Par Mariano Schuster et Pablo Stefanoni
Le libertarien Javier Milei a remporté les élections présidentielles argentines avec 55,7% des voix contre 44,3% pour le péroniste Sergio Massa, soit une marge beaucoup plus importante que ne le prévoyaient les sondages [voir les résultats ci-dessous]. En l’espace de deux ans, cet outsider aligné sur l’extrême droite internationale est passé des plateaux de télévision, où il était connu pour son style excentrique et ses cheveux indisciplinés, à la Casa Rosada [palais présidentiel]. Comment l’Argentine en est-elle arrivée à cette situation qui paraissait encore improbable il y a quelques mois? Pour la première fois dans l’histoire du pays, un homme sans expérience de gestion institutionnelle, sans un appui de maires ni de gouverneurs et sans représentation significative au Congrès [35 députés et 8 sénateurs élus lors des législatives du 22 octobre sur la liste Liberdad Avanza] est devenu président.
1.- Javier Milei, un homme sans expérience politique, connu pour ses discours anti-keynésiens virulents et son mépris pour la «caste» politique, a exprimé, lors des élections argentines, une sorte de rébellion électorale anti-progressiste. Ce processus a certes des particularités nationales, mais il exprime un phénomène plus large qui transcende le pays qui vient de l’élire [1]. Si les raisons du non-conformisme qui a conduit une partie de l’opinion publique à voter pour Milei peuvent être trouvées, dans de nombreux cas, dans les soubassements économiques [inflation, paupérisation, etc.], l’expansion du libertarianisme est également liée à un phénomène d’ensemble d’émergence de droites alternatives avec des discours anti-statu quo qui capturent le malaise social et le rejet des élites politiques et culturelles.
Le développement de la droite n’est pas toujours justifié par des raisons économiques. L’extrême droite crée des clivages en fonction des réalités nationales et se développe également dans les pays ayant un niveau de richesse élevé [au-delà de sa distribution des plus inégalitaires]. Milei a intégré de nombreux narratifs de ces droites radicales internationales, souvent de manière non digérée, comme celui qui postule que le changement climatique est une invention du socialisme ou du «marxisme culturel», ou celui qui souligne que nous vivons sous une sorte de néo-totalitarisme progressif.
Dans une large mesure, le phénomène Milei s’est développé de bas en haut et a longtemps échappé à l’attention des politologues – et des élites politiques et économiques elles-mêmes. Milei a réussi à imprégner le mécontentement social d’une idéologie «paléolibertaire» sans aucune tradition en Argentine: «l’offre crée sa propre demande» [pour utiliser la formule de Jean-Baptiste Say, dite loi des débouchés]. Ses slogans «La casta tiene miedo» (La caste a peur) ou «Viva la libertad, carajo» (Vive la liberté, bordel) se mêlent à une esthétique rock qui éloigne Milei de la rigidité des vieux libéraux-conservateurs.
Son discours s’inscrit dans un esprit de «que tous s’en aillent», à tel point qu’il a réussi à faire de ce slogan («que se vayan todos»), lancé en 2001 contre l’hégémonie néolibérale, le cri de guerre de la nouvelle droite.
2.- Economiste matheux, à l’origine défenseur du libéralisme classique, Milei s’est converti en 2013 aux idées de l’école autrichienne d’économie dans sa version la plus radicale: celle de l’Américain Murray Rothbard [voir l’article de P. Stefanoni publié sur ce site le 11 novembre]. L’essor politique de Milei a été porté par son style enflammé, son discours racoleur contre la «caste» politique et un ensemble d’idées ultra-radicales identifiées à l’anarcho-capitalisme et méprisant la démocratie.
Depuis 2016, principalement grâce à ses apparitions télévisées, ses présentations de livres, ses vidéos sur Youtube ou ses conférences publiques dans les parcs, Milei a réussi à générer un fort attrait auprès de nombreux jeunes, qui se sont mis à lire divers auteurs libertariens et sont devenus sa première base de soutien. Après son entrée en politique en 2021, lorsqu’il a été élu à la Chambre des députés, il a obtenu un soutien socialement transversal, qui incluait les quartiers populaires. C’est là que son discours, qui semble sortir de La révolte d’Atlas [Atlas Shrugged, 1946] d’Ayn Rand [1905-1962, dans sa trajectoire, elle entre en contact début des années 1940 avec l’économiste de l’école autrichienne Ludwig von Mises], se connecte à l’entrepreneuriat populaire et à l’ambivalence – parfois radicale – de ces secteurs à l’égard de l’Etat. La pandémie et les mesures de confinement de l’Etat ont également nourri plusieurs des dynamiques pro-«liberté» qu’incarne Milei [dans un premier temps, le dépistage a été centré de façon directive sur les quartiers populaires du Grand Buenos Aires, mais la cohérence de l’action publique à l’échelle du pays n’existant pas, l’épidémie s’est accélérée dans l’ensemble des provinces – réd.].
3.- Le soutien de Mauricio Macri, ancien président entre 2015 et 2019 et leader de «l’aile dure» de la coalition Juntos por el Cambio (JxC), a été décisif pour les chances de Milei au second tour. Avec le soutien de Macri et de Patricia Bullrich (qui avait été reléguée en troisième position au premier tour avec 23,81%, alors que Massa obtenait 36,78% et Milei 29,99%), le discours anti-caste de Milei – qui semblait plafonner à 30% des voix – s’est transformé en: «kirchnerisme ou liberté». C’était le slogan de Bullrich au premier tour. Ainsi, sa stratégie a consisté à donner une expression au vote anti-kirchnériste. A partir de cette base, il devient suffisamment fort pour affronter le péronisme. Mais, en même temps, Milei est devenu extrêmement dépendant de Macri. Ce dernier a vu dans le manque de structure partisane et d’écurie politique de Milei la possibilité de reprendre le pouvoir après l’échec de son gouvernement: non seulement le «Macrismo» fournira des cadres au «Mileismo» naissant, mais ce dernier dépendra des élus de Macri [au nombre de 93 députés et 24 sénateurs, malgré la perte de 25 députés et de 9 sénateurs suite aux législatives d’octobre] pour parvenir à un minimum de gouvernabilité.
4.- Après le premier tour, Milei a abandonné ses exigences les plus radicales de privatisation totale de l’Etat, car elles entraient en conflit avec les sensibilités égalitaires et favorables au service public d’une grande partie de l’électorat. Ce dimanche 19 novembre, le candidat de La Libertad Avanza (LLA) a obtenu des résultats impressionnants dans la province stratégique de Buenos Aires, où il est arrivé à un peu plus d’un point au-dessous du péroniste Sergio Massa [50,73% pour Massa, plus 7,9% par rapport au 1er tour; 49,27% pour Milei, plus 23,6%]. Le cas de Buenos Aires est d’ailleurs symptomatique: depuis des années, le péronisme se targue d’y maintenir son bastion politico-spirituel. Le fait que la différence ait été si faible invite à reconsidérer le pouvoir territorial historique du péronisme dans la province – déjà contesté en 2015 par le «Macrismo» – et cela surtout dans ses zones les plus pauvres. Milei a également conquis des régions du centre productif du pays comme Córdoba, Santa Fe et Mendoza. Il a aussi gagné dans presque toutes les provinces argentines. La grande question est maintenant de savoir ce qui subsistera de son programme le plus radical, y compris la dollarisation de l’économie, qu’il n’a jamais détaillée complètement, ou la clôture de la Banque centrale (BCRA).
5.- Milei a réussi à transformer en sa faveur sa défaite lors du débat présidentiel [le 12 novembre]. Ce jour-là, Massa l’a battu presque par KO. Il était l’homme qui connaissait parfaitement l’Etat, qui savait dans laquelle des assemblées du Congrès (Chambre des députés et Sénat) il fallait intervenir et dans quel secteur il «ne fallait pas prendre une balle» (un échec) bien qu’il ait été ministre de l’Economie avec un taux d’inflation annuel de plus de 140%. Face à lui, il y avait un Milei presque déprimé, sans aucune capacité de polémiste, bien loin de son charisme particulier lors des meetings électoraux où il apparaissait avec une tronçonneuse et appelait à «virer les politiciens qui appauvrissent à coups de pied au cul». Mais cette victoire de Massa s’est avérée être une victoire à la Pyrrhus. En plus d’apparaître comme un ministre de l’Economie qui ne faisait que «renvoyer à la démence» [son adversaire], il représentait comme personne d’autre le type de politicien hyper-professionnalisé rejeté par une grande partie de l’électorat. Massa a incarné dans la campagne en quelque sorte la façade de la caste, avec le soutien plus ou moins explicite des leaders de l’Union Civique Radicale-UCR [parti historique] et des secteurs modérés du centre-droit, comme le maire sortant de Buenos Aires, Horacio Rodríguez Larreta [ex-membre du parti péroniste et, depuis 2008, représentant de Propuesta Republicana]. Milei a finalement réussi à transformer le «trolling» [sur les réseaux sociaux] anti-progressiste en un projet présidentiel.
Après sa victoire le 19 novembre, les gens sont descendus spontanément dans les rues, comme s’il s’agissait d’une victoire au football. Le vote pour Milei a combiné une expression électorale de colère avec une nouvelle forme d’espoir, associée à un discours à forte charge utopique et messianique et à quelques proclamations réactionnaires. Milei s’est présenté, en se comparant même à Moïse, comme un libérateur du peuple argentin de l’«étatisme» et de la «décadence». En deux ans, il est passé d’une sorte de Joker, appelant à la rébellion dans Gotham City [ville fictive, résidence de Batman, Joker étant le «super-vilain»], à un nouveau président imprévu. «La stratégie de Milei avait la configuration d’une tornade, erratique à bien des égards, désordonné, mais efficace et agrégeant les malaises. Les gens ont payé avec leur vote l’entrée d’un nouveau spectacle avec Milei comme protagoniste», a écrit l’analyste Mario Riorda dans un fil de discussion.
Savoir comment cette vision sera intégrée dans un programme gouvernemental est la grande question qui se pose actuellement: s’agira-t-il d’autre chose que d’un «Macrismo 2.0»? On sait déjà que son cabinet sera un mélange de «Mileístas» et de «Macristas», avec un rôle central pour Patricia Bullrich. Il reste également à voir quel sera le rôle de la vice-présidente Victoria Villarruel, une avocate associée à la droite radicale, y compris aux ex-militaires de la dictature. Elle se réfère à l’Italienne Giorgia Meloni.
6.- Les groupes militants progressistes des derniers jours – des personnes ordinaires intervenant dans les transports publics et d’autres espaces de masse – n’ont pas suffi à inverser une vague plus puissante que prévu. Ces initiatives militantes de base, qui ont mis l’accent sur le négationnisme de Milei – en ce qui concerne les crimes de la dernière dictature, mais de même pour ce qui a trait au changement climatique – et ses propositions contre la justice sociale (qu’il considère comme une monstruosité), ont cherché à être une mise en garde. Mais ces forces militantes n’ont pas expliqué pour quelles raisons le projet de Massa serait attrayant. Elles se sont efforcées seulement de prôner un vote de barrage nécessaire pour ne pas perdre ses droits [sociaux et démocratiques]. Nombreuses de ces forces militantes progressistes de base ont fini par invoquer la défense du système politique (ce qui était étayé par la proposition d’«unité nationale» de Massa); système contre lequel Milei lui-même avait construit son discours «contre la caste». En outre, plutôt que de mettre en avant les qualités du candidat péroniste (auxquelles ils ne croyaient souvent pas), ces regroupements militants ont mis en garde contre le danger «fasciste» de son adversaire.
Or, l’affaiblissement même du kirchnérisme fait que ces discours sont souvent inaudibles ou perçus comme des sermons pour une partie de la population décidée à voter pour «le nouveau» – même si ce nouveau peut être un saut dans le vide. A cela s’ajoutait le fait que le «mileísmo» avait sa force propre force militante, en grande partie au travers des réseaux sociaux.
Le résultat de l’élection a fini par être presque identique à celui de Jair Bolsonaro contre Fernando Haddad lors des présidentielles de 2018. Le thème de la «peur» distillé par la campagne de Massa s’est heurté au «ras-le-bol» de la campagne de Milei. Le progressisme argentin (péronisme) est désormais confronté: à la nécessité de faire le bilan de ces années; à la nécessité de se réinventer dans un nouveau contexte politico-culturel, soit une potentielle vague réactionnaire. «Ces élections ne sont pas seulement une défaite pour le kirchnérisme, pour l’Unión por la Patria ou le péronisme en général. Elles sont surtout une défaite de la gauche. Une défaite politique, sociale et culturelle de la gauche, de ses valeurs, de ses traditions, des droits qu’elle a conquis, de sa crédibilité», écrit l’historien Horacio Tarcus.
7.- Le triomphe de Milei entraînera-t-il un changement culturel dans le pays en accord avec son idéologie ultra-capitaliste? Pourra-t-il transformer le soutien électoral en pouvoir institutionnel effectif? Cette nouvelle droite, fruit d’un assemblage de libertariens et de macristes, sera-t-elle capable de gouverner «normalement»?
Si Milei a dépassé électoralement Juntos por el Cambio [au premier tour], il a dépendu de Macri et de Bullrich pour obtenir les voix du second tour. Milei a gagné la présidence, Macri a gagné le pouvoir politique. Sera-t-il capable de faire les ajustements radicaux qu’il a promis? Quelle sera la force de la résistance – des syndicats et des mouvements sociaux – à un gouvernement qui se situera très à droite de celui de Macri (2015-2019) et qui promet une thérapie de choc? Milei parviendra-t-il à construire une base sociale pour soutenir ses réformes? [2]
Après 22 heures, dimanche 19 novembre, le président élu, depuis son quartier général [dans le Libertador Hotel], a retrouvé sa rhétorique de combat devant ses partisans. Il s’est présenté comme le «premier président libéral-libertarien de l’histoire de l’humanité», se référant au libéralisme du XIXe siècle. Il a répété qu’il n’y a pas de place dans son projet «pour les tièdes». Ses partisans ont réagi en scandant: «Qu’ils s’en aillent tous, qu’il n’en reste plus aucun.» (Article publié dans la revue Nueva Sociedad, le 20 novembre 2023; traduction rédaction A l’Encontre)
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[1] Voir l’ouvrage de Pablo Stefanoni, La rébellion est-elle passée à droite? Dans le laboratoire mondial des contre-cultures néoréactionnaires, Ed. La Découverte, octobre 2022.
[2] Selon le quotidien Clarin du 21 novembre, suite à la victoire de Milei les actions de Yacimientos Petrolíferos Fiscales, entreprise pétrolière d’Etat, sont montées de 40%. Milei avait annoncé sa privatisation. Les politiques d’ajustement structurel se feront plus brutales, avec certainement un rôle accru dans l’acquisition des ressources dites naturelles d’exportation pour des groupes financiers non argentins, très attentifs aux opérations possibles sur la base de l’endettement. Le test à venir: la coalition Milei-Macri-Bullrich va-t-elle être apte à battre le mouvement syndical et social argentin, condition pour mener à bien une nouvelle phase de l’ajustement structurel? (Réd.)
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Présidentielles du 19 novembre. Résultats d’ensemble et dans l’essentiel des provinces
Argentine. Milei (Libertad Avanza) : 55,69% (14’476’462) ; Massa (Union por la Patria) : 44,31% (11’516’142)
Participation: 76,3%, votes blancs: 1,6%
Capitale fédérale. Milei : 57,24% (1’034’157 suffrages) ; Massa : 42,76% (772’440)
Province Buenos Aires. Milei : 49,27% (4’776’711) ; Massa : 50,73% (4’919’211)
Chaco. Milei : 50,07% (353’024) ; Massa : 49,93% (352’036)
Córdoba. Milei : 74,05% (1’637’147) ; Massa : 25,95% (573’695)
Corrientes. Milei : 53,20% (366’191) ; Massa : 46,80% (322’157)
Entre Rios. Milei : 61,48% (525’046) ; Massa : 38,52% (328’920)
Jujuy. Milei : 58,33% (253’180) ; Massa : 41,67% (180’831)
Mendoza. Milei : 71,15% (780’364) ; Massa : 28,85 (316’450)
Misiones. Milei : 56,80% (403’126) ; Massa : 43,20% (306’647)
Neuquen. Milei : 60,42% (253’472) ; Massa : 39,58% (166’022)
Rio Negro. Milei : 54,24% (235’662) ; Massa : 45,76% (198’814)
Salta. Milei : 57,86% (456’509) ; Massa : 41,14% (332’510)
Santa Fe. Milei : 62,82% (1’278’243) ; Massa : 37,18% (756’388)
Santiago des Estero. Milei : 31,58% (198’592) ; Massa : 68,42% (430’248)
Tucumán. Milei : 51,98% (555’009) ; Massa : 48,02% (512’638)
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