1880-1980), Les Arènes, 2014.

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