Par Charles-André Udry
Dans cette époque de contre-réforme conservatrice, éclairée par la lumière crue du néo-libéralisme, la gauche fait sa génuflexion devant le principe de réalité, autrement dit, elle renonce même à des réformes. N’est-ce pas le secrétaire «général» – commis d’un président – du Pati socialiste français, Lionel Jospin, qui déclare: «L’heure des réformes est terminée». A ce jeu, la catégorie de réalité – c’est-à-dire l’ordonnancement par le pouvoir établi d’une société corrodée par une crise pernicieuse – triomphe. De qui ? Du principe du possible, ou plus précisément des forces sociales pour qui l’horizon immuable du capitalisme n’a point la saveur de la modernité (qui n’est que répétition d’une vieille mélodie réorchestrée).
Brève chronologie mai-juin 1968
2 mai: fermeture de Nanterre; Sud-Aviation en grève. |
Cette gauche, pour paraphraser Max Weber, se refuse à comprendre que le «possible ne sera jamais atteint si l’on ne tente pas sans cesse l’impossible». Elle abjure. Disons-le autrement. Par exemple, l’élémentaire droit à la citoyenneté civile et sociale – l’assurance de droits sociaux et politiques pour tous et toutes est antinomique avec le fonctionnement d’une société fondée sur la dissymétrie de la propriété privée et du pouvoir qui lui est lié – nécessite la bataille décidée contre la marche «naturelle» du système. Et cela, en temps normal; et cela malgré les rapports de forces qui font que, dans l’opulente Suisse de certains Suisses, une majorité politique s’arroge le droit de vouloir élever l’âge de la retraite à 65 ans.
Dans ce climat, quoi d’étonnant que le vingtième anniversaire de mai 1968 (voir La Brèche, No 405, sur les origines de mai 1968 – article republié sur ce site en date du 23 avril 2008) soit l’occasion de hisser les couleurs du «réalisme» politique ou économique ou de la logomachie sur la mutation-rénovation culturelle, des mœurs…
Platitudes vraies servant à noyer ce qu’il y a de plus spécifique dans une crise sociale et politique, concentrée, comme celle de mai 1968. C’est-à-dire l’émergence, durant un temps restreint (la dernière semaine de mai) d’un éventail limité de possibles changements politiques profonds. Non pas une fantasmagorie de possibles, non pas une révolution au coin de la rue. Mais la présentation sur la scène sociale et politique de croisements, d’embranchements qui, suivant comme ils sont négociés, ouvrent ou ferment d’autres possibilités. C’est cette discussion politique qui est occultée.
En premier lieu par des acteurs jeunes, et pourtant politiquement déjà vieux, pressés de se mettre en scène pour tourner le scénario d’un film consacré à un plan de carrière dont le premier acte aurait eu l’odeur supposée des pavées. Il y a l’intelligence rétrospective, sans grand mérite, certes. Il y a aussi la bêtise rétrospective et anachronique dont la mesquinerie consiste à donner au passé le goût d’un présent peu respectable et qu’ils chérissent pourtant.
Remarquons, en passant, deux paradoxes. Premièrement. Ceux qui, ayant creusé leur niche dans les médias, reprochent aux marxistes leurs «clichés», succombent à la maladie qu’ils avaient cru déceler «en face»: leur analyse est nourrie par une pensée en forme de diapositif (voir l’éditorial du numéro spécial de L’Illustré), à la sauce de la dernière mode philosophique (où ils découvrent «l’antiracisme intolérant» !) ou astrologique. Bonjour la modernité.
Deuxièmement, ceux qui reprochent aux marxistes leur déterminisme historique s’agenouillent devant l’issue de l’implosion de Mai 68, comme si elle avait été inscrite dans une mécanique céleste. Au fonds, ces deniers rendent le même hommage au réel que ces «philosophes» de l’Allemagne de l’Est qui ont inventé le concept du «socialisme réellement existant». Entendez: qui ne peut être autre !
Puis, avec des mines de grands explorateurs, ils constatent que Mai 68 a débouché sur des réformes importantes, une poussée démocratique, présentées cette fois comme une sorte de «rattrapage», de «réajustement» avec le «monde moderne». Certes, réformes il y a eu. Poussée démocratique aussi. Mais elles sont les résultats d’un affrontement qui n’excluait pas, a priori, des conquêtes, des réformes et des positions de forces plus importantes.
Et, surtout, chassez le naturel, il revient au galop: ces réformes et ces conquêtes (des droits syndicaux à la sécurité sociale) sont mises en question, aujourd’hui, par les exigences d’un réajustement frappé du sceau du «libéralisme austère».
Alors Mai 68 – en France – ce fut peut-être autre chose que ce que rapport la mémoire lobotomisée d’une génération.
La générale des générales
Certes, la crise de Mai, comme tous les grands événements sociaux et politiques, est plurivoque. Pour cause. Du 3 mai au 6 juin 1968 se synchronisèrent la protestation de très nombreux secteurs de la société. Donc l’autoroute des délires interprétatifs est grande ouverte.
Le Ministre de l’Intérieur, Raymond Marcellin, inaugura sa «théorie du complot international», piloté de Cuba et Berlin Est. Du pain béni pour le Nouvelliste du Rhône [quotidien réactionnaire et catholique du Valais lié, durant un certain temps, aux secteurs les plus réactionnaires de l’Eglise, aux anciens de Vichy «réfugiés» en Valais, puis à l’OAS, après la «guerre d’Algérie»].
Puis quelques sociologues innovateurs découvrirent la «crise de l’université». Comme première leçon du syllabaire, c’est acceptable. Comme explication d’une crise qui fit écrire à l’ancien préfet de police Maurice Grimaud: «La peur est en train de s’installer au sein de l’appareil d’Etat» [1], c’est un peu mince. Il y eut L’irruption de la jeunesse d’Edgar Morin et Le complexe d’Œdipe de Gérard Mendel. Ça a vieilli. Pour Tourraine, c’était un «mouvement social de type nouveau» ! Ingénieurs, techniciens, gens des médias étaient au centre. Les millions de grévistes cachés par leur ombre portée…
Pourtant, au-delà de la complexité réelle et des milles facettes d’une telle explosion, quelques tendances lourdes ne peuvent être enterrées. Mais 68, ce fut la jonction – et non la fusion – d’un mouvement étudiant massif et d’une gigantesque mobilisation ouvrière. Un mouvement étudiant combinant, initialement, des revendications très immédiates et une radicalisation maximaliste de perspectives. Une «sorte d’assemblée constituante juvénile» dira joliment Lucio Magri [2]. Mais, continue-t-il: «Tout le monde (alors !) reconnaît que l’entrée de la classe ouvrière dans la lutte a constitué le plus important événement de mai». Fait d’évidence. Car ce fut la plus grande et la plus générale des grèves générales de l’histoire de France. Une telle grève secoue la société et le pouvoir plus fortement que les «déferlements électoraux» de 1981 ou 1988.
Des chiffres. «Le nombre de gréviste ne cesse de croître: le 24 mai, il n’a pas loin de 9 millions. En 1936, les grèves de juin avaient compté 3 millions de participants: le record est donc pulvérisé. Aucune branche d’activité n’est épargnée. Même les salariés agricoles sont pris dans l’entraînement collectif…»[3]. Les évaluations divergent sur le nombre de grévistes: de 5,8 à 9 millions. La comparaison est éloquente. Selon P. Kemeny, qui prend méthodiquement les estimations les plus basses: 1936: 2,45 millions de grévistes; 1947: 2,9 millions (grandes luttes, entre autres à Renault, à l’entrée de la «guerre froide» et 1968: 5,7 millions.
Il conclut quant aux journées «perdues»: «Près de 10 jours perdus par personne occupée est un cas atypique, même en regard des autres années exceptionnelles, plus de jours perdus que l’ensemble des journées perdues des années d’après-guerre» [4]. Soit près de 150 millions de journées dites «perdues».
Si l’on tente d’établir le taux de participation en relation avec la population au travail, les indices sont les mêmes. Pour 100’000 personnes actives, 34’243 sont engagées dans la grève de 1968; 21’234 en 1936 et 17’311 en 1947. Les frayeurs et le désarroi, momentanés, de plus d’un «grand responsable» de l’Etat gaulliste trouvent leur explication dans ces chiffres. Simpliste ? A voir.
Ou plutôt à lire les mémoires et biographies [5]. Ces préfets, ministres, ou grands commis de l’Etat ont le sens du rapport de forces et du pouvoir. En tout cas plus que les recyclés d’un «adieu au prolétariat» rétroactif qui n’est qu’abdication et point recherche de ce qu’il y a de différent et de similaire dans la société capitaliste d’aujourd’hui (et de 1968), en rapport avec l’entre-deux-guerres.
Tout n’est pas joué d’avance
La progression du mouvement gréviste s’est opérée de façon spontanée ou demi-spontanée, des expériences antérieures ayant préparées le terrain. La boule de neige fit l’avalanche. Dès le 10 mai, le mouvement n’est plus seulement étudiant. Le 11 mai, les centrales syndicales (la CGT et la CFDT) ainsi que la Fédération de l’Education nationale (FEN) et l’Union des étudiants de France (UNEF) appellent à une grève générale de 24 heures et à de «puissantes manifestation» pour le 13. L’élan de solidarité ira bien au-delà.
La spontanéité indécise des travailleurs s’empare d’une conjoncture politique qui semble permettre une lutte plus efficace pour leurs revendications salariales, de temps de travail… que les «journées nationales de 24 heures» – qui ont rythmé la vie syndicale depuis le mois de mars 1966 – ou les grèves partielles. Les trente-quatre ordonnances dictées par de Gaulle-Pompidou-Debré au cours de l’été 1967 avaient vérifié le mécontentement et politisé les revendications. Elles portaient sur l’emploi (assurer la «mobilité» de la main-d’œuvre); la sécurité sociale; les liens salaires-productivité; la défiscalisation des entreprises; la concentration foncière.
Le 14 mai, la grève se déclenche à Sud-Aviation-Bougenais, aux portes de Nantes; le 15 dans la forteresse ouvrière de Renault-Cléon. Le vendredi 17 mai à la RATP (métro), à la SNCF, aux PTT. «C’est la Chienlit», comme le dit de Gaulle…. En voyage à Bucarest. Le 20, tout est arrêté !
L’apogée de la crise de mai se profile. Il se place entre le 22 et le 30 mai. C’est alors que s’opère l’intrication subtile de la force et des faiblesses de la grève, des inerties du passé et des virtualités qui s’engouffrent dans la brèche entrouverte, des choix et des abstentions dont la résultante est pourtant à chaque fois recalculée. Elle peut cependant apparaître dictée d’avance par on ne sait quelle «main invisible» (comme celle du marché d’Adam Smith qui guide «les intérêts et passions individuels») à ceux pour qui jamais l’histoire ne bifurque. Evidemment, il y a aussi les partisans de «la rupture» pour causes exogènes: le «complot international». Ou encore, les prétendus démystificateurs de «fausses fenêtre» et autres illusions d’optiques.
Pour eux, la Révolution française de 1789 prolongerait simplement la centralisation monarchique; Staline, Pierre le Grand; Mai 68 servirait bonnement de forceps facilitant l’accouchement d’une France moderne inséminée par de Gaulle en 1958, mais arrivant difficilement à terme. A nouveau, bien peu de place est laissée au rôle des choix effectués par les acteurs sociaux et politiques dans un champ de possibles restreint, mais pas réduit au splendide isolement d’un singulier.
Le visionnaire aveuglé
La grève s’appuie sur les secteurs industriels renforcés par les années de croissance et sur les services publics. Mais, elle déborde aussi – outre le milieu étudiant – dans des lieux inhabituels: l’ORTF (radio-TV où prennent leur essor des grèves prolongées, avec la participation de présentateurs vedettes, donc qui sentait le sens du vent…); le ministère de l’Equipement ou les assurances et les banques. Elle dure. Près de 4 millions de salarié·e·s seront en grève plus de trois semaines.
Les grandes manifestations sont une caractéristique de mai. C’est là que se produit la rencontre de la génération des étudiants et de la jeunesse ouvrière [6]. Elles sont aussi l’expression que la «politique est peut-être dans la rue». Mais cette politique manque sérieusement de projet et sera, dès lors, engloutie dans ce qui avec trop d’emphase sera qualifié de «vacance du pouvoir» et dans le fossé situé entre le tout et le rien d’une jeunesse radicale, mais sans grande expérience (par définition); comme les organisations d’extrême-gauche qui s’étaient développées en son sein (et presque pas dans les rangs salariés). L’entrée successive de nouvelles couches dans la grève s’opérait parallèlement à la dégradation des positions du pouvoir, mais sans qu’une conscience nette existe de cette interaction. Et pourquoi cela se serait-il produit automatiquement ?
Dès le 24 mai, du côté du pouvoir, c’est un peu la déroute. L’actuel ministre de l’Economie du gouvernement Chirac, Edouard Balladur, écrira: «Le gouvernement n’existait plus comme organe de délibération et de décision; il n’était qu’aparté et conciliabule» [7] . Maurice Grimaud, à une poste stratégique, l’appareil policier, précise: «Nous sentions peut-être mieux que d’autres la fragilité des milieux dirigeants» [8]. On ne peut nier que la question du gouvernement soit posée, si ce n’est celle du pouvoir proprement parler. Evidemment, la concentration de pouvoir inhérente au système gaulliste fait vaciller plus aisément la pyramide subitement mise sur sa pointe par cette crise inattendue – imprévisible ? – et massive. N’oublions pas qu’en avril, des sondages indiquaient 61% de «satisfaits» [9] en faveur de de Gaulle.
Le 24 mai, le Général lance sa proposition de référendum constitutionnel sur la participation. C’est un bide, un fiasco. Les manifestations lui répondent «C’est lui la chienlit» et la grève se renforce. Lacouture, dans son monument biographique, rapporte que de Gaulle «ne pouvait que dire à son entourage navré: j’ai mis à côté de la plaque. Dès lors, il s’en va en répétant ce mot, assorti d’une formule que chacun de ses familiers entendra sans cesse en ces heures crépusculaires; insaisissable… la situation est insaisissable» [10] .
Le «grand visionnaire» aveuglé par ce qui fait le propre de toute crise sociale et politique aiguë: le virtuel, quotidiennement écrasé par le poids du régime en place, affleure sous le réel… et se voit refuser, dans un premier temps, la reconnaissance. Avant d’être combattu avec détermination, comme de Gaulle le fera et aura le faire, dès le 30 mai.
C’est dans ce contexte qu’il est justifié de dire avec Magri, membre du Parti communiste italien, futur directeur du Manifesto (et à nouveau dans la cour du PCI): «Il est également vrai que, sur la base des conditions existantes, il était possible de donner à la crise de mai une issue tout à fait différente; et c’est à partir de là que l’on peut légitimement parler des responsabilités subjectives de ceux qui avaient la force pour accomplir les choix décisifs.» [11]
Aller plus loin ?
On en vient donc à la politique de la Confédération générale des travailleurs (CGT), dirigée par Georges Séguy, du PCF – avec son duo Waldeck-Rochet et Marchais— de Mitterrand, de Mendès-France, l’indécis. Le 25 mai 1968, The Economist, l’hebdomadaire de la City londonienne, docteur es sciences du pouvoir… du capital écrit: «Une révolution exige la coïncidence d’une situation révolutionnaire et un parti ou une organisation prête à saisir le pouvoir. Comme la France s’est presque arrêtée, la situation pourrait apparaître révolutionnaire. Mais le parti qui a toujours revendiqué le rôle révolutionnaire ne montre aucun signe de vouloir le remplir. Les communistes ont sauté sur le train, mais seulement pour enclencher le frein.»
On peut sourire à la lecture de cette interprétation simplificatrice, née sous le chapeau melon, et plagiant un «léninisme» de manuel sur la prise du pouvoir par un parti dans une société capitaliste développée. Cependant, elle éclaire correctement deux facettes de la crise entre le 24 et le 30 mai.
D’une part, le régime gaullien et gaulliste, fort, est particulièrement affaibli, frêle. Le problème d’un autre gouvernement s’impose durant ces jours. D’autre part, la CGT, le PCF et F. Mitterrand – à la tête d’une nébuleuse: la Fédération de la gauche démocrate et socialiste (FGDS) –, chacun à sa manière, feront leur possible pour ne pas cultiver les potentialités de cette grève générale qui dégrade un Général.
La CGT prise de court par le mouvement cumulatif de la grève ne peut que laisser aller. Elle privilégie alors les mots d’ordre catégoriels, d’entreprises, ignorant les mots d’ordre d’ensemble. En résumé: tout ce qui fait qu’une occupation d’usine ne reste qu’une occupation et non pas le point de départ d’une préoccupation pour modifier un rapport de forces sociaux-politiques, pour un changement et une consolidation du dispositif de défense et de contre-attaque des salarié·e·s. Quand bien même le sentiment existe de la nécessité de modifier «quelque chose de l’ordre du pouvoir», comme le reconnaît lui-même le secrétaire général du syndicat de la CGT chez Renault, Aimé Halbeher: «Je sais que chez une bonne partie des travailleurs, les plus conscients, il y avait l’idée qu’on pouvait aller beaucoup plus loin. Ils avaient une confiance très grande dans l’issue et à partir de là, dans… l’instauration d’un gouvernement populaire.» [12]
Logiquement, la CGT – qui domine le mouvement syndical – délaisse toute initiative pouvant attribuer à la grève générale une autre texture. Celle qui ferait que l’ébranlement provoqué de la société devienne, simultanément, début de sa mise en cause. Et ceci, en proposant, pratiquement, d’autres formes de gestion démocratique du mouvement de lutte et des revendications allant dans le sens d’une organisation différente du «rapport salarial». C’est avec mépris que la CGT repoussera les propositions d’autogestion faites par une CFDT en voie de radicalisation. Donc pas de tentative de susciter l’émergence d’un organisme central et démocratique représentant, si ce n’est dirigeant dans un premier temps, le gros des grévistes. A l’instar, en modèle plus réduit, de ce qui s’est vu lors des mobilisations étudiantes de 1986 ou de la grève des cheminots et des instituteurs fin 1986-1987. C’est cela que nous nommions le possible; il est refoulé sous l’écorce fendue du réel.
Stabiliser
Le début, le 25 mai, des négociations de Grenelle – au Ministère des Affaires sociales, sis rue de Grenelle – font écho à la proposition de référendum sur la participation lancée par de Gaulle. Séguy et Pompidou se concertent. Des millions de grévistes rendent le conciliabule délicat. Au plan revendicatif, l’augmentation des salaires est placée au centre. Les négociations traînent. La grève continue. Le désaccord aussi. «Nul ne semble songer à une issue très prochaine. Puis soudain, à 2h.30 du matin, c’est l’aparté Séguy-Chirac. Et entre la CGT et le Pouvoir, l’accord est conclu en deux heures, pour être servi tel quel aux autres parties (patronat et centrales non cégétistes) et sous la réserve importante d’une approbation des travailleurs» [13] explique Jean Poperen, futur secrétaire du PS mitterrandien.
Le pouvoir a fait des concessions sur les salaires (35% d’augmentation du SMIG, de 2,22 francs à 3), le temps de travail (moins 2 heures pour les horaires hebdomadaires de plus de 48 heures et moins 1 heure pour ceux de 45 à 48). Rien sur l’échelle mobile des salaires (indexation automatique au renchérissement), rien sur les Ordonnances de 1967.
Le rédacteur en chef du quotidien de référence Le Monde, Pierre Viansson-Ponté, qui glosait sur «la France qui s’ennuie» au mois de mars, écrit le 28 mai: «Si la conclusion des négociations de Grenelle ne réussit pas à résoudre le conflit social et n’est pas admise par la «base», alors la France risque de passer, dans un climat de violences et de troubles, d’une grave crise nationale à une situation révolutionnaire».
Jean Poperen, lui, pose la question: «…en bonne logique, la conclusion des accords de Grenelle doit le (le mouvement) casser net. Pourquoi se priver de ce formidable moyen d’action ? Pourquoi ce coup d’arrêt au moment où l’incapacité de l’avant-gardisme étudiant laisse les communistes maîtres du terrain, au moment le pouvoir les désigne comme seuls interlocuteurs, au moment où la question du pouvoir (entendez régime) est posée ? Justement parce que cette question est posée. D’un coup, l’enjeu est décuplé; le risque aussi. Un pas de plus et la crise du régime s’ouvre: les communistes ont sans doute les moyens d’ouvrir cette crise. Ils ne le font pas… La vérité est plutôt que les communistes, puisqu’ils ont souci de stabiliser, ne se donnent pas pour règle impérative de modifier le rapport de force».[14]
Le 22 mai, raconte Lacouture: «Le trouble de Vendroux (le beau-frère de de Gaulle) est d’autant plus profond que, sur ces entrefaites Waldeck-Rochet, secrétaire général du PCF, lui déclare assez haut pour être entendu de tous: surtout insistez pour qu’on ne cède pas… il ne faut pas «qu’il» (de Gaulle) s’en aille».[15]
Ce surgissement de mai 68 dérangeait les habitudes et les plans de la direction du PCF. Quelle fulmination ne bousculerait pas la routine d’une course de fond vers l’élection présidentielle de 1972.
Car c’était le vrai point de mire de la direction du PCF: le rassemblement «anti-monopolistique» était le guidon. Le contrôle monopolistique de son appareil sur la classe ouvrière, la munition. Sans cet arrière-fond, on ne peut comprendre pourquoi le thème de la provocation était le fil rouge du discours officiel. Le mouvement étudiant, puis la grève spontanée, étaient autant d’infractions aux codes devant régir cette longue marche.
En outre, pour le PC, de Gaulle avait eu le mérite de faire sortir la France de l’OTAN… et de construire la «force de frappe». En cela, il était plus utile au «camp socialiste» que les Mollet, Mendès-France ou Mitterrand, dévoués à l’OTAN. Voilà qui éclaire la déclaration de Waldeck-Rochet à Vendroux.
Enfin, le PCF n’est pas prêt à faciliter la tâche à ceux qui – du PSU (Parti socialiste unifié), en passant par la SFIO (le PS) et la Convention des institutions républicaines (Mitterrand) – cherchent à requinquer une force de gauche à côté de lui. L’expérience Mitterrand des années 70 a montré que la crainte était fondée. Conclusion: le PCF canalise le mouvement en cherchant à la capitaliser. Il ne l’oriente pas dans la direction de ses potentialités. Dans ce sens, il le bloque.
D’où les effets moins cataclysmiques que prévus par le directeur du Monde, lorsque les travailleurs rejettent, d’abord à Renault, puis ailleurs, les dits «accords» de Grenelle. Pour éviter la casse, ils ne seront pas appelés accords. Pourquoi le rejet ? La distance était trop grande entre ce qui semblait possible et ce qui avait été obtenu. Mais l’écart était tout aussi large entre ce refus et sa translation au plan politique, en termes de solution de rechange gouvernementale et d’organes exprimant la poussée ouvrière.
Débâcle sans combat
Le 27 mai, le meeting de Charléty est au carrefour des projets politiques représentés par Mendès-France, de l’émergence du courant autogestionnaire et révolutionnaire et d’une illusion maximaliste qui clame «le pouvoir est dans la rue». Ce n’était pas le cas. Mais, il est vrai que la crise du régime était à son paroxysme. Mitterrand, homme de pouvoir et de Droit, – qui depuis lors a appris à «acheter du temps au temps» – se précipite. «Je suis candidat» (à la présidence) déclare-t-il le 28 mai. Il présentait, en conférence de presse, le non de la FGDS au référendum. Il voyait, sur cette défaite de de Gaulle, la dissolution de l’Assemblée. Une échappée trop hâtive.
Mais de Gaulle a pris la mesure des choses. Hésitant, dans le creux de la courbe, ce cyclothymique, comme le décrit Lacouture, ira se doper chez les fidèles soldats (Massu à Baden-Baden). Il reviendra de suite pour la contre-attaque.
Le PCF, lui, organise sa manifestation le 29 mai. Dans l’ordre. Il propose un «gouvernement populaire», sans préciser outre mesure. En fait, la gauche syndicale a renoncé à donner une expression organisée centralement à la grève. Dans cette logique, respectant la division des tâches entre partis et syndicats, pour mieux endiguer le mouvement, la gauche politique n’a offert aucune perspective gouvernementale. C’est-à-dire une proposition de gouvernement dont les tâches entreraient en syntonie avec les aspirations plus ou moins exprimées – et qu’il aurait fallu articuler plus explicitement- du mouvement de grève générale. Pour donner le climat, Mitterrand ira, lors de sa conférence de presse, jusqu’ dire: «Il dépend de notre imagination et de notre volonté que la question posée à Prague en ce printemps 1968 trouve sa réponse à Paris».[16] Grandeur et misère de 68 !
Alors, le pouvoir, parce que pouvoir, profitera de la carence – de la vacance ! – de la gauche sur le terrain politique. Le 30 mai, de Gaulle annonce à la TV qu’il reporte de référendum. Il reste, garde Pompidou, dissout l’Assemblée nationale, organise des élections. Cette fois, il est «dans la plaque». Il ne bat pas l’adversaire, il reprend le siège que ce dernier n’a pu – ou su – occuper. Dans une crise, l’assaillant perd tout s’il ne sait avancer. Le manque de solution suscite l’inquiétude dans des couches sociales initialement favorables. Le retournement est, alors, prompt. Le 31 mai, Séguy annonce que la CGT «n’entend gêner en rien le déroulement de la consultation électorale, elle entend obtenir un règlement positif des revendications ouvrières». Le mouvement de grève va refluer, mais inégalement, avec des retours de flamme. Il faudra une semaine pour que les rangs des grévistes de dégarnissent. Une autre confirmation, a contrario, de la force du mouvement social.
Autre chose
C’est l’acuité de la crise politique qui met en relief, durant un laps de temps condensé, les alternatives possibles, le rôle des choix, des décisions, des initiatives des forces politiques, syndicales. C’est là que le possible peut être saisi dans le vif. Sans quoi, il se recroqueville dans sa coquille. A partir de là, il serait abusif de se vautrer dans la béatitude du «tout était possible»… si… ! Car ces choix participent eux-mêmes d’un contexte historique. La dynamique sociale et politique est plus complexe et vivante que ne la saisissent les photographes sociologues ou les économistes de la longue durée. On ne peut écarteler Mai 68 entre, d’une côté, la force de la grève et, de l’autre, la politique du PCF, de la CGT.
Mai 68 explose après vingt ans de croissance. Il y a un renforcement social des salariés, mais différemment segmentés et relié sur un mode modifié à l’ensemble du corps social. Des gains ont été obtenus. Mais existait de même le sentiment double de ne pas avoir obtenu une part suffisante de la richesse alentour et de risquer de perdre des acquis.
D’où cette combinaison de défensive et d’offensive; d’où cet aspect de visée indéterminée de la grève qui laisse mal poindre ses virtualités. Les traditions – le rôle du PCF, de la CGT –, la culture politique, l’histoire ont aussi leur poids. Les années antérieures à 1968 n’avaient point permis la maturation suffisante d’expériences et de militants, qualitativement et quantitativement, capables de se profiler comme pouvant conduire un assaut prolongé.
Une chose, le démarrage incontrôlé centralement de la grève (mais impulsé plus d’une fois par des militants-cadres de la CGT ou du PC), une autre le débordement limité des appareils syndicaux. Surtout, si on le mesure à l’aune de l’ampleur de la grève.
Les comités de grève représentent pour l’essentiel cette emprise de l’appareil sur le lieu de travail, par ses médiations militantes. Le résultat est contradictoire: le rôle de frein de l’appareil est loin d’être évident. Ces Comités ne sont point élus. Il n’y a pas de grève qui relance l’appareil de production, de grève active; celle qui ferait basculer le balancier de ce côté, alors qu’il ne peut aller plus loin sur le plan politique. Ainsi, une expérience, même partielle, de démocratie directe, ne pouvait se façonner. C’était la précondition pour déplacer la légitimité des institutions démocratiques parlementaires; d’autant plus que la sensibilité démocratique des masses, à juste titre, est marquée du coin de l’expérience stalinienne.
Enfin, il ne faut pas superposer la crise de direction politique, réelle durant quelques jours – encore qu’amortie par les initiatives de Pompidou – à celle de l’appareil répressif. Entre le préfet de police, le Ministre de la Défense, Pierre Messmer, et le chef de l’Etat-major, le général Michel Fourquet, il y avait délibérations et décisions. Non pas conciliabules. Balladur, Grimaud ou Lacouture évoquent le problème de l’utilisation de l’armée, discuté explicitement le 29 mai. Mais discuté seulement. Et dans l’armée, à quelques exceptions, le silence des appelés reste de mise.
Tout n’était donc pas possible. De loin, Mais autre chose que la «débâcle» sans combat du 30 mai était possible. Ceux qui aujourd’hui se rendent compte, par exemple les Rénovateurs du PCF (Juquin ) du déficit provoqué par le rendez-vous manqué entre le PCF et une telle lutte sociale, expriment à leur façon la compréhension qu’un infléchissement différent de la situation était à portée de main [17]. Il fut refusé par le PCF et la CGT.
Estomper la différence entre la crise de Mai 68 et l’après-mai 68 n’est pas innocent. C’est confondre le prix du succès possible avec le prix de l’échec; les élections de juin et leurs suites. Certes, une fois brisé l’élan, les pouvoirs gaullistes, pompidolien et giscardien vont faire des concessions. Elles relanceront la machine économique. Briser un élan ne veut pas dire écraser un mouvement, Il y aura donc, sur le terreau de 68, des avancées dans divers domaines: mouvement féministe, démocratisations sociales, droits syndicaux… Mais, on ne peut, a posteriori, faire occuper à ces conquêtes toute la place de ce qui était en jeu en 1968… pour étouffer un débat stratégique qui, aujourd’hui, n’aurait plus lieu d’être, selon les poncifs à la mode. Attention, l’intelligent Viansson-Ponté qui s’est moins souvent trompé que des scribouillards qui se mettent en vitrine, s’était pourtant bien planté en mars 1968.
1. Maurice Grimaud, En mai, fait ce qui te plaît, Stock, 1977, p. 279.
2. Lucio Magri, Temps modernes, août-septembre 1969, p. 19.
3. Michel Winnock, La fièvre hexagonale. Les grandes crises politiques 1971-1968, Calman-Lévy, 1986, p. 328.
4. Pietro Kemeny dans «Il movimento degli scioperi nel XX secolo», Il Mulino, Bologna, 1979.
5. G. Pompidou, Pour rétablir la Vérité, Flammarion, 1982; Yves Guéna, Le temps des certitudes, Flammarion, 1982; Jacques Massu, Baden 68, Plon, 1983; Jean Lacouture, De Gaulle, le souverain, Seuil, 1986
6. Pierre Bourdieu, Homo Academicus, Editions de Minuit, 1984, p. 217
7. Edouard Balladur, L’arbre de mai, Atelier M. Julian, 1979, p. 249
10. Lacouture, op.cité, p. 686
11. L. Magri, Temps modernes, octobre 1969
12. Jean-Marie Vincent, Temps modernes, juillet 1968
13. Jean Poperen, L’unité de la gauche 1965-1973, Fayard, 1975, p. 132
15. Lacouture, op. cité, p. 683
17. D. Bensaïd, Mai si, Ed. La Brèche, 1988
* Nous continuons ici la publication de la série d’articles sur «1968» écrits en 1988. Cet article a été publié dans La Brèche, No 406, du 29 avril 1988, pages 7-10. Voir sur ce site, la présentation de la republication de cette série d’articles en date du 23 avril 2008.
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