Par Iman Husain*
Diana Siam, une jeune femme de 22 ans de la ville de Gaza, s’est souvenue pour la première fois qu’elle n’avait pas eu ses règles en novembre. Elle a d’abord mis cela sur le compte de la vie sous les bombardements israéliens et de la nécessité de trouver sans cesse un nouvel endroit où vivre. Mais elle a finalement dû se rendre à l’évidence: alors qu’elle s’efforçait de s’occuper de son fils de 16 mois, elle allait avoir un autre bébé.
Diana Siam est actuellement réfugiée dans une petite maison surpeuplée avec 20 autres personnes à Rafah, une ville du sud de Gaza, région qui compte plus de 1,5 million de Palestiniens déplacés. Elle n’a pas d’intimité, dit-elle, ni le soutien de sa mère, qui vit dans une autre zone totalement inaccessible en raison des bombardements incessants. Alors que la famine commence à s’installer, Siam et son mari ne survivent qu’avec des boîtes de conserve. Même s’ils trouvent des produits frais, ils sont si chers que le couple ne peut pas se permettre de les acheter. Siam raconte que son bébé pleure désormais «la plupart du temps» à cause de la faim, alors que son lait maternel se tarit.
«Je me suis sentie très en colère parce que ce n’est pas le bon moment pour être enceinte», dit Siam. «Et j’ai déjà un bébé. Il sera très difficile de s’occuper de deux enfants dans cette situation.»
Lors de sa première grossesse, Siam a reçu les soins prénataux que toute personne enceinte est en droit d’attendre. Mais aujourd’hui, le système de santé de Gaza est à bout de souffle, ce qui rend l’accès aux soins de santé reproductive essentiels quasiment impossible. L’hôpital Al-Helal Al-Emirati (Rafah) est le seul hôpital doté de services de maternité et d’obstétrique qui restent opérationnels dans le sud et le centre de la bande de Gaza. (Dans le nord de Gaza, aucun hôpital n’est fonctionnel dans ce domaine.)
Selon le ministère de la Santé de Gaza, près de 60 000 femmes palestiniennes enceintes souffrent de malnutrition et de déshydratation. Pendant ce temps, Israël continue de refuser arbitrairement l’entrée effective de camions remplis de fournitures essentielles, notamment des anesthésiques, des kits de maternité, des systèmes de filtration de l’eau et des bouteilles d’oxygène.
«C’est la situation la plus difficile à laquelle j’ai été confrontée», déclare Siam. «D’habitude, je fais des analyses de sang et je vois le bébé à l’échographie. Mais aujourd’hui, tout est devenu impossible dans ma vie.»
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Les femmes et les enfants subissent de plein fouet les conséquences de la guerre. Sur les plus de 30 000 Palestiniens tués depuis le 7 octobre, 13 000 sont des enfants et 9000 des femmes (Reuters, 8 mars 2024). Selon l’Office de secours et de travaux des Nations unies pour la Palestine, on estime à 37 le nombre de mères tuées chaque jour par Israël.
Quelque 32 000 Palestiniens et Palestiniennes ont été tués depuis le 7 octobre, sur les 74 000 blessés, environ 13 000 sont des enfants et 9000 des femmes. Selon l’Office de secours et de travaux des Nations unies pour la Palestine (UNRWA), on estime à 37 le nombre de mères tuées chaque jour par Israël.
Si l’impact durable des opérations militaires génocidaires israéliennes est difficile à appréhender, la catastrophe qu’elle provoque aujourd’hui en matière de santé génésique [santé sexuelle et reproductive] n’est que trop réelle. Le bombardement et le blocus de Gaza ont créé un paysage d’enfer dans lequel les grossesses, les naissances et la parentalité sans risque sont devenues totalement irréalisables. L’Afrique du Sud a fait valoir dans son réquisitoire contre Israël devant la Cour pénale internationale que la restriction des naissances est en soi une tactique génocidaire.
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L’ampleur de la crise exige une réponse de la part de tous les habitant·e·s de la planète. Mais la complicité inégalée de l’administration Biden dans cette crise signifie que les institutions états-unienne – en particulier les organisations de défense de la justice reproductive – ont une obligation particulière de s’exprimer. L’inconsistance permanente des organisations qui prétendent se préoccuper des droits reproductifs – face à un outrage aussi violent – risque de laisser une tache durable sur l’héritage du mouvement pour la justice reproductive.
«Si une mère meurt en laissant ses enfants, ces derniers ne s’en sortiront pas bien, tant sur le plan économique que sur celui de la santé», déclare la Dresse Deborah Harrington, obstétricienne consultante et spécialiste de la médecine fœtale et maternelle. «C’est ce qui ressort de toutes les études. Il s’agit non seulement d’un traumatisme terrible, mais aussi d’un impact sur ces enfants pour le reste de leur vie.»
Deborah Harrington s’est rendue à Gaza avec Medical Aid for Palestinians fin décembre 2023. Elle a travaillé deux semaines à l’hôpital Al-Aqsa (dans le centre de Gaza), où elle a été choquée de voir le nombre de femmes et d’enfants blessés qui remplissaient les salles surpeuplées. Les hôpitaux sont débordés par le nombre de femmes enceintes qui arrivent pour se faire soigner, dit-elle, et des milliers d’autres ont besoin de soins médicaux mais ne peuvent y accéder.
Le trajet à travers les zones entourant les hôpitaux est périlleux. La plupart des femmes accouchent à la tombée de la nuit, lorsque les bombardements s’intensifient. Même si elles sont assez courageuses pour s’aventurer hors de leurs abris, les femmes ont du mal à trouver des moyens de transport. Il n’y a pas d’ambulance pour apporter de l’aide ou presque pas de moyen d’en appeler une, étant donné la destruction par Israël de l’infrastructure de télécommunications de Gaza.
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Mais même dans ces circonstances, les bébés n’attendent pas. Faute de temps et d’autres options, les femmes sont contraintes d’accoucher dans la rue et dans des abris de fortune. Certaines ont recours à l’accouchement à l’intérieur des voitures pour conserver un semblant d’intimité et de dignité, explique la Dresse Deborah Harrington. Et la situation n’est guère meilleure même si les femmes parviennent à se rendre à l’hôpital. La surpopulation est cauchemardesque et les femmes affluent dans les couloirs, accouchant parfois dans des lits déjà imprégnés du sang des accouchements précédents.
«Les hôpitaux étaient déjà débordés», explique la Dresse Amber Alayyan, responsable des activités médicales de Médecins sans frontières (MSF). «S’ils étaient déjà surchargés, ils explosent aujourd’hui.»
Les difficultés se poursuivent après la naissance. Les nouveau-nés sont entassés dans des couveuses, car les besoins sont largement supérieurs à l’offre. L’accès au lait maternisé est limité et les mères qui ne peuvent se procurer de l’eau potable mélangent le lait maternisé en poudre avec du soda et des boissons énergisantes, explique Hiba Tibi, directrice de CARE International pour la Cisjordanie et la bande de Gaza. Le risque d’infection pour les mères et les bébés monte en flèche.
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Compte tenu des difficultés sans précédent auxquelles s’affrontent les femmes et les enfants palestiniens, il est indéniable qu’il s’agit d’une «crise de la justice reproductive».
Les principes de l’autonomie corporelle sont au cœur du champ de la justice reproductive. Ils comprennent le droit de contrôler son corps, d’être maître de son avenir et de décider d’avoir ou non des enfants. Mais sans accès aux ressources nécessaires pour satisfaire ne serait-ce que les besoins minimaux de la vie, y compris les soins de santé essentiels, le choix n’existe pas pour les femmes de Gaza. La notion de liberté de reproduction n’existe tout simplement pas.
«Ce qui se passe actuellement à Gaza est une punition collective», déclare la Dresse Roa Qato, gynécologue-obstétricienne membre du groupe Healthcare Workers for Palestine. «Cela affecte particulièrement la population vulnérable des femmes, car notre santé a des besoins particuliers.»
Si l’ampleur de la crise actuelle est sans précédent, il est important de reconnaître que le blocus israélien de la bande de Gaza, qui dure depuis près de deux décennies, a préparé le terrain. Depuis qu’Israël a imposé son siège en 2007, les habitants de Gaza n’ont pas de réelle liberté de mouvement, ce qui affecte tous les aspects de la vie, y compris la santé. Les patients qui ont besoin de soins médicaux spécialisés non disponibles dans la bande de Gaza – y compris de la radiothérapie pour le traitement du cancer – doivent faire des pieds et des mains pour obtenir l’autorisation des autorités israéliennes de quitter la bande de Gaza et de recevoir un traitement. Des centaines d’entre eux sont morts dans l’attente de cette autorisation. Par ailleurs, les médecins et autres professionnels de la santé de Gaza qui espéraient quitter temporairement la bande de Gaza pour suivre une formation médicale complémentaire ont souvent essuyé un refus.
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Il y a quelques années, plus de la moitié des femmes enceintes de Cisjordanie et de Gaza étaient anémiques, un taux qui ne peut qu’augmenter étant donné qu’actuellement, plus de 90% des femmes enceintes et allaitantes de Gaza sont confrontées à une grave détresse alimentaire. Selon CARE International, le taux de fausses couches chez les femmes a grimpé en flèche de 300%. L’accès aux médicaments couramment utilisés en obstétrique pour traiter ces problèmes – par exemple, la progestérone, une hormone qui aide les femmes à maintenir leur grossesse, et l’ergométrine, qui est administrée pour arrêter les saignements excessifs lors des accouchements et des avortements – n’a pas été assuré à Gaza pendant des années. Aujourd’hui, il est pratiquement impossible de s’en procurer.
«Si une femme fait une hémorragie pendant l’accouchement et qu’elle est déjà anémique, elle n’a pas de réserves», explique la Dresse Deborah Harrington. «Et si vous n’avez pas les médicaments vitaux pour arrêter cette hémorragie, vous ne pouvez pas arrêter le saignement.» Elle ajoute que, pour cette raison, davantage d’hystérectomies d’urgence, au cours desquelles les médecins doivent retirer entièrement l’utérus pour sauver la vie de la patiente, sont pratiquées dans les circonstances les plus désastreuses.
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Il est difficile d’imaginer comment les organisations médicales et de justice reproductive aux Etats-Unis ont pu être aussi passives dans le contexte de ces horreurs inimaginables. Les principes auxquels ces organisations prétendent tenir tant, notamment l’accès aux soins de santé génésique de base et aux ressources nécessaires pour jouir d’une véritable autonomie corporelle, sont systématiquement détruits à Gaza, mais leurs voix se font discrètes. Planned Parenthood (ONG de planning familial fondé en 1916 aux Etats-Unis), notre soi-disant champion du droit de choisir, a regardé en silence la situation après avoir publié une banale déclaration. Même les organisations qui mettent l’accent sur l’intersectionnalité dans le cadre de la justice reproductive, comme SisterSong, viennent tout juste d’appeler à un cessez-le-feu après que les membres du conseil d’administration ont démissionné en signe de protestation. Le American College of Obstetricians and Gynecologists, qui a récemment été critiqué pour avoir fait des dons politiques à des candidats qui restreignent l’accès à l’avortement, a refusé de répondre aux préoccupations de nombreux médecins qui l’ont exhorté à s’exprimer.
«Les organisations de ce pays doivent être à l’avant-garde de la défense de la justice en matière de soins de santé, en particulier dans la situation actuelle à Gaza», déclare la Dresse Roa Qato. «Nous ne sommes pas de simples spectateurs. Nos impôts financent et soutiennent activement cette situation [aide militaire au gouvernement Netanyahou et à l’armée], au lieu de financer des soins de santé universels ou des centres d’accouchement sûrs ici aux Etats-Unis. C’est pourquoi cela concerne chaque Américain.»
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En mettant cette question à l’ordre du jour, en exhortant les responsables politiques à soutenir un cessez-le-feu immédiat et permanent et en reconnaissant le fait que la lutte pour les droits génésiques aux Etats-Unis est inextricablement liée à la lutte des femmes palestiniennes, peut-être que ces puissantes organisations, qui ont accès à des ressources importantes, qui disposent d’une large audience et d’une capacité de faire pression sur les responsables politiques au nom de la justice génésique, pourraient apporter un soutien réel et concret. La simple vérité est qu’au lieu de cela, elles ont abandonné les femmes palestiniennes et les femmes enceintes.
«Nous devrions avoir honte de tolérer que des femmes souffrent ainsi», déclare la Dresse Deborah Harrington. «Un cessez-le-feu complet et durable est la seule solution. L’acheminement de l’aide humanitaire, des fournitures médicales et des équipes, ainsi que le rétablissement du fonctionnement des hôpitaux, sont tout simplement impossibles sans un cessez-le-feu.»
Avec un cessez-le-feu, des centaines de camions d’aide bloqués par les restrictions israéliennes pourraient entrer dans la bande de Gaza. Les zones entourant les hôpitaux qui dispensent des soins de maternité ne seraient plus sous la menace quasi constante des bombardements, des tirs d’obus et des fusillades, comme c’est le cas actuellement. Des équipes de professionnels de la santé pourraient contribuer à rétablir l’accès aux soins médicaux essentiels, qui sont de plus en plus rares.
Mais sans aucune intervention dans la crise actuelle, les femmes enceintes de Gaza, comme Diana Siam, doivent faire face à un avenir incertain pour elles-mêmes et leurs bébés.
Diana Siam souhaite savoir si son bébé est un garçon ou une fille et prie pour que son enfant soit en bonne santé. «J’espère que la situation changera bientôt et que la guerre s’arrêtera pour que nous puissions reprendre notre vie quotidienne, vivre comme nous le souhaitons», dit-elle. (Article publié par l’hebdomadaire The Nation, le 21 mars 2024; traduction rédaction A l’Encontre)
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* Iman Husain est journaliste, écrivaine, travaillant entre autres pour l’hebdomadaire états-unien The Nation.
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