Par Robert Pollin
La Réserve fédérale (Fed) est maintenant engagée dans un programme concerté visant à augmenter le chômage par rapport à son faible taux actuel de 3,5% et à dépouiller les travailleurs et travailleuses des petites améliorations de leur pouvoir de négociation obtenues dans le contexte du confinement économique lié à la pandémie de Covid. Le président de la Réserve fédérale, Jerome Powell, l’a reconnu clairement, bien que de façon discrète, dans un important discours prononcé le mois dernier [le 26 août], durant lequel il a prédit qu’il y aurait «très probablement un certain assouplissement des conditions du marché du travail» résultant de la politique actuelle de la Fed. La Fed poursuit son programme de relève des taux directeurs afin de faire baisser le taux d’inflation élevé qui est apparu l’année dernière. Selon les derniers chiffres d’août annoncés mardi 13 septembre, les prix moyens à la consommation (mesurés par le Consumer Price Index) ont augmenté de 8,3% par rapport à l’année précédente. Bien qu’il soit un peu plus faible que le pic de 9,1% enregistré en juin, ce chiffre reste plus élevé qu’à tout autre moment au cours des 40 dernières années.
La Fed s’attaque au pouvoir de négociation des travailleurs et travailleuses car, selon les chiffres les plus récents de juin, les salaires moyens ont augmenté de 5,1% par rapport à l’année précédente. La Fed, ainsi que la plupart des économistes dominants, part du principe que les entreprises augmenteront leurs prix pour couvrir ces augmentations de salaires, de sorte que ces dernières entraînent automatiquement l’inflation. Mais ce n’est pas nécessairement le cas. Au moins en partie, les entreprises pourraient également absorber des salaires plus élevés, soit en augmentant la productivité, soit en acceptant des profits légèrement inférieurs. En fait, les entreprises ont augmenté les prix plus rapidement que les salaires, de sorte que les bénéfices ont continué à augmenter au cours de la reprise qui a suivi le confinement. Entre-temps, pour la plus grande partie des travailleurs et travailleuses, leur augmentation salariale de 5,1% est inférieure de 3,2 points de pourcentage à la hausse générale des prix de 8,3%. Ce qui revient à une baisse de salaire de 3,2% en termes de ce que les travailleurs et travailleuses peuvent acheter avec leur salaire.
Le programme de la Fed pour attaquer le pouvoir de négociation des travailleurs et travailleuses est simple. Il consiste à augmenter les taux d’intérêt afin qu’il soit plus coûteux pour les entreprises et les ménages d’emprunter de l’argent. Le crédit devenant plus cher, les ménages devraient alors réduire leurs dépenses, en particulier pour les biens coûteux tels que les maisons, les voitures et les appareils électroménagers. Les entreprises réagiront à cette baisse des dépenses globales de consommation en resserrant leurs activités. Les salarié·e·s devront donc faire face à des licenciements.
Les décideurs de la Fed et la quasi-totalité des économistes dominants s’accordent à dire que la classe laborieuse des Etats-Unis doit avaler ce remède amer pour un plus grand bien qui est la maîtrise de l’inflation. Le débat actuel au sein de ces cercles se concentre sur une question plus resserrée: la Fed peut-elle ramener l’inflation à environ 2% sans provoquer une profonde récession? Les optimistes de la Fed soutiennent qu’un «atterrissage en douceur» est encore possible, donnant pour preuve que les conditions du marché du travail se sont assouplies au cours du mois dernier. Les pessimistes, tels que Larry Summers, rétorquent que le plan ne peut fonctionner sans une récession majeure au cours de laquelle le chômage atteindrait 6% ou plus.
La pierre de touche de ce débat est l’expérience des années 1970 et du début des années 1980. L’inflation a atteint une moyenne de 9% entre 1974 et 1982, avec un pic de 13,6% en 1980. Pour mettre fin à cette spirale inflationniste persistante, le président de la Fed, Paul Volcker [août 1979-août 1987], a augmenté massivement le taux d’intérêt directeur de la Fed, atteignant un niveau extraordinaire de 19,1% en janvier 1981. Cette mesure a entraîné une chute précipitée de l’inflation, qui est tombée à 3,2% en 1983. Mais elle a également provoqué une grave récession mondiale, le chômage aux Etats-Unis atteignant 9,7% en 1982 et l’Amérique latine sombrant dans une crise de la dette dite souveraine et une «décennie perdue» de déclin économique.
Malgré ces coûts énormes, les deux protagonistes du débat actuel décrivent les actions de Paul Volcker en termes héroïques, tout à fait dignes d’être imitées aujourd’hui. Pourtant, ce faisant, ils négligent les circonstances extrêmement différentes entre l’ère Volcker et la situation présente, à commencer par la façon dont l’inflation élevée est apparue lors des deux périodes.
Chocs pétroliers vs confinement
L’inflation des années 1970 et du début des années 1980 est le résultat du fait que les pays producteurs de pétrole (membres de l’OPEP) et les sociétés pétrolières privées telles qu’Exxon ont exercé leur pouvoir monopolistique pour quadrupler les prix du pétrole en 1973, puis pour les doubler à nouveau en 1979. En revanche, l’épisode actuel de forte inflation est le résultat de politiques menées aux Etats-Unis et dans d’autres économies avancées pour éviter un effondrement économique total – de l’ordre de la dépression des années 1930 ou pire – face à la pandémie de Covid et au confinement mondial de mars 2020. Aux Etats-Unis, le gouvernement fédéral a injecté près de 5000 milliards de dollars de dépenses pour soutenir l’économie entre mars 2020 et mars 2021, soit près de 25% du PIB. La Fed elle-même a acheté 4000 milliards de dollars supplémentaires d’actifs financiers pour maintenir Wall Street à flot. Il y a eu d’énormes disparités entre les bénéficiaires de ces injections de dépenses publiques. Les grandes entreprises, par exemple, ont reçu des milliards de dollars de fonds de renflouement sans même être tenues de maintenir leurs salarié·e·s sur le marché du travail. Néanmoins, ces mesures ont permis d’éviter un effondrement économique et ont favorisé une reprise rapide.
A la suite du confinement en mars 2020, le chômage a bondi de 3,5% en février à 14,7% en avril, créant plus de 18 millions de nouveaux chômeurs et chômeuses. Mais grâce aux programmes de relance, le chômage est retombé à 3,5% en moins de deux ans. A titre de comparaison, il a fallu plus de 10 ans pour que le chômage passe de 10% à 3,5% à la suite de la crise financière de 2008-2009, même si le plan de relance de 2009 d’Obama, qui représentait près de 10% du PIB, était la plus importante intervention en temps de paix, avant 2020.
En bref, les mesures de relance démesurées lors de la pandémie reflétaient le point de vue exprimé par le président de la Fed, Jerome Powell, en 2021: «Je suis beaucoup plus inquiet de ne pas parvenir à une reprise générale, et que soient perdues les carrières professionnelles et les vies que les gens ont construites, parce qu’ils ne retournent pas à temps au travail.» (New York Times, 19 janvier 2021)
Jerome Powell a reconnu que, sans les politiques de relance, nous aurions connu la déflation au lieu de l’inflation – c’est-à-dire une forte baisse des prix, des salaires et des revenus, accompagnée d’une augmentation des défauts de paiement des prêts et d’un système financier au bord de l’écroulement; en bref, un scénario du type de celui des années 1930. En outre, les risques de déflation et de dépression en 2020-21 étaient de portée internationale, tout comme l’émergence d’une forte inflation depuis la fin 2021 à aujourd’hui. Le taux d’inflation annuel de l’Union européenne s’est établi à 9,8% [en juillet], contre 2,5% il y a un an.
Les politiques de relance de Jerome Powell pour 2020-21 étaient destinées à accroître la demande globale [investissement et consommation] dans l’économie – et elles l’ont fait. Mais elles ont également eu pour effet involontaire de rendre la demande supérieure à l’offre. Des pénuries d’offre en ont résulté, d’autant plus que la production de biens avait été fortement réduite de manière générale pendant le confinement. Les entreprises ont alors profité de ces pénuries pour augmenter les prix autant qu’elles le pouvaient. En particulier, les prix de l’énergie ont augmenté de près de 33% et ceux des denrées alimentaires de près de 11% entre juillet 2021 et juillet 2022. L’invasion de l’Ukraine par la Russie, en février, a aggravé les pénuries de denrées alimentaires et d’énergie, et les opérations spéculatives sur les marchés mondiaux des matières premières ont encore fait grimper les prix. Les programmes de relance ont également créé une bulle financière à Wall Street. Il est révélateur que les décideurs politiques et les économistes traditionnels qui s’obstinent aujourd’hui à vouloir empêcher une augmentation des salaires de 5% n’aient pas eu d’objection à ce que les cours de la bourse augmentent de 46% pendant la période de confinement, ce qui a fait grimper en flèche les profits des spéculateurs.
Quarante ans de stagnation salariale
L’autre grande différence entre le début des années 1980 et aujourd’hui réside dans les conditions relatives auxquelles la classe laborieuse a été confrontée au cours des deux périodes. Les salaires réels moyens aux Etats-Unis – c’est-à-dire après prise en compte de l’inflation – avaient augmenté de près de 50% entre 1960 et 1972, juste avant la première flambée des prix du pétrole en 1973. Mais les salaires réels ont stagné depuis lors. En 1972, le travailleur moyen n’ayant pas de tâche d’encadrement gagnait 25,28 dollars de l’heure, corrigé de l’inflation, alors qu’en 2021, le travailleur moyen gagnait 25,18 dollars. Et ce, alors que la productivité du travail – la quantité moyenne produite par chaque travailleur au cours d’une journée – a augmenté de près de 250% entre 1972 et 2021 [Fed de St. Louis «Nonfarm Business Sector: Labor Productivity (Output per Hour) for All Employed Persons», 1er septembre 2022]. Si, entre 1972 et aujourd’hui, les salaires moyens avaient augmenté au même rythme que les gains de productivité, et pas un centime de plus, le salaire horaire du travailleur moyen en 2021 aurait été de 61,94 dollars, et non de 25,18 dollars.
L’idée de faire stagner les salaires réels pendant plus de 40 ans a été la pierre angulaire de la politique néolibérale, initiée au début des années 1980 par Ronald Reagan et Paul Volcker aux Etats-Unis, ainsi que par Margaret Thatcher au Royaume-Uni. En effet, c’est la force la plus importante qui a permis de contenir l’inflation, même lorsque le chômage est tombé à des niveaux relativement bas, comme à la fin des années 1990. Alan Greenspan [août 1987-janvier 206], qui a succédé à Volcker à la tête de la Fed en 1987, l’a reconnu lorsqu’il a décrit la classe laborieuse des Etats-Unis comme étant «traumatisée» par les délocalisations mondiales et le déclin de la force syndicale, même lorsque le chômage était faible [voir l’ouvrage de Robert Pollin, Us Economic Fractures and the Landscape of Global Austerity, Verso, 2005].
Plus généralement, la stagnation des salaires, conjuguée à la hausse de la productivité, a joué un rôle central dans l’augmentation persistante des inégalités aux Etats-Unis. C’est simple. Si les travailleurs et travailleuses ne sont pas augmentés au rythme de la croissance économique, quelqu’un d’autre doit obtenir des parts de plus en plus grandes du gâteau. Sous le néolibéralisme, la rémunération des PDG des grandes entreprises est passée de 33 fois plus élevée que celle du travailleur moyen en 1978 à 366 fois plus élevée en 2019, soit une multiplication par plus de dix de la rémunération relative. La politique actuelle de la Fed revient à adopter le principe selon lequel les travailleurs et travailleuess ne peuvent pas être autorisés à acquérir un pouvoir de négociation suffisant pour faire augmenter les salaires et inverser 40 ans d’inégalités croissantes.
Existe-t-il des alternatives?
Bien sûr. Pour commencer, les responsables de la Fed et les économistes dominants sont déterminés à ramener l’inflation à 2%. Mais pourquoi 2%? En fait, il n’y a pas de relation cohérente entre l’inflation, la croissance économique et le chômage [1]. Si l’on se concentre sur les économies à revenu élevé (c’est-à-dire l’OCDE) depuis les années 1960, une inflation relativement élevée, même de l’ordre de 10% ou plus, a été associée à des périodes de croissance forte ou faible, selon les circonstances. En soi, un taux d’inflation moyen de l’ordre de 3 à 4%, au lieu de 1 à 2%, ne constitue pas un problème grave, tant que ce taux d’inflation un peu plus élevé résulte d’une augmentation des salaires et d’une répartition plus équitable du gâteau économique global de l’économie.
En ce qui concerne le secteur de l’énergie, où les prix ont le plus fortement augmenté, la politique gouvernementale doit soutenir des investissements à grande échelle dans l’efficacité énergétique des bâtiments, des transports et de l’activité industrielle. Le développement considérable de l’offre de transports publics est un bon point de départ. La politique gouvernementale doit ensuite accélérer massivement la production de sources d’énergie propres et renouvelables afin de remplacer notre infrastructure énergétique actuelle basée sur les combustibles fossiles. Les coûts de production d’électricité à partir de l’énergie solaire et éolienne sont déjà équivalents ou inférieurs à ceux des combustibles fossiles.
Ces mesures sont également impératives pour lutter contre le changement climatique, et c’est pourquoi elles figurent parmi les principaux éléments de la loi sur la réduction de l’inflation qui a été adoptée en août (Inflation Reduction Act). Mais tous ces investissements en faveur de l’efficacité énergétique et des énergies renouvelables n’auront pas d’effets immédiats. A court terme, le gouvernement devrait accorder aux gens des remboursements de taxes sur l’énergie afin de les protéger contre les hausses temporaires des prix. Le financement de ces rabais devrait provenir des propositions de taxe sur les bénéfices exceptionnels qui ont été présentées au Congrès par le sénateur Sheldon Whitehouse [démocrate de Rhode Island] et le représentant Ro Khanna [démocrate de Californie]. La politique fédérale peut également stopper la hausse spéculative des prix de l’alimentation et de l’énergie en appliquant simplement les réglementations financières existant déjà.
Les bénéfices des entreprises et la rémunération des PDG doivent également être réduits par rapport aux niveaux gonflés atteints sous le néolibéralisme. Les entreprises des Etats-Unis ne peuvent pas s’attendre à ce que la stagnation des salaires et l’augmentation persistante des inégalités restent les piliers du capitalisme états-unien pendant encore 40 ans. Dans la mesure où les entreprises tentent de couvrir toutes les augmentations de salaires, et même plus, en augmentant les prix à la consommation, l’administration Biden devrait continuer à appliquer de manière agressive les politiques antitrust (c’est-à-dire anti-monopole) existantes afin d’empêcher ces augmentations de prix.
Les détails mis à part, l’approche politique de base devrait être claire: nous ne pouvons pas permettre au néolibéralisme de bénéficier d’une nouvelle vague de légitimité au nom du contrôle de l’inflation. (Article publié sur le site The Nation, le 15 septembre 2022; traduction rédaction A l’Encontre)
Robert Pollin est professeur émérite d’économie et codirecteur de l’Institut de recherche en économie politique (PERI) de l’Université du Massachusetts Amherst. Son dernier ouvrage (avec Noam Chomsky) s’intitule Climate Crisis and the Global Green New Deal (Verso, 2020).
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[1] Voir Robert Pollin et Andong Zhu, «Inflation and Economic Growth: A Cross-Country Nonlinear Analysis», in Journal of Post Keynesian Economics, vol. 28, N° 4, Summer 2006.
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