Israël-Palestine. L’offensive contre l’UNRWA en tant que déshumanisation extrême des Palestiniens

Une école de l’UNRWA à Rafah, en janvier 2024, accueille des déplacés contraints.

En décembre 2023 et en septembre 2024, le Conseil national helvétique a voté en faveur de la suppression des subsides de la Suisse à l’UNRWA. Et cela au moment où les besoins de la population gazaouie étaient extrêmes, car plongée dans une situation qui fut caractérisée comme «de probable génocide». Dans le plus pur style helvétique, sous la houlette de la droite dure de l’Union démocratique du centre, le versement à l’UNRWA a d’abord été supprimé, puis rétabli partiellement, avec une retenue de 50%: 10 millions de francs sur les 20 initiaux. Cette décision suscité des réactions d’anciens membres de l’exécutif. Ainsi Joseph Deiss, démocrate-chrétien, membre du Conseil fédéral (exécutif de la Suisse) de 1999 à 2006, confessait au Temps du 10 septembre: «J’ai été surpris [de la décision de couper le financement de l’UNRWA]. L’argument principal justifiant ce vote, comme l’a expliqué Mme de Quattro [conseillère nationale du Parti libéral-radical] au Téléjournal, est de dire que nous avons des doutes sur l’utilisation des fonds de l’UNRWA. C’est un peu léger de vouloir tout supprimer sur cette base. En droit, le doute bénéficie habituellement à l’accusé. Dans l’esprit suisse, c’est l’approche inverse qui devrait prévaloir. S’il n’y a qu’une seule vie à sauver, il faut la sauver. Nous avons suffisamment d’informations pour juger que nous sommes face à une tragédie incommensurable, horrible. Des centaines de milliers de gens sont affamés.»

Quant à l’ancienne conseillère fédérale Micheline Calmy-Rey (de janvier 2003 à décembre 2011, membre du PS), elle affirme simplement: «Concernant l’UNRWA j’ai honte» (24 heures, 6 ocobre 2024). Quant à Riccardo Bocco – professeur émérite de l’IHEID-Institut des hautes études internationales et du développement, Genève –, il porte une qualification réaliste sur les connaissances de la majorité parlementaire ayant sanctionné l’UNRWA: «Les parlementaires sont totalement ignorants de ce qu’est l’UNRWA et ils effacent d’un coup d’éponge ce qu’a été la politique suisse au cours des trente dernières années. Quand ils disent qu’il faut la démanteler et la remplacer, je rigole! Je rappelle qu’à Gaza, les 13’000 employés de l’UNRWA sont pour deux tiers dans l’éducation et pour un quart dans la santé. Qui va les remplacer? Cette décision parlementaire est simplement la preuve qu’ignorance et arrogance riment parfaitement…»

En effet, sous l’emprise de l’ignorance, d’une pseudo-maîtrise du dossier et sous les effets de la hasbara (propagande) du lobby israélien très actif (qui a l’oreille du conseiller fédéral Ignazio Cassis), la majorité parlementaire se propose de «s’engager auprès de la communauté internationale en faveur d’une solution pour remplacer l’UNRWA. Il s’agit d’examiner des alternatives, par exemple la possibilité d’intégrer l’aide aux Palestiniens et Palestiniennes dans l’agence des Nations Unies pour les réfugiés (UNHCR).»

Autrement dit, une apparente solution qui implique de délaisser la population gazaouie – et l’ensemble des réfugiés palestiniens – sans infrastructure polyvalente qui couvre un ensemble de besoins fondamentaux. Cela ressort encore plus lorsque les camps de réfugiés commencent à être bombardés au Liban, par exemple à Tripoli. Nous reviendrons sur une longue enquête publiée par le New York Times sur le rôle de l’UNRWA. Il est vrai que le New York Times ne s’est pas entretenu avec Mme de Quattro. Nous publions ci-dessous un entretien avec la directrice des relations extérieures et de la communication de l’UNRWA, Tamara Alrifai, et un court extrait, sur ce thème, du dernier ouvrage de Didier Fassin, Une étrange défaite. (Réd. A l’Encontre)

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«Délégitimer la mémoire des réfugiés palestiniens»

Entretien avec Tamara Alrifai conduit par Gaël De Santis

Depuis le lancement des bombardements israéliens contre les habitant·e·s de la bande de Gaza, le 8 octobre 2023 et les opérations militaires, l’UNRWA s’est transformée à 100% en agence humanitaire; 1,9 million des 2,2 millions de Gazaouis ont été déplacés, rappelle Tamara Alrifai, de l’Office de secours et de travaux des Nations unies pour les réfugiés de Palestine au Proche-Orient (UNRWA). L’agence s’occupe actuellement de trouver des abris, distribuer de la nourriture et fournir de l’eau à Gaza et au Liban.

L’UNRWA est-elle encore en mesure de jouer son rôle?

Nous sommes la plus grande agence des Nations unies à Gaza. Et à toutes les guerres, nous devenons le plus gros opérateur humanitaire d’urgence. Cette fois-ci, nous avons tout de suite transformé nos écoles et bâtiments en lieux sécurisés, même si certains ont subi des attaques.

Cette guerre a déplacé 1,9 million des 2,2 millions de Gazaouis. Pour la plupart d’entre eux, ils cherchent un refuge dans les écoles de l’UNRWA ou s’installent autour, dans des tentes. Nous leur avons fourni de l’eau, de la farine, de l’aide alimentaire, mais aussi des services de santé primaires.

Nous avons continué à travailler, au prix d’un bilan humain très élevé. Nous avons perdu 223 employés et nous avons subi 200 incidents de sécurité sur nos locaux: des abris, des centres de santé ont été endommagés. Près de 560 personnes ont été tuées à l’intérieur de nos abris.

Vos bâtiments ont donc été touchés?

Soixante-trois pour cent de tous les immeubles de Gaza ont été détruits ou endommagés, selon le Centre satellitaire des Nations Unies. Plus de 70% des écoles de l’UNRWA ont été endommagées.

Êtes-vous alerté des opérations militaires?

Nous partageons tous les jours nos localisations avec les parties en conflit pour protéger nos bâtiments. Nous les informons également de nos trajets pour acheminer la farine, l’eau et le matériel médical. Nous avons dix centres de santé primaires qui fonctionnent et nous avons 100 équipes médicales qui font le tour des abris.

Tous les jours, l’armée israélienne publie des notices d’évacuation, que nous appelons des notices de déplacement forcé. Des plans ordonnent d’évacuer tel ou tel quartier; 91% du territoire de Gaza – l’un des plus densément peuplés au monde – ont subi des ordres de déplacements forcés. Malgré ces notifications, les gens ne savent pas où aller. Et des bombardements ont touché des quartiers pourtant déclarés sécurisés par Israël.

Y a-t-il des dégâts dans les camps de réfugiés au Liban?

Nous gérions avant le conflit trois camps au Liban du Sud, où résidaient 20 000 personnes. Nous avons ouvert des abris dans dix de nos camps. Nous y avons reçu 3500 personnes.

Certains de vos employés ont été accusés, en janvier, par Israël, d’avoir joué un rôle dans les attentats du 7 octobre. Une enquête a pourtant montré que l’agence avait un «cadre solide» pour s’assurer de la neutralité de son action. Les financements suspendus à la suite de ces accusations sans preuve ont-ils été rétablis?

Des seize gouvernements qui avaient suspendu leur financement, quinze les ont rétablis. Les États-Unis, non. Nous avons vu une augmentation des financements de certains États, et nous avons de nouveaux financements venant d’États qui ne sont pas des financeurs habituels.

Nous avons de nouveaux financements privés. Mais, même avec les augmentations d’autres gouvernements et les donations privées, nous n’avons pas comblé le vide laissé par les États-Unis, qui étaient notre plus gros donateur.

Depuis des années, l’UNRWA fait face à des allégations politisées. Elles visent à délégitimer une agence onusienne qui représente la mémoire collective des réfugiés palestiniens. Aujourd’hui, les 5,9 millions de personnes enregistrées auprès de l’UNRWA sont les descendants des 750 000 personnes qui ont dû partir de chez elles entre 1946 et 1948. Nous prenons ces allégations au sérieux. Dans le cadre de ce conflit polarisant, nous nous devons d’être le plus neutre et transparent possible.

Le secrétaire de l’UNRWA a missionné une enquête conduite par l’ancienne ministre française des Affaires étrangères, Catherine Colonna, et menée par trois centres de recherche. Ses résultats ont montré que l’UNRWA avait déjà des systèmes solides pour garantir la neutralité de son personnel.

Elle a émis 50 recommandations que nous mettons en œuvre pour nous assurer que le personnel de l’UNRWA reste neutre à tout moment. L’enquête demandée par le secrétaire général portait sur 19 noms qui, selon Israël, auraient été impliqués dans les horribles attaques du 7 octobre. Aucun de ces noms n’a été retenu à 100% comme étant impliqué dans les attaques.

Selon Israël, le maintien du statut de réfugié palestinien empêcherait l’intégration dans les pays d’accueil. Qu’en pensez-vous?

La définition du réfugié palestinien et le droit au retour sont inclus dans des résolutions de l’Assemblée générale des Nations unies. Décider de la définition et du futur des réfugiés palestiniens n’est pas du ressort de l’UNRWA. L’Assemblée générale de l’ONU a adopté une résolution sur le droit des réfugiés palestiniens à des services de base que fournit l’UNRWA.

On ne peut confondre le statut de réfugié palestinien, le droit au retour et les services que l’UNRWA est tenue de fournir en l’absence de solution politique. Nous parlons ici d’une population de réfugiés palestiniens dans les territoires palestiniens occupés – Cisjordanie, Jérusalem-Est et Gaza –, mais aussi en Syrie, au Liban et en Jordanie.

Il faut donc une solution politique qui couvre les 5,9 millions de réfugiés. Tant qu’il n’y a pas d’accord sur le sort de ces derniers, tous les trois ans, l’Assemblée générale de l’ONU prolonge le mandat de l’UNRWA. Mais nous ne recevons jamais le budget suffisant. La situation est plus dramatique encore avec la guerre à Gaza et au Liban. Pour finir l’année, nous en appelons à l’augmentation des contributions des États membres votant pour notre mandat.

Quelles conséquences concrètes aurait une disparition de l’UNRWA?

Il faudrait une décision de l’Assemblée générale de l’ONU. Et en l’absence d’une solution politique, il faudrait définir quel est le statut des réfugiés palestiniens, s’ils ne sont plus représentés par l’UNRWA. Concrètement, dans quelles écoles, dans quels centres de services primaires iraient-ils?

Tout réfugié a droit à des services de base, à l’éducation, à la santé. Il faudrait trouver une autre solution que l’UNRWA. Tant que nous recevrons un vote de confiance de l’Assemblée générale des Nations unies, nous continuerons à fournir ces services, à représenter les réfugiés palestiniens et à défendre leurs droits. (Entretien publié le 7 octobre 2024 sur le site de L’Humanité)

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Didier Fassin à propos de l’offensive contre l’UNRWA

Didier Fassin dans son tout récent ouvrage Une étrange défaite. Sur le consentement à l’écrasement de Gaza (La Découverte, septembre 2024) – un ouvrage à lire – note à propos de l’UNRWA: «La situation humanitaire a de surcroît encore été aggravée par les allégations israéliennes à l’encontre de l’UNRWA, l’Office de secours et de travaux des Nations unies pour les réfugiés de Palestine, de loin la plus grande agence internationale d’aide à Gaza, dont 12 membres ont été accusés d’avoir participé aux événements du 7 octobre, ce qui a entraîné la suspension du financement de 16 des plus grands donateurs, dont les Etats-Unis, l’Allemagne et la France, sans qu’Israël ait apporté aucun élément attestant l’implication de ces membres que les services de renseignement états-uniens considèrent comme peu vraisemblable [Julian Borger, «Israël yet to provide evidence to back UNRWA 7 October attack claims – UN», The Guardian, 1er mars 2024]. La mission indépendante des Nations unies présidée par Catherine Colonna a rendu ses conclusions dans un rapport de 54 pages publié le 22 avril 2024, confirmant le fait qu’Israël n’avait fourni aucune preuve à l’appui de ses accusations, attestant l’absence de formulations antisémites dans les livres scolaires, saluant la rigueur de l’agence en termes de neutralité de son activité, et faisant une série de recommandations pour en améliorer le fonctionnement [<https://news.un.org/en/story/2024/04/1148821>]. En réalité, il apparaît que l’agence fait partie d’un plan israélien destiné à «détruire l’UNRWA» dont les camions d’aide ont été interdits d’entrer à Gaza avec pour conséquence, selon son direction des opérations, que «plus de gens vont mourir» [Neve Gordon et Mouna Haddad, «The road to famine in Gaza», The New York Review of Books, 18 avril 2024].

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