Par Stavros Tombazos
Le 25 juin 2012, l’agence de notation Fitch dégrade la note souveraine de Chypre à «BB+», avec une perspective négative, selon la formule consacrée. Cette dégradation intervient après les «mauvaises notes» attribuées à Chypre par Moody’s et Standard&Poor’s. Les raisons explicitées sont les suivantes: Fitch estime à 4 milliards d’euros le besoin de recapitalisation des banques chypriotes fortement exposées à la dette grecque. De plus, l’agence de notation souligne que «les banques chypriotes devront supporter des pertes significatives liées au crédit [fait à des emprunteurs grecs] puisque l’économie grecque continue de se contracter». Pour terminer, dans son communiqué, Fitch souligne que l’apport du gouvernement à la recapitalisation porterait la dette dite publique (en fait, il s’agit d’un transfert du privé au public) au-delà du seuil de 100%. Un jour plus tard, le lundi 26 juin au soir, un communiqué du gouvernement de la République de Chypre affirme: «Le gouvernement a informé aujourd’hui les autorités européennes compétentes de sa décision de présenter à la zone euro une demande d’aide financière.» Un nouveau pays s’ajoute à la liste des économies à renflouer sous conditions d’austérité brutale: Chypre suit l’Irlande, la Grèce, le Portugal et l’Espagne qui a officiellement une assistance financière le même jour.
Cette annonce intervient cinq jours avant le dimanche 1er juillet, date à laquelle Chypre doit prendre, formellement, la présidence de l’UE. Avec tact, Kurt Lauk, président du conseil économique lié à la CDU d’Angela Merkel, déclare: «Il y a ici le paradoxe de l’Union européenne: le chien devrait être responsable de l’offre de saucisses» (quotidien grec Kathimerini, 26 juin 2012). Les négociations de Nicosie avec la Russie [1], qui a déjà accordé un prêt de 2,5 milliards d’euros, n’ont pas permis au gouvernement de Chypre d’échapper à «un appel à l’aide européenne», même si le capitalisme chypriote figure parmi les trois capitalismes les plus petits de l’UE, en compagnie de Malte et de l’Estonie. Malte et Chypre ayant une fonction de place bancaire, avec les traits fort particuliers de ce genre de places. L’aide requise se situe à hauteur de 10 milliards d’euros, ce qui représente presque 50% du PIB de l’île. Les origines de cette crise sont fort bien expliquées par Stavros Tombazos, qui l’annonçait le 17 juin, date de l’écriture de cet article. (Rédaction A l’Encontre)
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Alors que le modèle de développement chypriote, fondé notamment sur le tourisme bon marché, semblait depuis les années 1990 avoir atteint ses limites, les années 2000 avant la crise mondiale ont constitué des années d’une forte croissance économique.
Chypre a adopté l’euro en 2007, mais le taux de change de sa monnaie nationale par rapport à l’euro était fixé, de manière informelle, depuis longtemps. Comme d’autres pays de l’Europe du sud, Chypre a pu profiter de taux d’intérêt réels très faibles qui ont favorisé aussi bien l’investissement que la consommation des ménages. Ces taux d’intérêt s’expliquent principalement par des entrées nettes de capitaux russes créant une liquidité bancaire abondante. Aujourd’hui, la grande dépendance du système bancaire chypriote à l’égard des dépôts russes est indéniable.
En même temps, cependant, comme en Grèce et en Espagne notamment, les taux d’intérêt faibles et l’activité économique soutenue des années 2000 à Chypre avant la crise s’accompagnaient de déficits croissants de la balance courante [1]. De presque 4% en 2000, le déficit de la balance courante est monté à 12,2% en 2008. Mais les économistes néolibéraux ne voulaient rien savoir des inquiétudes d’autres économistes «dogmatiques» qui «ne comprennent rien des vertus de la finance à l’heure de la mondialisation». Bien sûr, depuis la crise, le déficit de la balance courante diminue à cause de la baisse de l’investissement et du pouvoir d’achat des salariés. En 2001, il était de l’ordre de 7,3%.
Chypre était et demeure un paradis fiscal. Le taux d’imposition des entreprises locales et étrangères se limite à 10%. Avec l’adhésion de Chypre à l’Union européenne (UE) au milieu de la décennie précédente [1er mai 2004], Chypre, ne pouvant plus maintenir des taux d’imposition différents selon la nationalité des entreprises, a préféré «s’harmoniser» en diminuant le taux d’imposition des entreprises chypriotes. Cela est un des facteurs qui expliquent le fait que les recettes publiques de l’État sont bien inférieures à la moyenne de la zone euro.
Le secteur financier hypertrophié, que les économistes néolibéraux considéraient comme la grande force de l’économie chypriote, se transforme maintenant en un grand cauchemar. Loin de pouvoir prendre le relais du tourisme en tant que force motrice de l’économie chypriote, le secteur bancaire constitue une menace sans précédent pour les finances publiques et le pouvoir d’achat de la population.
La crise économique mondiale eut des répercussions sérieuses à Chypre dès 2009. Alors que le taux de croissance annuel moyen de la période 2001-2008 était de l’ordre de 3,7% (3,6% en 2008), depuis 2009 il se situe à un niveau bien plus bas :-1,9% en 2009; 1,1% en 2010; 0,5% en 2011 et -0,8% en 2012 (selon les prévisions officielles de la commission). Le chômage a augmenté soudainement de 3,7% en 2008 à 10% actuellement. Suite à des mesures d’austérité dans les secteurs public et privé, le salaire réel diminue continuellement depuis 2010. La diminution du pouvoir d’achat devrait atteindre environ 10% pour la période 2010-2013.
Le système bancaire chypriote, actuellement en crise, semblait en 2009 encore solide. Les banques chypriotes n’étaient pas exposées aux produits toxiques qui étaient à l’épicentre de la crise bancaire aux États-Unis et dans nombre d’autres pays européens. Cependant, les banques chypriotes ont voulu profiter de la crise mondiale. En 2009 et en 2010, les deux grandes banques privées de Chypre, Bank of Cyprus et Marfin-Laiki ont massivement spéculé sur les titres de la dette publique grecque.
Les taux d’intérêts, élevés à cause de la spéculation internationale contre la Grèce, rendaient les titres publics de sa dette particulièrement attrayants (notamment sur le marché secondaire). Les banques chypriotes en ont acheté pour une valeur supérieure à 5 milliards d’euros, une valeur qui représente plus de 25% du PIB chypriote, estimé à 18 milliards pour 2012.
On estime les pertes de cette spéculation à plus de 3 milliards. Il faut y ajouter la valeur des «mauvais» crédits que les filiales grecques des banques chypriotes ont accordés à des ménages et à des entreprises en Grèce. La valeur de ces derniers varie de 5 à 10 milliards, selon les estimations. Curieusement, personne ne parle des crédits que les banques chypriotes ont accordés aux grandes entreprises de construction immobilières à Chypre. En fait, les taux de croissance élevés des années 2000, avant la crise, étaient en large partie dus au secteur de construction. Aujourd’hui la bulle de l’immobilier est en train de se dégonfler.
Dans deux villes touristiques de Chypre, Paphos et Larnaka, le nombre d’immeubles mis en vente n’a jamais été aussi élevé. Il est donc difficile d’imaginer que le secteur bancaire chypriote n’a pas accumulé des mauvaises dettes aussi à Chypre. En raison de la fragilité incontestable du secteur bancaire, Chypre peut devenir une seconde Irlande, notamment si la situation économique en Grèce se détériore davantage.
Le gouvernement chypriote a récemment prix la décision de sauver Marfin-Laiki avec 1,8 milliard d’euro, une banque dont la valeur actionnariale est estimée maintenant à 0,4 milliard seulement. Cette somme d’argent est déjà très importante pour Chypre, car elle représente 10% de son PIB, mais elle est une très petite somme par rapport au risque d’une aggravation de la crise bancaire à Chypre. En fait, on voit mal comment cette aggravation peut être évitée.
Le gouvernement chypriote est déjà en train de négocier avec la Russie un prêt bilatéral de plusieurs milliards d’euros. Même s’il l’obtient, il est difficile d’imaginer qu’il puisse réussir à ne pas recourir au mécanisme de l’UE et à ne pas devoir se soumettre à sa discipline récessive.
Comme en Irlande, Chypre n’avait jamais eu une dette publique particulièrement importante. En 2009, elle était encore inférieure à 60%. Elle est déjà 75% [71,6% selon eurostat –réd.] et, avec la recapitalisation du système bancaire, elle risque d’augmenter de manière incontrôlée.
Faute d’avoir pu les reconnaître à temps et d’avoir fait face aux problèmes structurels de son économie, Chypre se limite à espérer que les réserves de gaz naturel qui ont été découvertes seront à la hauteur des estimations optimistes. Mais l’infrastructure pour son exploitation ne sera terminée que dans plusieurs années. En fait, personne ne sait quand le gaz naturel fera rentrer de l’argent dans les caisses de l’Etat. Pour le moment en tout cas, cette même caisse se vide.
Encore une fois, les banques privées sont trop grandes pour être abandonnées à leur sort, d’où le refrain universel de la même chanson réactionnaire qui est très à la mode aussi à Chypre : «les fonctionnaires qui ne travaillent pas», «le système de retraite archaïque qui ne prend pas en compte le vieillissement de la population», «les salaires trop élevés», « les excès de l’État providence »… (17 juin 2012)
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[1] Le président chypriote Demetris Christofias (61 ans), membre du Parti communiste, qui a fait ses études en URSS – très proche des milieux d’affaires et affairiste lui-même d’avant-garde –, a tout fait pour trouver une aide venant de Chine et de Russie. Il n’a pas manqué, quelques heures avant la demande de renflouement auprès de l’UE, d’indiquer que la Commission européenne, la Banque centrale européenne et le FMI agissaient comme «des forces coloniales» pour imposer leurs programmes d’austérité. Il faut savoir que l’échéance électorale est fixée en 2013 et que le test de l’austérité par ce dirigeant «communiste» ne semble pas de bon aloi du point de vue des suffrages. Cette île de 800’000 habitants a une importance géopolitique qu’il est inutile de souligner. A cela s’ajoutent les relations Chypre-Israël et les tensions avec la Turquie. – (Réd. A l’Encontre)
[2] La balance courante est le solde des flux monétaires qui résultent des échanges internationaux de biens et services (balance commerciale), des revenus (revenus triés des investissements à l’étranger ou versés aux investisseurs étrangers dans le pays) et des transferts courants (envoi de fonds par des travailleurs à l’étranger, etc.). – (Réd. A l’Encontre)
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Stavros Tombazos, économiste, a écrit cet article pour le CADTM.
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