Un constat «scandaleux» imprègne la politique catalane: l’avenir du pays est placé entre les mains de quelques milliers d’anticapitalistes radicaux de la CUP [1]. Quelque chose de jamais vu. Une chose inimaginable. Les bien-pensants se posent cette question rhétorique: comment est-il possible que nous en sommes arrivés là? L’indignation évolue aisément vers la ridiculisation: une assemblée pour décider? Soyons sérieux, un pays ne peut dépendre de la démocratie directe! Les spectres de l’anticapitalisme et des débats en assemblées terrorisent ainsi une politique catalane qui s’accoutume mal à l’instabilité chronique dans laquelle cette dernière s’est installée. Loin des lieux communs des opinions diffusées par la presse, la télévision et la radio, une autre lecture est possible de l’assemblée de la CUP qui s’est tenue le 27 décembre dernier [2].
Tout d’abord, la CUP a fait la démonstration d’être un parti démocratique, au sein duquel les militant·e·s participent aux prises de décision. C’est là chose rare pour la majorité des forces, qu’elles soient nouvelles ou anciennes. Il est impossible d’imaginer que le PP (Parti populaire) ou le PSOE (Parti socialiste ouvrier espagnol) fassent un exercice semblable pour discuter de la position à adopter après les élections du 20 décembre 2015. La délibération ne va pas plus loin que des débats au sein des organes de direction et dans des fiefs territoriaux.
Ensuite, la CUP a révélé disposer d’une capacité de mobilisation interne notable. Peu d’organisations réunissent autant de personnes pour résoudre une discussion d’orientation politique. Mais 3000 personnes peuvent-elles tenir en haleine l’avenir d’un pays? La question formulée de tous côtés à gorge déployée est intéressante. Mais pour être crédible, elle devrait être accompagnée d’une seconde: l’élite minoritaire financière et les familles dominantes peuvent-elles conditionner le destin d’un pays? Ceux qui dirigent la Catalogne en coulisses doivent à peine atteindre 3000 personnes. Et leurs assemblées publiques brillent par leur absence.
Enfin, l’honnêteté personnelle et collective a été la tonalité dominante du débat interne – en public – de la CUP. Ceux et celles qui défendaient une position le faisaient par conviction réelle qu’il s’agissait là de la meilleure voie pour atteindre les objectifs de leur parti. Peu de calculs d’intérêts ou de pouvoir ont été visibles. Il y avait peu de prébendes à répartir. Il s’agissait d’un débat tactique et stratégique authentique. Ce n’est pas une chose qui existe à profusion dans la politique catalane et espagnole.
Cela dit, la discussion au sein de la CUP reflétait les limites de son orientation politique. Comment une formation anticapitaliste peut-elle se retrouver empêtrée dans une controverse sur la question de savoir s’il faut ou non investir un président néolibéral [Artur Mas]? Curieusement, c’était une réflexion presque inaudible parmi les voix critiques face à une CUP qui s’est trouvée enfermée dans une impasse dont il est difficile de sortir suite au fait d’avoir choisi, depuis 2012, de jouer entièrement dans le camp du processus indépendantiste et de ne pas avoir développé une quelconque politique unitaire envers l’ensemble des forces de la gauche alternative. La CUP est ainsi restée emprisonnée dans le cadre rhétorique, logique et politique indépendantiste, ainsi que dans une approche auto-référentielle de la construction de l’«unité populaire», comprise exclusivement comme sa croissance linéaire propre et non comme résultat d’une politique de convergence.
Artur Mas reloaded [à nouveau en charge]? Le débat réel ne porte pas sur l’investiture de Mas [comme président] au nom de la viabilité du processus indépendantiste ou de ne pas le faire à partir d’une optique de repli stratégique et organisationnel. Il faudrait rompre avec ce double cadre et mettre en avant le changement comme centre de gravité d’une politique d’alliances et de construction de l’«unité populaire», à savoir: se mouvoir entièrement dans le processus indépendantiste, avoir un pied à l’intérieur et un autre à l’extérieur, posséder une tactique de construction périphérique propre à la combinaison du renforcement légitime de son propre espace et d’une attitude favorable aux convergences en commun [allusion, entre autres, aux démarches de convergence qui, sous le nom de Barcelona en comú, ont abouti à la conquête de la mairie en mai], ainsi qu’au métissage politique et organisationnel.
Depuis son arrivée au pouvoir en 2010, Artur Mas n’a rien fait d’autre que de perdre des appuis durables. Convergence démocratique de Catalogne [CDC, le parti de Mas] est aujourd’hui un projet qui a atteint sa phase d’épuisement, qui cherche à se refonder en tentant à tout prix de chevaucher un processus indépendantiste qu’il ne contrôle pas, mais au sein duquel il est parvenu à se présenter comme inévitable dans une fuite en avant permanente.
Là est la question. Si l’on pousse le débat sur le président [de l’Assemblée de Catalogne] à ses conséquences ultimes, au bout du compte, son fond est très clair: accepter un cadre qui prolonge artificiellement le règne d’un Mas, en piteux état, sur la politique catalane ou envisager l’articulation d’une majorité de rupture constituante qui ne soit pas sous direction du CDC. La première option subordonne, même si c’est involontairement, la question sociale et la régénération démocratique à l’indépendance; elle dissocie les attentes suscitées – de manière différente et au sein de secteurs qui ne coïncident pas toujours dans la société – par le 15M [les diverses facettes du mouvement des indigné·e·s] et par l’indépendantisme. La seconde cherche à assortir à nouveau les avenirs divergents tracés par ces deux mouvements au sein d’une perspective en commun. (Tribune publiée le 29 décembre sur le site du quotidien en ligne Publico.es. Traduction A l’Encontre).
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Josep Maria Antentas est professeur universitaire, membre du courant Anticapitalistas dans la formation unitaire au sein de laquelle s’inscrit Podemos en Catalogne.
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[1] Candidatura de Unidad Popular (CUP), parti qui a remporté 8,2% des suffrages et 10 sièges lors des élections autonomiques du 27 septembre; les voix de cette formation sont indispensables pour que la coalition indépendantiste Junts pel si puisse obtenir une majorité, en particulier pour l’élection du président de la Generalitat. Si le 10 janvier 2016 le gouvernement catalan n’est pas formé, de nouvelles élections seront convoquées en mars 2016. (Réd. A l’Encontre)
[2] Allusion à l’assemblée des membres de la CUP réunis le dimanche 27 décembre pour déterminer l’attitude à adopter par rapport à l’investiture d’Artur Mas. Cette assemblée tenue dans le Palais omnisports de Sabadell (dans la province de Catalogne), cinquième ville de Catalogne. La distance entre les deux motions – 1° «Oui à l’accord politique et à Mas»; 2° «Non à MAS et continuer la négociation» – fut minime. Après trois tours de vote, une situation de pat s’imposa: 1515 votes pour la motion 1; 1515 votes pour la motion 2. Le CDC (Convergence démocratique de Catalogne) a réagi avec un ton amer et des voix se prononcèrent pour les nouvelles élections. Mais la fin de l’année étant à la porte, la situation de pat entre le CDC et la CUP se prolonge. (Réd. A l’Encontre)
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