Grèves et manifestations en France (2)

Manifestation du 7 mars 2023 à Saint-Gaudens (Coll. CM)

Par Christian Mahieux

Ce texte prolonge la contribution du 21 février 2023. Pour tout ce qui est du contexte, des réflexions sur la construction d’un rapport de force, des premiers enseignements à tirer du mouvement en cours, il convient de s’y reporter, l’idée étant de ne pas répéter les mêmes choses à quelques semaines d’écart. Cela dit, une actualisation n’est pas utile.

Le projet de loi va être adopté

Le Sénat a approuvé une version du projet de loi. Mercredi 15 mars, la commission mixte paritaire réunissant des membres du Sénat et de l’Assemblée nationale se réunit pour adopter une version commune qui pourra alors être soumise aux député·e·s, pour adoption définitive dès jeudi 16 mars. Le gouvernement s’appuie sur sa majorité relative et sur la droite de l’Assemblée nationale. Ce n’est pas une surprise. Durant quelques semaines, la «représentation nationale» a fait… de la représentation, du théâtre; sans surprise, là non plus. L’opposition a agi pour retarder l’adoption du texte, le gouvernement a fait de même pour en accélérer la validation. Chaque groupe a fait mine de s’offusquer des moyens utilisés par l’autre camp: multiplication d’amendements d’un côté, vote bloqué de l’autre. Il ne s’agit que du jeu institutionnel normal, tel que prévu par la Constitution de la Ve République française; cette république au service de la bourgeoisie, bâtie sur le massacre des Communeux et Communeuses de 1871.

La principale leçon a tiré de la séquence parlementaire est qu’elle marque, une nouvelle fois, le fossé qui existe entre les «représentantes et représentants du peuple» et… le peuple. En toute légalité, dans le plus grand respect des règles de la démocratie dite représentative, le Parlement va adopter un projet de loi rejeté par l’immense majorité de la population. Les mouvements, organisations et collectifs se réclamant de l’émancipation sociale doivent prendre l’offensive sur cette question.

Il faut assumer la remise en cause du jeu dit démocratique, qui renie les bases mêmes de la démocratie. Le système en place est fait pour protéger les intérêts du patronat, des actionnaires, des profiteurs, des capitalistes; il est illusoire de penser que les outils mis en place pour le pérenniser permettront de le dépasser! Il ne sert à rien de répéter «en agissant comme ça, Macron fait le lit du Rassemblement national». Oui, l’extrême droite en profitera… s’il n’y a pas d’alternatives portées publiquement. Notre camp social, celui de celles et ceux qui ne vivent pas de l’exploitation d’autrui, doit reprendre l’offensive en termes de propositions d’organisation d’une société autogestionnaire, égalitaire, écologique… démocratique, si on en revient au vrai sens du mot.

Les manifestations demeurent très fortes

Depuis le 19 janvier, les journées nationales de manifestation se sont succédé: 19 janvier, 31 janvier, 7 février, 11 février, 16 février, 7 mars, 8 mars, 11 mars. La compétition entre «chiffres de la police et du gouvernement» et «chiffres de la CGT et des organisations syndicales» n’a aucun intérêt. Ce qui compte, c’est qu’elles rassemblent énormément de monde, alors même que cela va faire deux mois que ça dure. C’est la traduction, dans la rue, du rejet massif du projet de loi par la masse de la population.

Elles ne suffisent pas

Le niveau du rapport de force nécessaire à la victoire ne peut s’apprécier qu’au cas par cas, à un instant donné. Aussi importants que soient le débat et la lutte à propos du projet de loi sur les retraites, nous sommes confronté·e·s à une offensive des capitalistes et de leurs représentant·e·s qui dépassent ce cadre. Il y a une volonté de laminer le mouvement syndical; sans distinction. D’où ce mépris gouvernemental envers l’intersyndicale prise dans sa globalité, mais aussi dans sa diversité. Que le gouvernement ignore Solidaires est habituel, qu’il s’oppose à la CGT aussi; qu’il méprise la CFDT l’est beaucoup moins. Quelle que soit l’issue du mouvement en cours, il y a un grand intérêt à ce que l’unité d’action syndicale, mais aussi des cadres de réflexion intersyndicaux, demeurent. Ce sera nécessaire face à la volonté de destruction du syndicalisme.

Par rapport à de précédentes luttes d’ampleur qu’a connues le pays, il est une évolution qu’il faut prendre en compte: celle de la caste politique au pouvoir. Pour les technocrates comme Macron et ses ministres, le gouvernement n’est qu’un moment dans une vie professionnelle faite de cabinets de conseil pour entreprises, de conseils d’administration, de directions d’entreprises publiques, etc. Ils et elles se moquent du coup d’arrêt à la «carrière politique» qui peut résulter d’une défaite sociale. D’où leur cynisme face au rejet massif de leur projet de loi. Qui plus est, Macron lui-même en est à son second mandat et n’est pas rééligible.

La grève

L’enjeu était de construire la grève entre mi-février et le 7 mars, date retenue par l’intersyndicale CFDT, CGT, FO, CGC, CFTC, UNSA, Solidaires, FSU pour «mettre la France à l’arrêt». Sur ce point, aussi, on pourra se reporter à l’article du 21 février. A l’orée de cette nouvelle semaine, près de deux mois après la première journée nationale interprofessionnelle organisée par l’intersyndicale, la situation est celle-ci: il y a un mouvement de grève reconductible depuis le 7 mars à la SNCF, les raffineries, une partie des secteurs de l’énergie et de celui des déchets. Il ne s’agit pas ici d’invisibiliser ce qui existe localement dans telle ou telle entreprise, ni de nier que dans certains secteurs des militantes et militants poursuivent la grève [1]. Il faut que tous ces éléments soient collectivisés par les équipes syndicales interprofessionnelles, localement et nationalement. Mais cela n’est pas suffisant. Surtout, les quelques secteurs où la grève a un caractère de masse sur le plan national ne doivent pas être la solution à mettre en avant, faute de généralisation de la grève. C’est le sens de l’appel lancé ce week-end par la fédération des syndicats SUD-Rail.

«Les cheminotes et cheminots s’adressent à vous»:

«Inutile de réexpliquer tous les méfais du projet de loi sur les retraites. Les énormes manifestations dans tout le pays montrent son rejet par l’immense majorité de la population. Mais le patronat, les actionnaires et donc le gouvernement ont décidé l’épreuve de force, les manifestations ne suffisent pas. Il faut une grève interprofessionnelle.

Au lendemain du 7 mars, l’intersyndicale rassemblant CFDT, CGT, FO, CGC, CFTC, UNSA, Solidaires, FSU et organisations de jeunesse l’a clairement dit: elle “soutient et encourage tous les secteurs professionnels à poursuivre et amplifier le mouvement”. Vous voulez nous soutenir? Alors il faut rejoindre la grève. Vite, pour gagner vite.

Nous, cheminotes et cheminots, sommes en grève reconductible depuis une semaine. Il en est de même dans quelques autres secteurs. Nous ne voulons pas d’une grève par procuration: pour nous aider à tenir, il faut que les autres secteurs s’engagent dans la grève et le blocage du pays! Le meilleur moyen de soutenir celles et ceux qui sont en grève, c’est d’organiser la grève là où vous travaillez. Le meilleur moyen de gagner vite, c’est d’agir ensemble.» [2]

Et maintenant?

La priorité est de renforcer la grève dans les secteurs où elle existe déjà à une échelle de masse, de la généraliser par la mise dans le coup d’autres entreprises et services. C’est là, entreprise par entreprise, service par service, que ça se gagne et se construit. Les Assemblées générales au plus près des lieux de travail permettent que le maximum de grévistes prennent leur grève en main. Elles sont moins spectaculaires mais plus efficaces que les «AG» interprofessionnelles de villes quand celles-ci ne reposent pas sur des grèves de masse dans les entreprises et services.

L’intersyndicale devrait appeler à la grève générale? Certes, mais si l’objectif est de construire la grève générale, pas seulement de dire qu’on y a appelé, qu’est-ce qui est le plus utile: un appel avec les deux mots souhaités, d’une ou deux organisations seulement? Ou un appel à «mettre à l’arrêt le pays» immédiatement suivi d’un autre à «poursuivre et amplifier le mouvement» comme l’ont fait, ensemble, CFDT, CGT, FO, CGC, CFTC, UNSA, Solidaires, FSU?

Y compris dans les secteurs en grève reconductible, on note un recul de l’auto-organisation, un affaiblissement de la pratique des Assemblées générales de grévistes. Il ne s’agit ni de le cacher ni de s’en satisfaire. C’est un problème auquel est confronté le syndicalisme prônant l’émancipation sociale, la rupture avec le capitalisme, l’autogestion, la socialisation des moyens de production et d’échanges. La faiblesse des outils interprofessionnels locaux revient aussi à la surface, comme lors de chaque mouvement social d’ampleur; il faudra essayer d’en tirer les enseignements, en cohérence avec les constats, si on veut que les choses changent.

Mais pour l’heure, nous n’en sommes pas au bilan: la lutte se poursuit! (Article reçu le 13 mars, au matin)

Christian Mahieux: Cheminot retraité, syndicaliste SUD-Rail [Union syndicale Solidaires], actif dans le Réseau syndical international de solidarité et de luttes, membre des collectifs de rédaction de Cerises la coopérative, La Révolution prolétarienne, Les utopiques, coopérateur des éditions Syllepse

_________

[1] Rappelons aussi, encore une fois, la grève des postiers sans-papiers de Chronopost et DPD en région parisienne, qui dure depuis… novembre 2021.

[2] Appel de la fédération des syndicats SUD-Rail, du 10 mars 2023.

Soyez le premier à commenter

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée.


*