Le 11 mars 2021, lors de la conférence de presse de la junte les accusations de corruption se sont multipliées contre les dirigeants de la Ligue nationale pour la démocratie (LND). Le porte-parole de la junte, Zaw Min Tun, a accusé Aung San Suu Kyi d’avoir reçu 600’000 dollars et de l’or d’une valeur d’environ 450’000 dollars du ministre en chef de la région de Yangon, Phyo Min Thein.
Des «enquêtes pour corruption» – menées par la Commission anti-corruption dont l’ancien responsable a été remplacé – ont été annoncées contre: le président Win Myint et son épouse, le ministre en chef de la région de Mandalay, Zaw Myint Maung, le ministre en chef de l’État Mon, Aye Zan, et le ministre en chef de la région de Sagaing, Myint Naing.
Pour rappel, le procès les visant devrait recommencer le 15 mars. Ces accusations doivent permettre des condamnations à plusieurs années de prison ferme. Elles visent à miner les éléments de contre-pouvoir institutionnel revendiqués par des dirigeants régionaux de la LND.
L’ex-ministre des Affaires religieuses, Aung Ko, fait aussi l’objet d’une enquête pour avoir prétendument reçu «de l’argent et des biens» en échange de l’attribution de «titres religieux» à des personnes. Cette «enquête» devrait refroidir un secteur du «clergé» qui avait rejoint les opposants à la junte.
Conjointement à cette offensive «judiciaire», la police et l’armée, depuis le 3 mars, ont accentué les arrestations, les tirs mortels à balles réelles contre les manifestant·e·s, les attaques contre les locaux de la presse d’opposition et les journalistes. Des organes de presse se voient enlever leur droit de publication et confisquer leur matériel. On peut citer Myanmar Now, Democratic Voice of Burma, Khit Thit Media, Mizzima and 7Day News. Parmi leurs rédactions, certaines – si elles ne sont pas arrêtées – continuent de publier des articles sur les médias sociaux.
Malgré ce climat de terreur, les grèves et les manifestations se poursuivent avec une ampleur certes moindre, mais avec une persistance remarquable, exceptionnelle. Le site Frontier Myanmar a publié ce 12 mars 2021 un reportage sur les jeunes qui organisent l’autodéfense – en première ligne – des manifestants. En voici la traduction ci-dessous. (Réd. A l’Encontre)
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Ko Kyaw Htet est un membre de première ligne d’un groupe de protestation qui se réunit chaque jour depuis plusieurs semaines dans le district de Sanchaung, à Yangon (Rangoon).
Ce jeune homme de 23 ans – comme tous les autres manifestants mentionnés dans cet article s’est vu attribuer un pseudonyme pour sa sécurité – utilise un bouclier fabriqué à partir d’une antenne satellite SkyNet afin de se protéger des balles en caoutchouc. L’activiste porte également un casque en plastique jaune et des lunettes de protection pour protéger ses yeux des gaz lacrymogènes et de la fumée.
«Nous sommes en première ligne. Nous savons que nous pouvons être arrêtés ou tués par des balles réelles lorsque les soldats nous tirent dessus, mais nous devons protéger nos amis», a-t-il déclaré.
Alors que les premières manifestations de rue contre la prise du pouvoir par les militaires le 1er février sont restées largement pacifiques, attirant des personnes de toutes les couches de la société, la police et l’armée ont violemment dispersé les manifestations plus récentes, tuant plus de 70 personnes à ce jour. Cette situation a réduit les manifestations à des groupes plus jeunes et plus audacieux qui jouent au chat et à la souris avec les forces de sécurité: ils battent en retraite de manière tactique et se rassemblent au moment où les forces se déplacent. Pour éviter d’être tués, blessés ou arrêtés, ils ont dû adopter rapidement de nouvelles méthodes et de nouveaux outils.
Ko Phyo Tin, 25 ans, habitant du district de Mayangone [dans le nord de Yangon] – qui rejoint chaque jour le groupe de protestation de Kyun Taw – utilise un bouclier improvisé à partir d’un morceau d’acier pour se protéger des balles en caoutchouc et des balles réelles. Il porte un casque de combat de fabrication chinoise.
«La plupart d’entre nous utilisent des équipements de protection fabriqués en Chine. Nous n’avons pas confiance en sa qualité mais nous n’avons pas d’autre choix», indique-t-elle, ajoutant que le groupe accepterait volontiers des dons de masques à gaz, de casques de protection et de gilets pare-balles de qualité.
Des femmes ont également pris position en tant que «frontliners», c’est-à-dire les manifestants qui supportent le plus gros des agressions de la police et de l’armée et qui protègent ceux qui sont derrière eux. Parmi elles, Ma Thu Thu, 23 ans, a fondé une équipe de «frontliners» qui opère dans les districts (de Yangon) de Hlaing et Kamaryut, où de tels groupes prolifèrent.
Ma Thu Thu dit que son équipe est composée d’un noyau de plus de 10 personnes, soutenues par une cinquantaine d’autres volontaires, qui ont appris des tactiques de rue utilisées dans les mouvements dissidents à l’étranger. «J’ai vu les manifestations à Hong Kong et elles m’ont donné des idées sur la façon dont nous pourrions nous défendre», indique Thu Thu, dont le «petit gabarit» cache une capacité à endurer des affrontements avec les forces de sécurité. Elle proteste contre le régime militaire depuis le 6 février et est de plus en plus convaincue que le peuple a besoin d’être protégé contre la force meurtrière utilisée par la police et les soldats, par exemple le 20 février, contre les dockers en grève à Mandalay. Les forces répressives ont tiré à balles réelles sur un rassemblement de plus de 1000 manifestants dans un chantier naval, faisant deux morts et des dizaines de blessés.
Le 26 février, Ma Thu Thu a assisté à une violente répression par la police de grandes foules de manifestants aux carrefours de Myanigone et de Hledan à Yangon. «La police a ouvert le feu pour disperser les manifestants, qui ont fui dans le chaos. Certains ont été arrêtés. Lorsque j’ai vu cela, j’ai pensé que nous devions être en mesure de protéger les manifestants lors des manifestations prévues le 28 février, journée de l’Alliance du thé du lait», a-t-elle déclaré, faisant référence à une alliance souple de mouvements pro-démocratiques en Thaïlande, à Hong Kong, à Taïwan et maintenant au Myanmar [le terme «thé au lait» a une consonance anti-chinoise].«J’ai publié [ces idées] sur Facebook et une de mes amies a dit qu’elle ferait don de 30 boucliers. J’ai discuté avec certains de mes amis masculins et nous avons décidé de nous porter volontaires en première ligne», a-t-elle ajouté. «Lorsque nous avons commencé à publier [notre projet], une centaine de personnes nous ont contactées [pour nous rejoindre]. Les membres de notre groupe viennent de nombreux districts différents de Yangon.»
Reprendre la rue
Le jour de l’Alliance du thé au lait, le groupe avait l’intention d’utiliser des boucliers en bois pour défendre les manifestants au carrefour de Hledan, mais la police et l’armée ont ouvert le feu avec des balles en caoutchouc et quelques balles réelles tuant deux personnes, avant que Ma Thu Thu et son équipe n’arrivent. En entendant cela, elles ont discuté de la possibilité d’abandonner leur plan, sachant que leurs boucliers en bois n’étaient pas à l’épreuve des balles, mais elles ont décidé qu’elles avaient le devoir de protéger les autres manifestants quoi qu’il arrive. Elles ont pris leurs positions en première ligne et, heureusement, la police n’a pas ouvert le feu à nouveau ce jour-là à Hledan.
Le lendemain, elles ont appliqué des remèdes maison lorsque des gaz lacrymogènes ont été lancés sur les manifestants sur une section de la route Insein, près de l’arrêt de bus Butaryone dans le district de Hlaing. «[Au début] nous avons beaucoup souffert des gaz lacrymogènes, alors nous avons chacune emporté avec nous une canette de Coca-Cola, […] préparé des sacs d’eau et porté des serviettes autour du cou», a déclaré Thu Thu, expliquant que parce que «de nombreux masques à gaz sur le marché sont inutiles contre les gaz lacrymogènes», les manifestants ont appris à mouiller leur visage avec du liquide ou à appliquer une serviette humide.
«Nous avons également remplacé nos boucliers en bois par des boucliers en acier», a-t-elle ajouté, décrivant comment le groupe a créé une première ligne de porteurs de boucliers appelée le groupe «Tank», en référence à un rôle de combat joué dans le jeu en ligne Mobile Legends, populaire parmi les jeunes d’Asie du Sud-Est. Derrière le Tank se trouve un groupe chargé de contrer les volées de gaz lacrymogènes, notamment en étouffant les grenades avec des sacs d’eau et des morceaux de tissu imbibés, et dans certains cas, en les arrosant avec un extincteur.
Les groupes de première ligne tentent également d’ériger deux barricades de fortune pour séparer les forces de sécurité des manifestants. «Il nous en faut deux pour que, lorsque la police détruit la première, nous puissions nous replier sur la seconde», a déclaré Thu Thu, ajoutant qu’ils avaient eux-mêmes improvisé cette stratégie
Malgré le recours à la force brutale par la police et l’armée, elle a déclaré que l’expérience avait appris aux manifestants qu’ils avaient «plus besoin de personnes courageuses plus que de personnes physiquement fortes» pour servir en première ligne.
«Au début, nous avons choisi les personnes physiquement fortes, mais lorsque la police a commencé à tirer, elles se sont enfuies», a-t-elle dit en riant. Dans notre groupe Tank, aucun homme ne mesure plus d’un mètre quatre-vingt.» «Lorsque nous terminons une journée et que les défenseurs de première ligne et les manifestants ordinaires vont bien, nous considérons cela comme une victoire», affirme-t-elle, ajoutant qu’ils avaient du mal à se pardonner chaque fois qu’un manifestant était blessé ou arrêté. «Nous y pensons jusqu’à tard dans la nuit. Parfois, je pleure.»
Les «frontliners» ont déclaré à Frontier qu’ils n’avaient pas peur de la police, mais que si des soldats étaient déployés, ils fuyaient. «Si c’est juste du gaz lacrymogène, des balles en caoutchouc ou des grenades assourdissantes, nous n’avons pas peur. Mais nous avons peur des vraies balles. C’est pourquoi nous avons adopté les boucliers en acier», a déclaré Thu Thu, tout en admettant que même ceux-ci ne les protègent pas des balles réelles. La preuve en a été faite le 11 mars, lorsqu’un manifestant du district de Dagon Nord, à Yangon, est mort lorsqu’une balle a traversé son bouclier métallique de fortune.
Si les forces de répression n’ont pas réussi à briser la détermination des groupes de protestation comme celui de Thu Thu, elles les ont de plus en plus éloignés des routes principales et des carrefours pour les repousser dans les quartiers résidentiels. Cela leur a permis de se cacher dans les appartements des habitants qui les soutiennent pendant les répressions, mais cela a également mis ces habitants et leurs maisons en danger. Le 10 mars, la police de Sanchaung a commencé à faire des descentes dans les appartements des personnes soupçonnées d’abriter des manifestants.
Thu Thu a déclaré que ce risque pour les habitants ordinaires de la ville rendait encore plus importante la réoccupation des routes principales par les manifestants. «Les 1er et 2 mars, nous pouvons dire que nous avons gagné; les manifestants occupaient Insein Road» en faisant référence à la grande artère. «Mais ensuite, la police a tiré des gaz lacrymogènes et des balles et a détruit nos barricades, si bien que les gens ont eu trop peur de manifester sur les routes principales.»
Certains veulent protester depuis ce qu’ils pensent être la sécurité relative de leur habitation, déclare Thu Thu, mais s’ils font cela, «la police tirera dans leurs maisons». C’est l’une des raisons pour lesquelles elle dit vouloir voir plus de gens dans les rues.
«Je crois qu’une révolution ne se gagne pas sans effusion de sang, mais tant que les manifestants seront dans la rue, nous aiderons à les défendre», a-t-elle déclaré, ajoutant que les «frontliners» réfléchissent sérieusement aux moyens d’offrir davantage de protection afin que «les gens aient le courage de ressortir». «Si nous ne retournons pas sur les routes principales, nous allons perdre. Il y a environ sept millions de personnes à Yangon; si elles descendent toutes dans la rue, il ne sera pas facile pour la police de les réprimer.» Les «frontliners» savent qu’ils risquent l’arrestation, voire la mort. Thu Thu dit avoir dit à ses amis: «Si je meurs, donnez tout ce que j’ai à mes parents.»
«Nous savons que nous risquons notre vie»
Ko Thiha, 22 ans, habitant de Hlaing, est un «frontliner» actif dans sa commune. Il porte une chemise en flanelle rouge et porte un bouclier en acier qu’il frappe avec un petit tuyau en plastique tandis que lui et d’autres «frontliners» scandent : «La révolution doit gagner!».
Il raconte que la première fois qu’il a servi en tant que «frontliner» à la jonction des routes de Baho et de Hlaing River, le 2 mars, il était à la fois excité et effrayé. «Nous demandons aux manifestants de rester derrière nous et de ne pas avoir peur, car nous les protégerons de la police anti-émeute», a-t-il déclaré à Frontier trois jours plus tard.
Lorsque les unités de l’armée avancent, dit-il, les instructions sont différentes: «Fuyez».
Ko Thiha et ses amis ont appris leurs tactiques, notamment l’utilisation de boucliers métalliques, en observant d’autres groupes de protestataires à Yangon. Ils se sont également inspirés du soulèvement de Hong Kong, où les manifestants ont érigé des barricades, utilisé des boucliers faits maison, porté des casques de protection et trouvé des moyens inventifs de neutraliser les grenades lacrymogènes. Mais le groupe de Ko Thiha a également revendiqué ses propres innovations. «Nous fabriquons nous-mêmes les boucliers avec de l’acier poli, ce qui signifie que nous pouvons également les utiliser pour réfléchir la lumière du soleil sur les yeux des policiers lorsqu’ils avancent vers nous», a-t-il déclaré fièrement. «C’était notre idée.»
Ko Thiha a dit qu’il avait également regardé un documentaire sur la soi-disant Révolution de la dignité en Ukraine qui a commencé en novembre 2013 et a pris 91 jours pour renverser un régime oppressif. Il nous a déclaré que les boucliers en acier ne protégeaient que contre les balles en caoutchouc que la police utilise. «Si des soldats sont impliqués, nous devons courir – ils utilisent des balles réelles». Il a également reconnu que son casque de chantier et son masque à gaz bon marché offrent peu de protection contre les balles en caoutchouc ou les gaz lacrymogènes, mais que c’est toujours mieux que rien. «Nous savons que nous risquons nos vies, mais nous devons protéger les manifestants pacifiques. C’est pourquoi j’ai décidé de rejoindre la ligne de front».«Ils peuvent nous arrêter, nous blesser ou nous tuer, mais si nous obtenons la démocratie, tout cela en aura valu la peine.» (Reportage publié sur le site Frontier Myanmar en date du 12 mars 2021; traduction rédaction A l’Encontre)
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