Algérie. Mardi 9 avril: la mobilisation étudiante réprimée

Par Salima Tlemcani

C’est une journée particulière et très tendue que les étudiants ont vécue hier, le 9 avril 2019, à Alger. Contrairement aux huit précédents mardis durant lesquels ils ont surpris par leur maturité et leur prise de conscience, en organisant d’imposantes marches à Alger, hier, ils ont fait face aux jets d’eau et aux gaz lacrymogènes.

Pourtant, lorsque les petits groupes de jeunes filles et garçons arrivaient sur la place de la Grande-Poste, occupée plutôt par les familles des disparus, personne ne se doutait que ce mardi, les policiers avaient reçu l’ordre de les empêcher d’emprunter le Tunnel des facultés.

Vers 9h30, les dizaines d’étudiants se sont rassemblés au jardin des Bouquinistes, avec le drapeau autour du cou et des pancartes hissées vers le ciel où on pouvait lire: «Nous voulons la démocratie, pas de théologie», «L’Algérie une république pas un royaume», «Système dégage», «Ni despotisme ni chaos, nous retrouverons notre souveraineté confisquée», «Non au système de Bedoui», «Non aux 3B» (Bensalah, président du Conseil de la nation; Bedoui, premier ministre; Belaïz, président du Conseil constitutionnel). A côté, quelques manifestants portant des portraits de personnes disparues durant les années 1990 crient: «Rendez-nous nos enfants», «Nous voulons la vérité sur nos enfants».

Le nombre des étudiants devient de plus en plus imposant, puis subitement, le mot d’ordre de marcher vers l’avenue Pasteur est donné. Encadrée par des policiers, la grappe de jeunes manifestants s’ébranle en scandant: «Ohé, ohé enlevez la bande on s’en portera mieux», «Etudiants en colère, nous voulons des changements», «Algérie, libre et démocratique», «Libérez l’Algérie», etc. Jusque-là, tout se passait bien.

Les policiers ne faisaient que réguler la circulation automobile pour éviter la paralysie. Le carré des étudiants s’élargissait au fur et à mesure qu’il arrivait près de l’avenue Pasteur.

A quelques centaines mètres de l’entrée du Tunnel des facultés, un long cordon de policiers antiémeute est dressé. Les étudiants sont sommés de rebrousser chemin. Intransigeants, ils tentent de poursuivre leur marche, mais les policiers les en empêchent. Des deux côtés, la tension monte. «Chorti rak chaabi, al khobza ala rabi» (Policier, tu es un enfant du peuple, le salaire c’est Dieu qui l’assure), «Chorta, talaba khawa, khawa» (Policiers, étudiants, des frères), crient les étudiants.

«Silmiya Silmiya» contre les gaz lacrymogènes et les jets d’eau

A 11h25, un agent en civil, debout derrière le mur des policiers, asperge les manifestants de gaz lacrymogènes. La foule scande d’une seule voix: «Silmiya, silmiya!» (Pacifique, pacifique), en levant les mains vers le ciel. L’air devient irrespirable.

Incommodés, beaucoup d’étudiantes et d’étudiants crient de douleur en se frottant les yeux et le nez. Des bouteilles d’eau sont tout de suite distribuées, puis du vinaigre. Les policiers continuent de bloquer les manifestants qui résistent.

D’autres jets de gaz lacrymogènes, de brutales bousculades suivies de cris de douleur et de colère, mais aussi de pleurs et de sanglots. L’ambiance est chaotique. Il est impossible de se frayer un chemin pour sortir de ce nuage de gaz asphyxiant.

Cela se passe devant la clinique des grands brûlés, Pierre et Claudine Chaulet. Du haut des balcons, des femmes, des hommes mais aussi des médecins explosent de colère. «Arrêtez vos gaz. Vous êtes à côté d’un hôpital.Il y a des malades qui souffrent», crient-ils. Subitement, un camion à canon à eau surgit et fonce sur le carré d’étudiants. Les yeux rouges, le nez dans des mouchoirs imbibés de vinaigre, ils se remettent sur pied et scandent les mains levées: «Silmiya, silmiya!» (Pacifique, pacifique).

La colère du personnel médical de la clinique n’a pas eu raison de la répression. En haut de ce bolide, un gros canon asperge les manifestants par de puissants jets, qui atteignent aussi bien les balcons des immeubles que les fenêtres de la faculté, avant de viser les étudiants. Ces derniers résistent par… l’humour. Ils scandent: «Ohé, ohé, zidoulna shampooing nkounou labass» (Ajoutez-nous du shampooing et on se portera mieux).

De nombreux étudiants s’assoient à même la chaussée et entonnent l’hymne national, puis des chants patriotiques. Ils refusent de quitter les lieux, mais les policiers continuent à utiliser les canons à eau, en ciblant tout le monde sans aucune distinction, y compris leurs collègues et les riverains.

Des renforts arrivent sur les lieux. De nombreuses raflent sont opérées. Assis par terre, un groupe d’étudiants, filles et garçons, la main dans la main, résiste, en refusant de se lever. Ils sont pris un à un par des policiers, sous les cris et les pleurs. L’image est poignante. Du haut du troisième étage, une femme, comme pour sauver l’un des étudiants, jette des bouteilles en plastique sur les policiers, puis une en verre, qui a failli blesser les manifestants, suscitant un chapelet d’insultes vociférées par ces derniers.

Toujours déterminés, les étudiants font une dernière tentative pour passer sous le tunnel mais en vain. Les interpellations deviennent de plus en plus nombreuses. Les manifestants finissent par se disperser par petits groupes en rebroussant chemin en direction de la Grande-Poste, où des dizaines de leurs camarades étaient rassemblés. La colère est visible sur les visages.

Il est 12h30. Les slogans sont maintenant dirigés contre la police et Abdelkader Bensalah, qui venait d’être désigné en tant que président intérimaire après la validation de la démission de Bouteflika. «Bensalah dégage!», «Pouvoir assassin!», «Chorta dégage!» (Police dégage), «Koul youm massira manach habsin» (Tous les jours des marches, nous n’arrêterons plus), «Tetnahaw gaa» (Vous partez tous).

Une ambiance chaotique

Sur cette place, un dispositif impressionnant de policiers est déjà là. Une grande partie des escaliers de la Grande-Poste ont été évacués, mais les étudiants ont pris place tout au long de la chaussée bloquant tous les accès.

D’une seule voix, ils répètent sans cesse cet hymne à la jeunesse: «La Casa d’El Mouradia», chanté dans les gradins des stades de la capitale et qui raconte les causes de leurs souffrances et leurs douleurs. Les policiers tentent encore une fois de les disperser, mais en vain. La détermination des jeunes est très forte. Ils crient: «Nous sommes des étudiants et non des terroristes.»

Des jets de gaz lacrymogènes créent la panique dans les rangs. Deux étudiantes perdent connaissance, une troisième est atteinte d’une crise d’asthme, une quatrième sanglote sous le choc. Les manifestants essayent de dégager l’espace, mais impossible.

L’air irrespirable pousse la foule à aller dans les deux sens. Les bousculades se multiplient. Deux jeunes médecins se fraient un passage pour aider les quatre étudiantes. Les bouteilles de vinaigre passent de main en main.

Mais, l’atmosphère devient asphyxiante. Impossible de rester au milieu de la foule. Les policiers reviennent à la charge. Cette fois-ci, c’est à coups de jets d’eau qu’ils tentent de disperser plus d’un millier de manifestants.

Ces derniers reculent, mais reviennent à chaque fois à leur place, plus déterminés. De l’autre côté de la place, chaque lancement de grenade lacrymogène est suivi d’acclamations et de youyous. A bout de souffle, les policiers n’arrivent plus à dégager la place.

La foule est aussi dense que durant la matinée. Les explosions de grenades de gaz lacrymogènes et les jets d’eau deviennent plus intenses. Des interpellations se multiplient dans les rangs des étudiants. L’ambiance tourne à l’émeute, poussant les manifestants à se disperser, par petits groupes, dès 15h.

Deux heures plus tard, les policiers étaient toujours sur place. Déterminés et unis, les étudiants ont fait preuve d’un courage exceptionnel. Pacifiquement, ils ont su résister à la répression. (Article publié dans El Watan, en date du 10 avril 2019)

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