Par Jaime Pastor
«Il faut renouveler l’air, ça sent le mort!», El Roto
En effet, ainsi que le diagnostique avec justesse le dessinateur lucide d’El País, le mal nommé «débat sur l’état de la nation» [suite au discours de Rajoy, le secrétaire du PSOE Pedro Sanchez et le secrétaire de Podemos Pabro Iglesias ont fait des contre-rapports sur l’état de la nation] a été en cette occasion un spectacle perçu par une majorité de la société comme le dernier acte d’un Parlement dont la représentativité s’est détériorée de manière accélérée depuis que les dernières élections européennes [du 25 mai 2014] annoncèrent le début de la fin du bipartisme dynastique. Le slogan déjà ancien «ils ne nous représentent pas» occupe à nouveau «l’inconscient» collectif de cette institution, conjugué avec le fantôme de Podemos et, depuis lors, celui de Ciudadanos qui commence à se frayer un chemin avec l’aide de certains médias au préjudice d’Union, progrès et démocratie (UpyD) et du Parti populaire (PP).
Mariano Rajoy commença [le 24 février] par développer sa vision idyllique de la réalité économique et sociale espagnole, recourant au fétiche de la «croissance économique» et à l’euphémisme de la «reprise», souhaitant occulter que nous payons toujours le «sauvetage» bancaire et que nous nous trouvons à la tête des pays de l’Eurozone quant au degré d’inégalités, laquelle a approfondi ses politiques d’austérité au cours des dernières années. Outre cet optimisme intéressé, Rajoy consacra à peine deux minutes à la corruption et manifesta à nouveau sa disposition à recourir au fondamentalisme constitutionnel face au défi catalan. Mais, comme nous sommes en période préélectorale, il fit les promesses de rigueur, y compris celle concernant la création de trois millions d’emplois, le soutien de secteur comme celui de l’automobile ou des infrastructures ainsi que plusieurs clins d’œil à la prétendue classe moyenne qui continue à refuser de reconnaître que l’ascenseur social a cessé de fonctionner.
Non ne devons pas sous-estimer, malheureusement, l’intense travail propagandiste réalisé par des médias – telle qu’une télévision publique toujours plus dégradée – pour que le récit intéressé selon lequel «nous sommes en train de sortir de la crise» passe progressivement au sein d’une population qui se situe au sein de la catégorie «l’électeur économique» et qui aspire à voir la fin du tunnel. Cette illusion, doublée de la mobilisation de la base électorale de Rajoy au moyen de la crainte soulevée par Podemos et la défense de l’unité de l’Espagne, pourrait contribuer à ce que le PP se maintienne comme premier parti au niveau de l’Etat dans les sondages.
Pedro Sánchez fit ses débuts comme porte-parole du PSOE pour faire une critique documentée des ravages sociaux provoqués par le gouvernement du PP, oublieux du rôle de Rodríguez Zapatero depuis mai 2010 sur le chemin de servitude volontaire aux pouvoirs financiers, à Merkel et à la Troïka, ainsi que des accords qu’il a soutenus entre le PP et le PSOE. Parmi ceux-ci, le plus lamentable est celui qu’il signa – avec pour prétexte les attentats de Paris – sur une nouvelle réforme «antiterroriste» qui, outre l’élargissement de la liste des personnes à inclure dans une prétendue théorie de la «coresponsabilité indirecte», ajoute la peine de «prison à perpétuité révisable», laquelle, ainsi que l’a dénoncé José Luis Díez Ripollés, «est une réclusion perpétuelle et des plus dures» [1].
Quels que soient les efforts réalisés par le leader du PSOE, Pedro Sanchez, pour adopter un profil social et malgré le soutien dont il bénéficie de la part du groupe PRISA [2] pour améliorer sa position dans des sondages «cuisinés» à son goût, le poids mort du passé et la présence en coulisses de la «vieille garde» – de Felipe González et d’Alfredo Rubalcaba –, sans oublier la pression provenant de Susana Díaz [3], l’aideront difficilement à gagner de la crédibilité comme alternative de gouvernement face au PP.
Une influence qui, certes, s’est fait remarquer par la défenestration par la voie directe du dirigeant du PSOE de Madrid, Tomás Gómez [4], pour lequel nous n’éprouvons aucune sympathie, sans que soit justifié pour autant – ainsi l’a défendu sans vergogne Felipe González dans un article récent – que l’on ignore toutes les règles de la démocratie interne au nom d’attentes électorales incertaines [4]. Plus encore lorsque, plus tard, Pedro Sánchez n’osa pas suspendre en tant que parlementaires Chaves et Griñán.
Quoi qu’il en soit, les élections andalouses du 22 mars seront le premier test illustrant ce que pourrait être la nouvelle carte politique. Il s’agira de constater jusqu’à quel point la décision de Susana Díaz d’avancer les élections lui permettra de réunir la force suffisante pour se maintenir au gouvernement, bien que cela soit à partir d’un soutien extérieur à Izquierda Unida et, ce qui sera plus difficile, animer la remontée d’un PSOE à l’échelle de l’Etat, alors que la direction souhaite la maintenir sous sa tutelle.
Quant à Alberto Garzón [dirigeant d’Izquierda Unida], il faut reconnaître qu’il fit un discours critique, bien travaillé et incisif, qui unissait la condamnation de la corruption et l’ébauche de propositions concrètes telles que celles de la garantie du travail et de la création d’un million de postes de travail liés à la mise sur pied d’une autre modèle productif et d’une feuille de route alternative à celle imposée par l’Eurozone. Son discours ne manqua pas de rejeter les privatisations, comme celle de l’AENA [entité en charge de la gestion des aéroports d’intérêt général de l’Etat espagnol], l’Etat policier en marche (loi muselière [5] et pacte antidjihadiste), et n’a pas manqué de souligner la solidarité avec le peuple grec et la proposition d’un «grand accord européen sur la dette».
Le problème avec Izquierda Unida est, à nouveau, celui de la crédibilité que cette formation peut avoir comme alternative face à la «caste» alors qu’elle continue par être traversée de conflits internes trouvant sa source dans les scandales comme celui des cartes de crédit de Bankia ainsi qu’en raison des différentes alliances qu’elle a maintenues avec le PSOE en Andalousie ou avec le PP en Estrémadure. A cela s’ajoute le départ du secteur emmené par Tania Sánchez dans la Communauté de Madrid, lequel a contribué à aggraver sa crise d’identité. Il ne semble pas que la nouvelle image que représente Alberto Garzón suffise à contrecarrer l’effet Podemos.
Il était manifeste que le grand absent du Parlement était Pablo Iglesias. Sa décision d’offrir une intervention alternative autour du thème de «l’autre état de la nation» avant que ne se termine le débat était donc pertinente. Le discours du leader de Podemos [donné dans le théâtre du Círculo de Bellas Artes à Madrid] fut long et dense, aborda de nombreux thèmes d’actualité politique. Parmi ceux-ci: la dénonciation de l’emploi précaire, de l’appauvrissement de millions de personnes et de l’enrichissement du 1%; le refus de la tyrannie de la dette et la proposition de la restructuration de cette dernière; le pari sur les énergies renouvelables, l’économie verte et le bien commun ainsi qu’en faveur de la recherche, du développement et de l’innovation; une critique du système des soins, préjudiciable pour les femmes; un plan de sauvetage citoyen, une loi organique du droit au logement, une réforme adéquate du système fiscal; une dénonciation du système de corruption comme forme de gouvernement, l’urgence d’un changement de modèle productif et la défense d’un «patriotisme des gens» face aux faux patriotiques qui placent leur argent en Suisse. Tout cela était conjugué avec la proposition qu’«en Europe il faut négocier, que l’on ne peut renoncer à encore plus de souveraineté».
Il n’est guère difficile de partager la plus grande partie du discours de Pablo Iglesias. Pas tant en raison de la nouveauté des propositions, dont la plupart sont semblables à celles défendues depuis longtemps par IU, mais surtout parce que, malgré le harcèlement médiatique et partidaire visant Monedero [membre du «noyau dur» de Podemos et accusé de n’avoir pas déclaré des gains en provenance du Venezuela, de l’Equateur et de Bolivie], la grande force de Podemos continue à résider dans le fait qu’il s’agit d’une formation outsider, propre de toute corruption et capable de maintenir l’espérance et la confiance nécessaires dans le fait qu’il est possible de «gagner» et d’appliquer ce programme rendant possible un «changement» qui implique de rompre effectivement avec le régime.
Les récentes élections internes à Podemos pour les directions à l’échelle des communautés autonomes ont en outre démontré que la pluralité au sein de ses organes de direction se fraye un chemin. Nous espérons que cela contribue à régler des accords et des désaccords qui seront très vraisemblablement transversaux en fonction des thèmes du débat et permette également le dépassement de la logique de blocs et aboutira à des pratiques de délibération et de décision collectives plus importantes.
Le succès de la Marche du changement du 31 janvier a également confirmé que beaucoup de cercles sont toujours vivants et disposés à maintenir la tension participative autant dans leur dimension territoriale respective que sectorielle [Podemos est composé de plusieurs centaines de cercles locaux – de localité ou de quartier – auxquels s’ajoutent des «cercles thématiques» tels que le programme économique, des secteurs professionnels, etc.].
Ainsi, l’implication dans un grand nombre de villages et de villes, entre autres certaines emblématiques comme Barcelone et Madrid, de candidatures d’unité populaire est aussi favorisée par le métissage avec d’autres secteurs issus du 15M, des mouvements sociaux et même de formations politiques en processus de recyclage. L’énorme effort d’élaboration programmatique à l’œuvre à ces niveaux, de même qu’à celui des communautés autonomes, pourrait aussi contribuer à compléter les axes principaux du discours que Podemos a développé jusqu’ici aux côtés d’autres plus liés aux différentes réalités locales. Peut-être qu’ainsi de vieilles polarisations au sujet de la démocratie face à l’efficacité, des activistes face aux experts ou à ce qui est urgent face à ce qui est important.
Malgré tout, certaines absences dans le discours de Pablo Iglesias appellent l’attention: il y eut à peine mention des immigré·e·s et de ce cimetière que continue à être la Méditerranée; il n’y a eu aucune référence à la contre-réforme de l’avortement que le gouvernement souhaite adopter, quoique atténuée; sans même parler du processus de paix dans le Pays basque toujours oublié (mentionné au Parlement par les représentants du Parti national basque-PNV et d’Amaiur-coalition de forces basques). Il a été fait mention de la défense du droit à décider pour critiquer la récente sentence du Tribunal constitutionnel sur la loi de consultation catalane et la journée du 9 novembre passé. Des questions qui figurent toutes à l’agenda politique, qui ne peuvent être ignorées et qu’il faudra assumer en nous efforçant de les résoudre à l’encontre du sens commun qui domine. Nous regrettons également le manque d’une référence explicite à ce qui est aussi en jeu ici, malgré les différences, avec l’épreuve de force vis-à-vis de la Grèce, que, sans doute, la droite et la majorité des médias vont tenter d’utiliser contre le «oui, nous pouvons rompre» avec l’autoritarisme à l’œuvre dans l’Eurozone.
En résumé, la campagne électorale a définitivement commencé: la fenêtre d’opportunité est toujours ouverte, mais on tentera de la fermer à partir d’en haut et par des forces jusqu’ici périphériques comme Ciudadanos. Il faudra consacrer, par conséquent, de plus grands efforts qu’au cours de l’année écoulée depuis l’irruption de Podemos pour que cette formation soit capable d’être à la hauteur de cette opportunité historique et ne pas décevoir les grands espoirs dont elle est le dépositaire. Nous devrons également le faire en cherchant à articuler le front électoral avec celui de la mobilisation sociale, qui est clé dans cette œuvre en commun qui devra se développer depuis les Conseils citoyens et les Cercles. (Tribune publiée le 27 février 2015 sur le site Vientosur.info. Traduction A l’Encontre)
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[1]http://www.eldiario.es/andalucia/Jose-Luis-Ripolles-Derecho-Penal_0_360114085.html
[2] Le groupe de multimédia PRISA est présent dans de nombreux pays, notamment d’Amérique Latine. Il possède le quotidien dit de référence El País, ainsi que 15% des actions de Le Monde. (Réd. A l’Encontre)
[3] Présidente de la Junte d’Andalousie, qui a provoqué des élections anticipées pour le 22 mars 2015 dans cette communauté autonome. (Réd. A l’Encontre)
[3] Tomás Gómez, secrétaire général du Parti socialiste madrilène depuis 2007, a été destitué le 11 février 2015 comme conséquence de l’enquête menée au sujet d’un «surcoût» de 41 millions d’euros dans les travaux du tramway d’une localité de la Communauté de Madrid dont il avait été le maire. (Réd. A l’Encontre)
[4] Felipe González, Madrid: superar la endogamia, El País, 19 février 2015.
[5] Son nom officiel est Loi de la sécurité citoyenne. Approuvée en décembre 2014 par le seul PP (qui dispose d’une majorité absolue au Parlement), elle limite fortement, entre autres, le droit de manifestation et punit durement (emprisonnement et amendes) les situations jugées «délictueuses». Cette loi a été très contestée. Un sondage mené peu avant qu’elle soit approuvée indiquait que 82% des personnes interrogées étaient pour son retrait ou une modification de cette dernière. (Réd. A l’Encontre)
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