Par William Christou (Saidnaya)
[Pour ceux et celles qui, au moins depuis 2011 – si ce n’est avant –, ont apporté un soutien sans faille à la population de Syrie qu’un régime dictatorial ne cessait d’espionner, d’emprisonner, de torturer…, la chute du tyran, en 11 jours, ne pouvait susciter qu’une adhésion à ce sentiment populaire que Firas Kontar constatait: «C’est la joie partout en Syrie.» L’auteur de Syrie, la Révolution impossible (Ed. Aldeia, 2023) confiait le 8 décembre à Baudouin Loos du quotidien Le Soir: «C’est un mélange de joie et de soulagement. On ne peut imaginer, ici en Europe, ce qu’ont été les années Assad pour les Syriens. Quel contraste avec ce qu’on entend en France sur les plateaux de télévision qui n’abordent que les risques djihadistes, oubliant les centaines de milliers de morts causés par la barbarie du régime, infiniment plus que toutes les victimes des organisations djihadistes réunies.»
Le reportage du Guardian – qui a accédé à la prison de Saidnaya, à 30 km au nord de Damas – que nous publions ci-dessous illustre, au-delà de toutes les formules convenues sur le régime d’Assad, l’industrialisation de «crimes contre l’humanité». – Réd. A l’Encontre]
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Les célébrations populaires de la chute de Bachar al-Assad à Damas ont été interrompues par un bruissement: à la périphérie de la ville, une porte a été trouvée. Derrière elle se trouve un vaste complexe souterrain, profond de cinq étages, contenant les derniers prisonniers du régime Assad, qui manquent d’air.
Les voitures foncent vers la prison de Saidnaya, surnommée «l’abattoir humain», le complexe de torture le plus célèbre du vaste réseau de centres de détention du gouvernement syrien des Assad. Le Guardian a suivi le mouvement alors que la circulation s’arrêtait et que des rumeurs circulaient entre les fenêtres baissées des voitures: il y a 1500 prisonniers piégés sous terre qui ont besoin d’être secourus; peut-être que vos proches en font partie. Les voitures ont été abandonnées sur le bord de la route et les gens ont commencé à marcher.
Une procession éclairée par des milliers de torches téléphoniques a franchi les portes du complexe pénitentiaire qui, jusqu’à ce que les rebelles en prennent le contrôle plus tôt dans la journée de dimanche 8 décembre, garantissaient l’entrée mais pas la sortie. Les familles se sont regroupées autour de feux dans la cour de la prison pour se réchauffer, tout en gardant un œil sur les portes de la prison pour voir si elles pouvaient reconnaître des visages qui en sortaient.
Les combattants rebelles ont tenté d’empêcher les gens d’entrer dans la prison elle-même, en tirant des coups de feu en l’air, mais la foule a continué à avancer sans se laisser décourager.
A l’intérieur, les gens se déplaçaient dans des installations labyrinthiques, allant de cellule en cellule, à la recherche d’un indice qui leur permettrait de savoir où se trouvaient leurs parents et leurs amis. Ils s’efforçaient de localiser l’aile souterraine cachée – qu’ils appelaient «l’aile rouge» – alors que l’on craignait que les prisonniers ne manquent de nourriture et ne s’asphyxient à cause du manque d’air.
«Trois membres de ma famille ont disparu. Ils nous ont dit qu’il y avait quatre niveaux sous terre et que les gens s’étouffaient à l’intérieur, mais nous ne savons pas où c’est», a déclaré Ahmad al-Shnein alors qu’il fouillait le couloir de la prison.
«Ceux qui sont sortis d’ici ressemblaient à des squelettes. Alors imaginez à quoi vont ressembler ceux qui se trouvent sous terre», a ajouté Ahmad al-Shnein.
La prison a apparemment été construite pour donner un sentiment d’un endroit sans repères et sans traits repérables. En son centre se trouve un escalier en colimaçon qui, depuis le rez-de-chaussée, semble sans fin. L’escalier est encerclé de barres métalliques et, au-delà, de grandes portes de voûte identiques, à travers lesquelles se trouvent les trois ailes de l’installation. Selon les combattants rebelles, chaque aile est spécialisée dans une forme de torture différente. Il n’y a pas de fenêtre donnant sur le monde extérieur.
Le dimanche, les gens se pressaient autour de l’escalier métallique, entrant et sortant par différentes portes, mais revenant toujours au centre. Les combattants rebelles ne semblaient pas mieux informés. L’un d’entre eux avait finalement trouvé un plan et la foule se pressait autour de lui tandis qu’il examinait le document de papier d’un demi-mètre de large, dont le gribouillage en boucle était presque illisible.
Les cellules exiguës étaient jonchées de couvertures et de vêtements, jetés lorsque les prisonniers avaient été soudainement libérés par les rebelles plus tôt dans la journée. Certaines cellules présentaient des ouvertures irrégulières dans les murs, où d’autres prisonniers avaient été entassés. Des vidéos, dimanche, ont montré des combattants libérant des prisonnières, qu’il fallait encourager à partir, incapables qu’elles étaient de croire qu’elles allaient vraiment sortir.
Selon les organisations de défense des droits de l’homme, les cellules étroites, qui ne font pas plus de quelques mètres de large, ont été remplies par plus d’une douzaine de personnes à la fois, ce qui ne laisse pas d’espace pour s’allonger. Les cris des prisonniers torturés résonnaient dans les couloirs.
Selon Amnesty International, jusqu’à 20 000 prisonniers étaient détenus à Saidnaya, la plupart d’entre eux étant emprisonnés à l’issue de simulacres de procès secrets qui ne duraient pas plus de quelques minutes. Les survivants de la prison ont raconté les brutalités quotidiennes et les tortures infligées par les gardiens de prison, notamment les viols et les chocs électriques. Beaucoup ont été torturés à mort.
Les survivants ont déclaré que les gardiens appliquaient une règle de silence absolu à l’intérieur de la prison. Si les détenus ne pouvaient pas parler, ils pouvaient au moins écrire. Les murs des cellules étaient couverts de textes griffonnés à la main. «Tab, khadni» (Prenez-moi, pour en finir avec ça!), peut-on lire sur l’un d’eux.
Un autre morceau de papier, trouvé sur le sol, déchiré et piétiné, décrivait la mort d’un prisonnier, apparemment écrit par un autre détenu désireux de documenter la mort de son ami.
La note, rédigée par un prisonnier de 63 ans qui l’a signée Mohammed Abdulfatah al-Jassem, indique qu’il a vu un autre prisonnier – dont le nom n’était pas lisible – tomber et se cogner la tête au cours d’une crise. Il a laissé un numéro de téléphone sur la note pour que la personne qui la trouvera puisse l’appeler. Personne n’a décroché lorsque le Guardian a appelé.
Dans le chaos de la libération de la prison, les familles à la recherche de leurs proches ont emporté des registres. Chaque registre, rempli de noms et d’autres détails, a été transporté hors de la prison où des groupes de personnes se réunissaient pour voir s’ils connaissaient les détenus mentionnés. Les groupes de défense des droits de l’homme ont souligné que les registres devaient être conservés de manière ordonnée, afin que le sort des quelque 136 000 personnes arrêtées par le régime d’Assad puisse être documenté.
Des cris ont commencé à sortir de quelque part dans la prison et les gens se sont mis à courir. Quelqu’un a forcé une porte et dit avoir entendu une voix venant d’en bas. Les combattants ont appelé au calme tandis que des centaines de personnes se pressaient pour voir qui pouvait se trouver plus bas. Ils se mirent au travail, le cliquetis d’une pelle contre un cadenas résonnant dans la forteresse de métal.
La défense civile syrienne a publié lundi un communiqué indiquant qu’en dépit de recherches intensives dans les installations, elle n’avait trouvé aucun prisonnier piégé sous terre. Elle a invité les gens à ne pas se faire trop d’illusions, car des rumeurs et des informations erronées circulent.
Pour beaucoup, Saidnaya était le dernier espoir de retrouver des proches disparus. Yamen al Alaay, un jeune homme de 18 ans originaire de la campagne de Damas qui quittait Saidnaya, a expliqué qu’il était allé de prison en prison à la recherche de son oncle, qui avait disparu en 2017. «Nous sommes arrivés aujourd’hui et nous avons cherché et cherché, mais nous n’avons rien trouvé. Ceux de l’aile rouge n’ont toujours pas été retrouvés», a déclaré Alaay, promettant de revenir dans la matinée.
Alors que les gens quittaient Saidnaya aux heures tardives de la nuit, des milliers d’autres arrivaient encore de Damas. Un homme qui arrivait demandait à un autre qui partait: «Avez-vous trouvé quelqu’un? Est-ce que quelqu’un de connu s’est manifesté?» L’homme a répondu à voix basse: «Non, mais j’espère que ce sera pour demain.» (Publié par The Guardian le 9 décembre 2024; traduction rédaction A l’Encontre)
William Christou est un journaliste basé à Beyrouth qui se concentre sur les enquêtes relatives aux droits de l’homme et sur les questions de migration.
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