A l’ouest rien de nouveau?

Par Alain Bihr

Depuis trois ans, nous n’avons cessé d’expliquer pourquoi et comment le piège de l’austérité néolibérale s’était tendu et était en train d’étrangler progressivement, bien qu’inégalement, toutes les nations européennes, et tout particulièrement leurs classes populaires. Menées avec obstination depuis plus de trois décennies par les gouvernements, quelle qu’en ait été la couleur politique affichée, les politiques néolibérales ont combiné haut niveau de chômage chronique, développement des emplois précaires, austérité salariale (des hausses de salaire nominal inférieures aux gains de productivité), démantèlement rampant des dispositifs de protection sociale, avec pour conséquences une aggravation généralisée des inégalités sociales de tous types, l’envol des hauts revenus et le gonflement des gros patrimoines allant de pair avec une extension de la pauvreté et de misère, le tout moyennant une internationalisation accrue de la circulation du capital sous toutes ses formes (la soi-disant « globalisation »), laquelle s’est surtout traduite par une mise en concurrence effrénée du prolétariat au niveau mondial.

Le tout ponctué par de périodiques crises financières, dont la dernière en date, celle dite des subprime, aura atteint des dimensions historiques (seule celle de 1929-1932 peut lui être comparée), amenant les Etats concernés à intervenir massivement pour sauver le système financier et éviter que la crise financière ne dégénère en dépression économique générale, ce sauvetage du crédit privé conduisant finalement à une crise chronique du crédit public : un gonflement des déficits budgétaires et des dettes des Etats rendant de plus en plus problématique le financement de ces derniers.

Et, bien évidemment, la poursuite des politiques d’austérité antérieures, désormais renforcées par la nécessité de faire face à la dégradation des finances publiques à coup de coupes claires dans les dépenses et de hausse des recettes essentiellement assurées par une augmentation des impôts indirects, n’a fait qu’aggraver la situation, en bridant voire en déprimant le pouvoir d’achat du plus grand nombre, en installant ainsi l’économie de l’Union européenne dans un régime de très faible croissance, voire de stagnation, entrecoupé de phases de récession, gonflant mécaniquement les déficits budgétaires et, par conséquent, les dettes publiques qu’elle est pourtant censée réduire.

Perspectives d’un néokeynésianisme communautaire

Pour sortir de ce cercle vicieux, tout en restant dans le cadre du capitalisme, il n’est d’autre voie que de procéder à une politique de relance économique par la demande combinant, suivant les habituelles recettes keynésiennes, hausse du pouvoir d’achat des salariés et investissements publics [1]. La première exigerait de déplacer, selon les Etats considérés, entre cinq et dix points du produit intérieur brut (PIB) des profits vers les salaires (directs et indirects) tout en veillant à préserver les possibilités d’accumulation du capital, en s’en prenant donc essentiellement aux dispositifs d’optimisation fiscale dont usent et abusent les grandes entreprises (notamment transnationales) ainsi qu’aux revenus des propriétaires du capital (« salaires » mirobolants et stock-options des dirigeants, intérêts des banquiers, dividendes des actionnaires, etc.).

Ce rééquilibrage dans le partage du PIB devrait intervenir à un double niveau: au niveau de la formation des revenus primaires, par augmentation de la masse salariale, et au niveau de la redistribution des revenus par la réforme des finances publiques. L’augmentation de la masse salariale devrait elle-même combiner hausse des salaires directs, hausse des salaires indirects (des prestations de protection sociale) et création de nouveaux emplois dans le secteur privé aussi bien que public, s’accompagnant d’une réduction générale du temps de travail (au niveau de 32 heures voire 28 heures hebdomadaires).

Quant à la réforme des finances publiques, elle concernerait aussi bien le volet dépenses que le volet recettes. Ce dernier supposerait une réforme fiscale privilégiant largement la fiscalité directe sur la fiscalité indirecte et en augmentant la progressivité tant par l’élargissement de son assiette (en y intégrant les éléments du patrimoine et des revenus qui en ont été exclus ou écarté) que par l’augmentation de ses taux en créant des tranches supplémentaires. Quant au volet dépenses, il devrait favoriser celle des dépenses les plus immédiatement nécessaires (logement, santé) et les plus porteuses d’avenir (formation, loisirs, culture). Le new deal entre salaires et profits devrait donc s’accompagner d’une relance des investissements publics sous forme de grands travaux d’infrastructures permettant de rénover les équipements collectifs et les services publics à long terme, par exemple en élargissant et en accélérant la nécessaire et urgente transition énergétique combinant économie d’énergie, recherche d’optimisation de la dépense énergétique et développement des énergies dites renouvelables.

Evidemment, étant donné l’intrication actuelle des appareils productifs et des marchés en Europe, pareille politique ne pourrait se mener qu’au niveau de l’Union européenne (UE). Elle supposerait donc au minimum une coordination des politiques budgétaires et salariales entre les différents Etats membres, de manière à éviter les comportements de « passager clandestin » (cherchant à tirer avantage des efforts et des dépenses des autres sans contrepartie) et surtout à amplifier les effets d’une relance simultanée. Elle impliquerait aussi que certaines dépenses d’infrastructures soient prises en charge au niveau communautaire, moyennant une augmentation du budget propre à l’UE et une réforme de la Banque centrale européenne (BCE) pour en faire le prêteur en dernier ressort dans la zone euro. C’est également à ce niveau que pourraient et sans doute devraient être mises en place des mesures protectionnistes, pour lutter contre le dumping social et écologique des «Etats émergents», à commencer par la Chine, et que pourrait être actionnée une politique monétaire favorable aux exportations européennes moyennant une dévaluation de fait de l’euro, quitte à accepter une inflation plus importante (ce qui serait d’ailleurs une manière de dégonfler en partie les dettes publiques).

L’eurocratie ébranlée

Le scénario précédent n’a rien d’utopique: sa réalisation peut parfaitement s’inscrire dans le champ des possibles tel qu’il est actuellement borné et structuré par le capitalisme. Ses conditions matérielles et institutionnelles sont d’ores et déjà réunies; et elles le sont depuis longtemps. Ont manqué jusqu’à présent – mais c’est essentiel – ses conditions politiques.

A commencer par le fait que toute l’eurocratie reste, pour l’instant, arc-boutée sur les principes néolibéraux précédemment évoqués, en dépit des effets pervers de plus en plus éclatants des politiques que ces principes ont inspirées.

L’eurocratie? Entendons le gouvernement informel et inofficiel mais parfaitement réel de l’UE, regroupant la Commission européenne et ses services, la direction de la BCE, la Cours de justice européenne gardienne des traités européens, avec ses pseudopodes dans tous les gouvernements nationaux, mais aussi infranationaux (les pouvoirs gérant les grandes régions et les grandes métropoles motrices de l’UE).

Se comportant en l’occurrence en grands prêtres, ses membres n’ont cessé de conclure des revers de leurs politiques à la nécessité de les redoubler et de les amplifier, l’excellence de leurs principes n’ayant été tenue en échec que par le fait que la réalité socio-économique n’aurait pas encore été réformée suffisamment pour qu’elle puisse enfin se conformer à ces principes et, du même coup, en manifester l’excellence. Parfaite tautologie ! Evidemment, leur entêtement n’a rien de désintéressé : leurs politiques expriment au contraire directement les intérêts de la fraction aujourd’hui hégémonique du capital européen et, plus largement, mondial, celle qui réunit les grands groupes financiers et industriels transnationalisés, pour lesquels l’Europe ne saurait être autre chose qu’un simple « département » du marché mondial qu’il s’agit de laisser ouvert à la circulation de leur capital et de mettre systématiquement en concurrence avec les autres «départements», de manière à y créer les conditions d’une exploitation aussi profitable que possible de la main-d’œuvre qui y est localisée.

L’orgueil de cette eurocratie, sa croyance en l’excellence de ses principes, la haute idée qu’elle se fait de la mission dont elle se sent investie (unifier l’Europe en en convertissant les peuples à la religion néolibérale) se sont sans doute trouvés ébranlés à différentes reprises au cours de ces dernières années. La laborieuse ratification du Traité de Nice par l’Irlande (2001-2002), puis le rejet du projet de traité établissant une Constitution pour l’Europe par la France et par les Pays-Bas en 2005 avaient déjà témoigné de l’incrédulité de certains peuples européens à l’égard de la foi néolibérale, dès lors que la possibilité leur était donnée de s’exprimer par référendum. Encore ne s’agissait-il là que de fâcheux incidents de parcours qui n’avaient que retardé la marche en avant de la croisade néolibérale conduisant au traité de Lisbonne (2007), non sans que ce dernier n’ait lui-même été rejeté par le peuple irlandais dans un premier temps.

L’aggravation de la situation socio-économique en Europe à partir de l’automne 2008, selon l’enchaînement évoqué plus haut, va au contraire confronter l’eurocratie à un défi de toute autre ampleur. On connaît la célèbre formule de Lénine définissant la situation révolutionnaire en ces termes : « Pour que la révolution éclate, il ne suffit pas, habituellement, que “la base ne veuille plus” vivre comme auparavant, mais il importe encore que “le sommet ne le puisse plus”. » [2] Elle peut s’appliquer plus généralement à toute situation de crise politique majeure qui suppose en effet que «ceux d’en haut» ne puissent plus gouverner comme auparavant tandis que «ceux d’en bas» n’acceptent plus d’être gouvernés comme avant. Or, différents signes s’accumulent qui laissent penser qu’il en va de plus en plus ainsi en Europe aujourd’hui, aussi bien au sommet qu’à la base.

Au sommet tout d’abord. Mois après mois, tous les gouvernements de l’UE qui ont rigoureusement mis en œuvre les politiques néolibérales préconisées par l’eurocratie doivent constater que, loin de « relancer la machine économique » et « sortir l’Europe de la crise », ces politiques l’y enfoncent de plus en plus en déprimant la croissance, développant le chômage, creusant les déficits publics, etc. Et la situation s’aggrave à la mesure même de la rigueur avec laquelle ces politiques sont appliquées.

Ainsi en Espagne où leur mise en œuvre successivement par le gouvernement Zapatero puis par le gouvernement Rajoy a porté le taux de chômage (officiel), au premier trimestre de cette année, à 22 % et celui des seuls jeunes de moins de 25 ans à 52% [3] tandis que la dette publique bondissait de 40 % à 68,5 % du PIB entre fin 2008 et fin 2011 [4]! L’évolution de la situation n’est pas meilleure en Italie à la tête de laquelle a pourtant été installé, par l’eurocratie elle-même, l’un de ses propres membres, Mario Monti, ancien membre de la Commission européenne de 1995 à 2004 avant de passer à la banque Goldman Sachs, celle-là même qui a aidé le gouvernement grec à maquiller ses comptes entre 2007 et 2010: son arrivée au pouvoir n’a pas empêché le PIB italien de reculer de 0,2 et 0,7 % respectivement au troisième et quatrième trimestre 2011, la Commission européenne s’attendant à une contraction de l’ordre de 1,3 % au cours de cette année, le FMI prévoyant même qu’elle s’aggraverait jusqu’à 2,2% [5].

Dans ces conditions, la dette publique qui est passée de 105,7 % à 120,1% du PIB risque de se dégrader encore, rendant plus difficile son refinancement sur les marchés. Sans même vouloir rappeler la situation sociale catastrophique dans laquelle les plans d’austérité infligée à la population grecque ont plongé cette dernière au cours des deux dernières années: la Grèce vient d’entrer dans sa cinquième année de récession consécutive, son PIB ayant encore reculé de 6,2 % au cours du premier semestre [6] ; le taux officiel de chômage s’élevait en février dernier à 21,7 % (45 % parmi les jeunes de 15 à 24 ans): en moyenne, ce sont près d’un millier d’emplois qui ont été perdus par jour au cours de l’année dernier [7]; la moitié des chômeurs sont au chômage depuis au moins un an, alors que les indemnités de chômage sont elles-mêmes réduites à un an ; dans ces conditions, le taux de pauvreté, déjà parmi les plus élevés au sein de l’UE (de l’ordre de 20 % en 2010), s’est très certainement dramatiquement aggravé : selon Eleuftheros Typos (21 avril), un Grec sur deux ne peut plus payer ses factures et huit Grecs sur dix disent qu’ils ne pourront plus aider leur enfant au plan économique.

Mais ce sont là des évolutions dont les eurocrates peuvent à la limite, bien qu’à tort, considérer qu’elles sont le prix à payer pour l’accès des peuples européens au paradis néolibéral. Par contre, la situation très inquiétante des banques européennes, pour être moins connue du grand public, devrait être de celles propres à leur faire connaître suées froides et nuits blanches. C’est que ces banques comptent parmi les principaux créanciers des Etats européens et que, à ce titre, elles ont déjà dû encaisser le coût du soi-disant «sauvetage de la Grèce» (l’annulation d’une moitié de la dette publique grecque) ainsi que constituer des provisions supplémentaires en vue des risques persistants, et allant s’aggravant pour certains, sur d’autres créances européennes. On comprend mieux alors leur ruée sur les quelque 1000 milliards d’euros que leur a prêtés, à un taux réduit (1%) en deux fois (fin décembre et fin février) la BCE. Car c’est d’abord à des fins pour se refinancer que ces fonds gigantesques ont été utilisés par les banques européennes, ensuite pour continuer à acheter des titres des dettes souveraines, en troisième lieu seulement pour soutenir la croissance de l’«économie réelle» (les entreprises, les administrations publiques et les ménages).

Avec évidemment pour effet d’aggraver encore leur exposition au risque de défauts sur ces dettes et pour perspective que la prochaine crise de l’endettement public (en Espagne ou en Italie) se double d’une crise bancaire, conduisant non seulement à rendre impossible une nouvelle rallonge de crédit aux Etats de la part des banques mais encore et surtout à provoquer une contraction du crédit bancaire faisant plonger toute l’économie européenne dans une récession aggravée [8].

Deux indices récents témoignent de cette aggravation et des craintes grandissantes des opérateurs financiers quant à l’avenir de pans entiers du système européen : la dégradation par Standard & Poor’s, le 30 avril, de la note de neuf banques ou groupes bancaires espagnols, qui continuent à être plombés par une montagne de créances immobilières douteuses ou franchement irrécouvrables (184 milliards d’euros selon la Banque d’Espagne), suivie de celle par Moody’s le 14 mai dernier de la note de vingt-six banques ou groupes bancaires italiens, dont huit de deux crans, six de trois crans et même deux de quatre crans, toutes étant affectées d’une perspective négative annonçant de prochaines dégradations supplémentaires.

A cette impuissance grandissante de «ceux d’en haut» à continuer à gouverner comme auparavant, entendons: à obtenir que leurs politiques néolibérales produisent les effets escomptés et propres à renouveler les conditions de leur domination, s’ajoutent de surcroît les signes d’une indisposition persistante de « ceux d’en bas » à se laisser gouverner de cette manière. Pour ne citer que les principaux d’entre eux, rappelons les grèves générales à répétition depuis deux ans en Grèce, le processus de grève générale en France à l’automne 2010, les mouvements des «indignés» de Madrid et de Londres au cours de l’année dernière. Là encore, rien de fondamentalement menaçant et encore moins d’irrémédiable du point de vue des gouvernants : tous ces mouvements ont été contenus ou dévoyés ; mais leur persistance suggère clairement que le feu continue à couver sous la braise et qu’un embrasement de plus vaste ampleur n’est pas à exclure.

L’eurocratie devrait enfin s’alarmer de ce que la conjonction de sa difficulté grandissante à continuer de gouverner selon les canons néolibéraux et de la grogne persistante des peuples européens à se laisser gouverner de la sorte est en train de multiplier les crises politiques, selon la précédente formule inspirée de Lénine. Certes, là encore, la plupart de ces crises ne dépassent pas pour l’instant le stade de la simple crise gouvernementale: du changement obligé de formule gouvernementale, faisant partie des péripéties normales de la vie politique dans le cadre du régime démocratique de l’Etat capitaliste. Ainsi, depuis qu’a éclaté la crise des dettes souveraines en Europe, on ne compte plus les gouvernements qui, indépendamment de leur couleur politique, ont été chassés du pouvoir, soit du fait de l’impopularité des mesures qu’ils avaient été amenés à prendre dans le cadre de la gestion néolibérale de cette crise, soit du fait de leur incapacité à prendre ces mesures ou à obtenir les résultats attendus d’elles. En se limitant à la seule année écoulée, en font partie: celui de Brian Cowen (Fianna Fail) en Irlande, chassé par les élections législatives de mars 2011; celui de Socrates (PS, Portugal), contraint à la démission par le Parlement et ayant perdu les élections législatives de juin 2011. Rien qu’en novembre dernier: celui de Papandréou (PASOK) laminé par la pression de la rue et celle de l’eurocratie ; celui de Berlusconi (Peuple de la liberté), chassé non pas par ses frasques ou ses affaires judiciaires, mais par son impuissance à procéder à l’assainissement des finances publiques italiennes exigées par l’eurocratie et des secteurs industriels et financiers italiens significatifs; celui de Zapatero (PSOE) incapable lui aussi de redresser la situation socio-économique espagnole et faisant face à une montée sociale; celui de Iveta Radicova (Parti démocrate –Union démocrate et chrétienne) en Slovaquie, sacrifiée, en avril, sur l’autel du «plan de sauvetage» de l’euro en mars dernier; tout comme celui de Mark Rutte (Parti populaire pour la liberté) aux Pays-Bas fin avril. Il n’est pas jusqu’à la plus ardente croisée de l’austérité budgétaire et de l’orthodoxie néolibérale, la chancelière allemande Angela Merkel, qui n’enregistre défaite sur défaite aux élections régionales : coup sur coup en Sarre, au Schleswig-Holstein puis en Rhénanie-du-Nord-Westphalie au cours des dernières semaines, après celles l’an dernier à Hambourg (février), en Saxe-Anhalt, Rhénanie-Palatinat et Bade-Wurtemberg (mars), puis à Brême (mai), Mecklembourg-Poméranie-Occidentale et Berlin (septembre); à ce compte, elle risque bien de venir compléter la liste précédente lors des élections législatives qui auront lieu en Allemagne en septembre 2013.

Mais le problème est que les équipes gouvernementales qui succèdent à celles ainsi invalidées ne tardent pas, elles aussi, à subir rapidement l’usure du pouvoir, discréditées à leur tour par la médiocrité ou la calamité de leurs résultats et leur incapacité à répondre aux aspirations de leurs électeurs, en restant prisonnières du carcan des politiques néolibérales. Ce qui se profile à l’horizon de ces alternances aussi répétées que stériles, c’est évidemment le spectre de l’ingouvernabilité des Etats, alimentant aussi bien la volatilité des comportements électoraux, l’abstentionnisme voire l’indifférence politique que le vote en faveur de formations populistes ou d’extrême droite. Et ce scénario n’est plus de l’ordre du simple possible mais bien de l’actualité la plus immédiate en Grèce. Les dernières élections législatives, marquées, d’une part, par l’effondrement des partis (Nouvelle Démocratie et Pasok) ayant administré tour à tour le pays au cours des dernières décennies, responsables par conséquent de son état actuel tout en restant partisans de la poursuite de la cure d’austérité en train de le saigner à blanc, d’autre part par une poussée de l’extrême gauche (Syriza) et de l’extrême droite (Aube dorée), n’ont conduit à dégager aucune majorité, rendant nécessaire l’organisation de nouvelles élections. Si, comme il est probable, celles-ci confirment et amplifient les tendances précédentes, la Grèce se retrouvera, en fin juin, avec un parlement fortement marqué par des forces hostiles aux plans d’austérité imposés par l’eurocratie et prêtes à rompre avec la zone euro voire avec l’UE. Or, on sait que toute défaillance grecque (refus ou incapacité à faire face aux prochaines échéances de remboursement de la dette publique) plongerait immédiatement toute la zone euro en crise: la sortie de la Grèce de la zone euro fragiliserait les banques allemandes, françaises, italiennes créancières de l’Etat grec et des banques grecques, en les rendant de ce fait incapables de continuer à se porter acquéreurs de titres de leurs Etats respectifs, en haussant du coup les taux d’intérêt auxquels ces Etats doivent se financer sur le marché obligataire, mais en contractant également le crédit à destination de l’«économie réelle», etc.

Autant dire que la crise politique dans les différents Etats européens risquerait alors de ne pas demeurer dans le cadre balisé et réglé de « l’alternance démocratique » mais pourrait déboucher, dans différents Etats, sur de véritables crises de régime, menaçant l’Etat dans ses formes démocratiques elles-mêmes.

Les maigres chances de Hollande

C’est dans ce contexte qu’est intervenue l’élection de François Hollande le 6 mai 2012. Il l’explique pour une large part, cette élection venant compléter la liste précédente des «sortants sortis». Mais ce contexte circonscrit aussi le champ de manœuvres, étroit, qui lui est laissé – à supposer, bien évidemment, qu’il obtienne une majorité parlementaire lors des prochaines élections législatives.

Son programme s’inscrit pleinement dans la perspective du néokeynésianisme européen évoqué plus haut. Il vise à proposer aux autres gouvernements européens sinon d’abandonner les politiques néolibérales d’austérité ficelées dans le Traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance au sein de l’Union économique et monétaire (TSCG) en cours de ratification [9], du moins de les atténuer et de les infléchir par des mesures propres à permettre de relancer la croissance dans l’UE, de manière à éviter à cette dernière de s’enfermer dans la spirale récessive et potentiellement dépressive où l’on fait entrer ces politiques.

Ces mesures impliqueraient notamment : utilisation de ce qui reste des différents fonds européens (FEDER, etc.) et augmentation du capital de la Banque européenne d’investissement pour financer des grands travaux au niveau européen, lancement d’eurobonds (obligations souscrites par l’UE en tant que telle) dans le même but, institution de la BCE comme prêteur en dernière instance au sein de l’UE en lui permettant en particulier de financer directement les dettes souveraines, le tout pouvant trouver au moins partiellement à se financer par des recettes fiscales supplémentaires grâce notamment à l’institution d’une taxe sur les transactions financières au sein de l’UE.

Quel accueil ces propositions sont-elles susceptibles de recevoir? A priori, elles viennent heurter les profondes convictions néolibérales qui continuent à imprégner l’eurocratie qui exerce sa tutelle sur l’ensemble des gouvernements européens, notamment par l’intermédiaire des membres de la première qui font partie de chacun des seconds. Cependant, au cours des dernières semaines, des voix se sont élevées du sein même de l’eurocratie qui laissent entendre que les propositions françaises pourraient ne pas être immédiatement ni entièrement rejetées.

C’est José Manuel Barroso, président de la Commission européenne, déclarant: «Nous partageons la conviction qu’il faut investir dans la croissance et les grands réseaux d’infrastructure (…) tout en maintenant le cap de la consolidation budgétaire et de réduction de la dette.» Lui fait écho Guido Westerwelle (FDP, parti libéral), ministre allemande des Affaires Etrangères, sur la nécessité de compléter le TSCG (Traité sur la stabilité,  la coopération et la gouvernance) par un «pacte pour la croissance». Idem de la part de Mario Monti: «Il est fondamental que l’Europe adopte d’urgence des politiques concrètes pour la croissance.» [10]

Certes, de pareilles déclarations émanant de représentants éminents de l’eurocratie, encore inimaginables il y a quelques mois, signifient que l’ébranlement dont il a été question précédemment n’est pas qu’une secousse passagère, que le doute, pour le moins, s’est immiscé au sein de leurs anciennes certitudes néolibérales et que les lignes commencent à bouger. Pour autant, ces certitudes demeurent et continuent à fixer le cap que se propose d’atteindre l’eurocratie dans son ensemble. D’ailleurs, certaines des déclarations antérieures sont pour le moins ambiguës. Ainsi, si les uns et les autres tombent d’accord sur la nécessité de créer les conditions d’une nouvelle «croissance», ce qu’ils entendent par là et surtout l’idée qu’ils se font des conditions en question peut donner lieu à des interprétations radicalement divergentes. Car, si du côté «hollandais», selon la tradition keynésienne, la relance doit se faire essentiellement du côté de la demande (essentiellement celle des ménages et des administrations publiques), les tenants de l’orthodoxie néolibérale qui continuent à donner le ton au sein de l’eurocratie ne l’entendent pas de cette oreille: ils ont en vue une relance par l’offre, dont l’amélioration de la profitabilité des entreprises est la condition sine qua non, exigeant notamment de nouvelles mesures de «libéralisation du marché du travail», autrement une nouvelle dégradation des conditions d’emploi, de travail et de rémunération.

Le plus probable est donc qu’on s’achemine non pas vers un pacifique gentleman’s agreement conclu autour d’un tapis vert mais vers un bras de fer, une épreuve de forces, sans doute en plusieurs temps, dont le premier round aura lieu lors du Conseil européen des 28 au 28 juin 2012. Son issue est pour l’instant indécidable. Elle dépendra en fait moins de la volonté des uns et des autres que de l’effet sur les uns et les autres de deux facteurs. Tout d’abord, l’évolution de la crise politique grecque : si devait se réaliser le scénario précédemment envisagé de son aggravation, à la suite de nouvelles élections débouchant sur la récusation des engagements financiers et la sortie de l’euro, la crise financière et bancaire qui s’ensuivrait dans l’UE, plus que jamais mise alors au bord du gouffre en tant que construction institutionnelle, et la perspective de ses conséquences désastreuses sur «l’économie réelle» fourniraient évidemment des arguments puissants aux partisans du néokeynésianisme.

Mais et surtout, si le peuple grec parvenait ainsi, dans les prochaines semaines, à faire sérieusement trébucher l’eurocratie au point de l’obliger à renier sa foi néolibérale, ce serait une manière de rappeler que tout dépend, en dernière instance, de l’ampleur, de l’intensité et de la persévérance de la mobilisation populaire contre les politiques d’austérité.

Car c’est bien elle qui, à coup de discussions publiques, de diffusions de tracts, d’organisations de blocages des voies de communication, de meetings, de manifestations de rue, de grèves générales ou non à répétition, d’occupations de lieux de travail, etc., aurait dans ce cas fait chuter les gouvernements grecs antérieurs, réduits au rang de laquais de l’eurocratie et de «la troïka» (FMI, Commission européenne et BCE), et envoyé au parlement grec une majorité inflexible aux injonctions de ces dernières. Le «miracle grec» pourrait alors à nouveau servir d’exemple au restant de l’Europe et inciter d’autres populations à suivre la même voie, pour ouvrir de nouvelles perspectives, qui ne seraient pas obligées de s’en tenir au cadre du timide réformisme néokeynésien précédemment envisagé. (16 mai 2012)

_____

[1] Je m’appuie ici pour partie sur les propositions esquissées par Michel Husson dans « Une stratégie européenne pour la gauche », Socialist Resistance, décembre 2010 http://hussonet.free.fr/srmh10f.pdf et dans « Euro, en sortir ou pas », A l’Encontre, 18 juillet 2011 http://alencontre.org/?p=3240 ou http://hussonet.free.fr/socregfw.pdf ainsi que par Ozlem Onaran dans « An internationalist transitional programme towards an anti-capitalist Europe: A reply to Costas Lapavitsas », Socialist Resistance, avril 2011 http://socialistresistance.org/1936/debate-ozlem-onaran-replies-to-costas-lapavitsas

[2] Lénine, « La faillite de la IIe Internationale » in Œuvres, Editions du Progrès & Editions Sociales, Moscou & Paris, 1976, tome 21, page 216, en ligne : http://www.marxists.org/francais/lenin/works/1915/05/19150500c.htm

[3] « Encuestas de Población Activa. Primer trimestre de 2012 », Instituto Nacional de Estadística, Notas de prensa, 27 de abril 2012, en ligne : http://www.ine.es/daco/daco42/daco4211/epa0112.pdf

[4] Eurostat, Communiqué de presse Euroindicateurs, n°62/2012, 23 avril 2012, en ligne : http://epp.eurostat.ec.europa.eu/cache/ITY_PUBLIC/2-23042012-AP/FR/2-23042012-AP-FR.PDF Toutes les données concernant les finances publiques des Etats membres de l’UE sont extraites de ce document.

[5] Les Echos, 2 mars 2012.

[6] Eurostat, Communiqué de presse Euroindicateurs, n°75/2012, 15 mai 2012, en ligne : http://epp.eurostat.ec.europa.eu/cache/ITY_PUBLIC/2-15052012-AP/FR/2-15052012-AP-FR.PDF

[7] Hellenic Statistical Authority, Labour Force Survey monthly results, February 2012, en ligne : http://www.statistics.gr/portal/page/portal/ESYE/BUCKET/A0101/Other/A0101_SJO02_TS_MM_01_2004_02_2012_01A_F_EN.xls

[8] Cf. Jacques Adda, « Le jeu dangereux de la BCE », Alternatives Economiques, n°312, avril 2012, pages 88-89.

[9]En Irlande, il doit être ratifié par référendum le 31 mai prochain. Ce qui pourrait conduire à son rejet par ce pays.

[10] Le Monde, mardi 8 mai et mercredi 9 mai.

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