Par Michel Husson
Durant les années 1990, un phénomène décisif s’est produit avec l’entrée sur le marché mondial de la Chine, de l’Inde et de l’ancien bloc soviétique, qui a conduit à un doublement de la force de travail confrontée à la concurrence sur le marché mondial [1].
Les données de l’OIT[2] permettent une estimation du salariat à l’échelle mondiale. Dans les pays « avancés », il a progressé d’environ 20 % entre 1992 et 2008, puis stagne depuis l’entrée en crise. Dans les pays « émergents », il a augmenté de près de 80 % sur la même période (graphique 1).
On retrouve le même type de résultat, encore plus marqué, pour l’emploi dans l’industrie manufacturière : entre 1980 et 2005, la main-d’œuvre industrielle a augmenté de 120 % dans les pays « émergents », mais baissé de 19 % dans les pays « avancés »[3].
Le même constat ressort d’une étude récente du FMI[4] qui calcule la force de travail dans les secteurs exportateurs de chaque pays. On obtient une estimation de la force de travail mondialisée, celle qui est directement intégrée dans les chaînes de valeurs globales. La divergence est encore plus marquée : entre 1990 et 2010, la force de travail globale ainsi calculée a augmenté de 190 % dans les pays « émergents », contre 46 % dans les pays « avancés » (graphique 2).
Graphique 1
Le salariat mondial
Base 100 en 1992. Source : OIT
Graphique 2
La force de travail mondialisée
Base 100 en 1990. Source : FMI
La mondialisation conduit donc tendanciellement à la formation d’un marché mondial et aussi à celle d’une classe ouvrière mondiale dont la croissance se fait pour l’essentiel dans les pays dits émergents. Ce processus s’y accompagne d’une tendance à la salarisation de la force de travail. Le taux de salarisation (la proportion de salariés dans l’emploi) augmente de manière continue, passant de 33 % à 42 % au cours des 20 dernières années. On vérifie également que cette tendance est plus marquée pour les femmes (graphique 3).
Graphique 3
Taux de salarisation dans les pays « émergents »
La dynamique de l’emploi dans le monde est illustrée par le graphique 4 et peut être résumée ainsi : quasi-stabilité ou faible progression de l’emploi dans les pays « avancés », augmentation seulement dans les pays « émergents » : +40 % entre 1992 et 2012, avec salarisation accrue (salariat : +76 %, autres emplois : +23 %).
Graphique 4
Répartition de la force de travail mondiale
Pour l’année 2012, les données de l’OIT conduisent à la répartition suivante de l’emploi mondial en milliards :
Emploi dans les pays « avancés » |
0,47 |
Emplois salariés dans les pays « émergents » |
1,11 |
Autres emplois dans les pays « émergents » |
1,55 |
Emploi mondial |
3,13 |
Cette classe ouvrière mondiale est extraordinairement segmentée, en raison d’écarts de salaires considérables, mais sa mobilité est limitée alors que les capitaux ont obtenu une liberté de circulation à peu près totale. Dans ces conditions, la mondialisation a pour effet de mettre potentiellement en concurrence les travailleurs de tous les pays. Cette pression concurrentielle s’exerce aussi bien sur les salariés des pays avancés que sur ceux des pays émergents et se traduit par une baisse tendancielle de la part des salaires dans le revenu mondial (Graphique 5).
Graphique 5
Part des salaires dans le revenu mondial 1970-2010
En % du PIB. Calculs propres à partir de Stockhammer, 2013 [5].
Moyenne des pays suivants :
Allemagne, Australie, Autriche, Belgique, Canada, Danemark, Etats-Unis, Espagne, Finlande, France, Irlande, Italie, Japon, Pays-Bas, Royaume-Uni, Suède.
Argentine, Brésil, Chili, Chine, Costa Rica, Kenya, Mexique, Namibie, Oman, Panama, Pérou, Russie, Afrique du Sud, Corée du Sud, Thaïlande, Turquie.
Note hussonet n° 64, 18 décembre 2013
[1] Richard Freeman, « China, India and the Doubling of the Global Labor Force: Who Pays the price of Globalization? », The Globalist, Juin 2005.
[2] ILO, Key Indicators of the Labour Market (KILM)
[3] John Smith, « Imperialism and the Law of Value », Global Discourse [Online], 2: I, 2011.
[4] FMI, Jobs and growth: analytical and operational considerations for the Fund, Mars 2013.
[5] Engelbert Stockhammer, « Why have wage shares fallen? », ILO, Conditions of Work and Employment Series No. 35, 2013.
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Cambodge. Les travailleurs du textile contre le patronat
et le gouvernement
Cela fait des semaines déjà que les ouvriers du textile sont mobilisés pour réclamer des meilleures conditions de travail et surtout des augmentations significatives de leurs salaires de misère. Mais depuis le 2 janvier 2014, l’ambiance n’est plus celle des marches de protestation paisibles. Le mouvement se radicalise.
Ce vendredi matin, 3 janvier 2014, plusieurs milliers de grévistes ont bloqué une route devant leurs usines, certains armés de bâtons, de pierre et de cocktails Molotov pour affronter la police, venue en force. D’autres ont mis le feu à des barricades.
La police a fini par tirer directement sur les manifestants. Au moins trois personnes sont mortes et une dizaine d’autres auraient été gravement blessées, selon les associations de défense des droits de l’homme. La police militaire dit craindre une situation anarchique: «Nous étions inquiets pour la sécurité, a dit un porte-parole, alors nous devions réprimer la manifestation.»
Pour la Ligue cambodgienne des droits de l’homme, il s’agit des «plus graves violences commises contre des civils depuis 15 ans au Cambodge». Déjà en novembre 2013, une femme est morte d’une balle en marge des manifestations.
Au cœur des revendications des quelque 650’000 ouvriers du textile, une hausse du salaire de 80 à 160 dollars par mois. La promesse du gouvernement de le porter à 95 dollars, dès avril 2014, n’a pas suffi à calmer les esprits.
Le textile, un secteur clé pour l’économie cambodgienne
Le textile emploie 650’000 ouvriers dont 400’000 travaillent indirectement pour les grandes marques internationales. Face aux revendications salariales qui montent, le gouvernement a promis d’augmenter de 80 à 95 dollars par mois le salaire minimum en avril prochain.
Insuffisant, estiment les syndicats. Mais après des mois de lutte parfois violente les ouvriers du textile du Bangladesh ont obtenu un salaire minimum de 68 dollars par mois seulement. C’est dire l’enjeu de cette revendication pour la compétitivité de l’économie cambodgienne dont près de 90% des exportations reposent sur le textile et la chaussure.
Un gros tiers part pour les Etats-Unis et presque autant pour l’Europe. Mais pour faire tourner son industrie textile, le Cambodge doit importer de Chine la quasi-totalité du tissu et des fils. Par ailleurs, l’industrie cambodgienne peine à se diversifier. Elle commence à exporter du caoutchouc, mais aussi du riz décortiqué dont la France est le principal acheteur devant la Pologne. Enfin, avec l’implantation récente d’usines taïwanaises, le Cambodge est devenu le deuxième exportateur de vélos vers l’Union européenne.
Le soutien de l’opposition
L’opposition, avec son chef de file Sam Rainsy, s’est faite le porte-parole des grévistes et critique l’intervention musclée des forces de l’ordre comme une tentative inacceptable de casser non seulement une grève ouvrière, mais aussi un mouvement démocratique naissant.
Depuis quelques semaines et avec un certain succès, l’opposition tente de récupérer le mouvement des ouvriers du textile, dans le but notamment de monter un front commun contre le pouvoir en place. Sam Rainsy veut forcer la chute du gouvernement du Premier ministre Hun Sen en poste depuis 1985.
Son parti, le Parti du Sauvetage national du Cambodge, manifeste tous les jours dans la capitale. Les opposants exigent des élections anticipées. Pour eux, le scrutin de juillet 2013 a été entaché de fraudes massives. Depuis, ses députés boycottent d’ailleurs la nouvelle Assemblée nationale.
Actuellement, les ouvriers du textile se retrouvent donc en première ligne d’une contestation politique qui dépasse largement leurs revendications syndicales. (RFI, le 3 janvier 2014)
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La police tire sur les ouvriers des arrière-boutiques
de H&M, GAP, Nike…
Par Arnaud Vaulerin, envoyé spécial à Siem Reap
La police a ouvert le feu à Phnom-Penh sur une manifestation d’ouvriers du textile. Mobilisés depuis une semaine, ils réclament une augmentation de salaire.
La mort d’au moins trois manifestants hier à Phnom-Penh a sérieusement aggravé la crise sociale et politique qui couve depuis six mois au Cambodge. La police a ouvert le feu sur des employés du secteur textile qui manifestaient pour obtenir un doublement de leur salaire mensuel (de 80 à 160 dollars), tuant au moins trois personnes et en blessant une dizaine d’autres. Les forces de l’ordre, qui sont intervenues de manière musclée pour lever le blocus d’une route du sud de la capitale, ont également procédé à l’arrestation de plusieurs manifestants.
La veille, la tension était déjà montée d’un cran quand des soldats avaient fait irruption sur le site d’une usine de la banlieue de Phnom-Penh occupée par des ouvriers en grève. D’autres échauffourées se sont produites entre forces de sécurité et manifestants sur des routes et aux abords d’usines de confection.
Ces affrontements, considérés par des syndicalistes et des représentants d’ONG des droits de l’homme comme les plus graves depuis les grèves du printemps 2013, ont opposé des dizaines de milliers de manifestants et des forces policières et militaires sur les nerfs redoutant l’installation de «l’anarchie», selon les mots d’un porte-parole de l’armée. La Ligue cambodgienne des droits de l’homme a d’ailleurs dénoncé le recours «sans précédent des commandos d’élite de l’Unité 911» qui «révèle une nouvelle et inquiétante tactique des autorités pour écraser des manifestations plutôt calmes».
La confection textile, qui emploie 500’000 employés au Cambodge répartis dans quelque 400 usines, est un secteur crucial qui a rapporté plus de 5 milliards de dollars en 2013. Il assure, avec le tourisme, la survie économique du pays et en représente 80% des exportations. Ces usines sont les arrière-boutiques des grandes marques Uniqlo, Gap, H&M, Nike, etc. Depuis plusieurs années, le Gouvernement Hun Sen a tout fait pour encourager ces compagnies étrangères à investir au Cambodge, promettant main-d’œuvre bon marché et ouvriers dociles. Il a créé des zones économiques spéciales pour faciliter leur installation. Mais aujourd’hui, les employés, confrontés à une hausse des matières premières et des prix, veulent profiter des retombées du système. Ils ont demandé un doublement des salaires, mais le gouvernement a proposé une hausse de 25 dollars, fixant à 100 dollars le salaire mensuel.
Jeudi, six syndicats du secteur avaient fixé un ultimatum de quarante-huit heures au Ministère du travail et à l’association des fabricants de textile du Cambodge pour reprendre des négociations salariales, faute de quoi ceux-ci feraient face à «des manifestations de masse et des marches dans tout le pays», selon Morm Nhim, président du syndicat de la Fédération nationale du textile.
Profonde crise politique
Ces événements sociaux s’ajoutent à une profonde crise politique. Depuis les législatives de juillet, l’opposition conteste la victoire de l’inoxydable Hun Sen, au pouvoir depuis 1985. Faisant état de fraudes, le Parti du sauvetage du Cambodge (CNRP), dirigé par Sam Rainsy, demande l’annulation du scrutin et l’organisation de nouvelles élections dont ne veut pas entendre parler Sen. Le CNRP a d’ailleurs annulé une rencontre qu’il devait avoir avec le Parti du peuple cambodgien (PPC) de Sen pour tenter de trouver une issue à une crise qui s’éternise. Et qui prend de plus en plus un tour violent. (Article publié dans le quotidien français Libération du 4-5 janvier 2014, p. 23)
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