Entretien avec Jean-Luc Mélenchon conduit par Charlotte Belaïch, Jonathan Bouchet-Petersen et Rachid Laïrech
A cinq jours du premier tour de la présidentielle, le candidat de l’Union populaire, qui espère plus que jamais incarner le rempart à l’extrême droite pour affronter Emmanuel Macron, revient sur sa campagne et sa délicate position de non-aligné.
Jean-Luc Mélenchon sera partout mardi soir (5 avril). C’est le jour des hologrammes, dans douze villes en simultané. Le candidat à la présidence de la République rêve de second tour. Toutes les enquêtes d’opinion le classent sur la troisième marche du podium derrière le président de la République, Emmanuel Macron, et la candidate du Rassemblement nationale, Marine Le Pen. Le député des Bouches-du-Rhône restera-t-il à la porte de la finale comme en 2017? Il promet au monde que sa qualification donnerait un autre visage au pays. «On pourra débattre de la vie réelle des Français», dit-il. Dimanche, dans le froid toulousain pour son dernier meeting en plein air de la campagne, Jean-Luc Mélenchon a jeté un regard vers le passé. Il est revenu un instant sur son départ du Parti socialiste, en 2008, pour mettre en lumière tout le chemin parcouru et s’adresser à la foule: «La tâche est faite, la force est là et vous en attestez.» Une manière de faire le lien avec son histoire et la gauche au sens large. Le candidat de l’Union populaire compte sur les abstentionnistes pour grappiller des points. Il espère également que les électeurs de son camp qui sont tentés par la concurrence – les écologistes, les communistes et les socialistes – glissent son nom dans l’urne. Jean-Luc Mélenchon répète, du matin au soir, que chaque électeur est responsable de son bulletin. Libération s’est installé dans son bureau à quelques jours du premier tour pour revenir sur sa campagne, la guerre en Ukraine et son rapport à la gauche.
Vous avez souvent dit que l’accès au second tour serait plus bas qu’il y a cinq ans. Vous le pensez toujours?
En effet, ça prend la tournure d’un mouchoir de poche. Mais les repères ont changé. La scène politique a explosé en 2017 – et je suis une des composantes de cette explosion – et la poussière n’a pas fini de retomber. On est dans une société qui a une représentation politique complètement émiettée, difficile à identifier: qui est quoi là-dedans? La société elle-même s’est fragmentée. On ne peut pas séparer une campagne de ce contexte profond. Il faut donc incarner quelque chose de fort pour exister électoralement. Il ne suffit pas de venir avec l’amulette d’un logo.
Qu’est-ce qui fait qu’à un moment, ça prend?
Le talent des uns et l’insuffisance des autres. On a réussi à se tenir à l’écart du bac à sable de la primaire de gauche et de ses débats fumeux sur l’union. Tout ça fonctionnait sur un diagnostic morbide et destructeur: tout est perdu d’avance. Ça a été un handicap pour tout le monde, nous y compris. Mais certains ont souffert plus que d’autres parce qu’ils ont mis les doigts dedans et ils ont été happés. A l’inverse, on a démarré en janvier en attaquant avec le blocage des prix dans l’alimentation, un slogan concret qui porte un clivage complet avec le libéralisme et la loi du marché.
Pensez-vous être le nouveau cœur de la gauche?
Quand je quitte le Parti socialiste, en 2008, le pari est de tout recommencer à zéro sans dissocier stratégie et programme alors que dans l’ancienne gauche, tout était dans la stratégie. Ce qui a aidé c’est la prise de conscience écologique massive dans la jeunesse, et sa radicalisation. Je l’ai adoptée comme fil conducteur du renouveau idéologique. Les autres n’ont pas compris, et les verts non plus, la radicalité de la nouvelle écologie politique. C’est déflagrateur pour le système capitaliste. La gauche traditionnelle s’est coupée de tous, progressivement, parce qu’elle n’espérait pas la radicalité, elle espérait que tout le monde s’adapte. J’ai fait le choix inverse. On a donc été utiles. Nous sommes la force politique la plus récente dans l’espace de gauche et pourtant nous sommes les plus nombreux, les plus organisés, les plus cohérents.
En quoi?
Nous avons une grande capacité d’intégration de gens venus d’horizons divers. Cela car notre corpus idéologique – écologie, socialisme, république – est au moins aussi fort que ce que j’ai pu connaître dans ma jeunesse avec le seul marxisme. Pendant ce temps, le PS continue par exemple de vivre dans la nostalgie de son passé glorieux. Vous vous rendez compte qu’il y a un an, ils en étaient encore à affirmer que l’union ne pouvait se faire qu’autour d’eux? Aujourd’hui, à 2%, ça fait sourire. Quant à [Yannick] Jadot, il n’a pas su, lui, se mettre au point central de la nouvelle écologie politique radicale.
Si vous vous qualifiez au second tour, pourriez-vous travailler avec cette ancienne gauche ou certains sont-ils allés trop loin dans les attaques?
Ils m’ont tous injurié. Si je m’arrête à ça, je ne parle plus avec personne. Mais je ne me pose pas la question comme ça. Les gens qui veulent venir seront accueillis. Que puis-je faire d’autre? Les électeurs communistes, socialistes et écologistes font ce qu’ils pensent juste sans se soucier de ce que disent les responsables des partis. Mais le plus important pour moi est ailleurs: qu’est ce qui va sortir en cas de qualification au second tour? Comment provoquer une dynamique populaire qui nous permette de gagner? Ce que je sais, c’est que tout change quand on arrive au second tour. Ça n’a plus rien à voir avec ce qu’on a connu avant. Je l’ai vécu en 2014 à Grenoble, la première fois qu’on a pris la ville avec les verts. A la fin du premier tour, les gens étaient tellement stupéfaits de nous voir en tête qu’il s’est produit un événement auquel personne n’était préparé: des milliers de gens sont venus demander des autocollants et des tracts. C’est ça que je vais avoir en cas de qualification et c’est le plus important. Après les partis, on a dit et on redit à tous ceux qui veulent venir construire une nouvelle majorité, venez qui que vous soyez, quelle que soit votre étiquette.
Vous avez longtemps mis le mot «gauche» de côté et c’est moins le cas aujourd’hui.
Je n’ai jamais dit qu’il fallait oublier le mot «gauche». J’ai plutôt plaidé qu’il fallait le mettre en jachère le temps que se reconstitue une conscience collective ayant des contenus de gauche. Le travail n’est pas fini. Vous tapez aux portes, les gens disent: «La gauche? Non, on ne veut plus de Hollande.» Le ravage a été immense. Cet homme a tout détruit, jusqu’au mot «gauche». A l’échelle de masse, le mot n’a plus aucun sens, il clive au contraire dans des milieux qui devraient être unis. L’absurde querelle sur la laïcité, par exemple, a coupé la gauche traditionnelle d’une grande part des milieux populaires.
La radicalité que vous revendiquez n’est presque plus marginale?
C’est cela: aujourd’hui c’est presque naturel, même si ça se fait comme toujours dans le cadre d’une lutte concrète. L’idée est passée que le marché, c’est le chaos, et que la planification écologique est la bonne méthode, ce sont deux victoires importantes. On en a fini avec l’illusion néolibérale mais on est loin d’en avoir fini avec la folie identitariste.
A une semaine du scrutin, comment faire pour atteindre le second tour?
L’opération à mener ces jours-ci est délicate: c’est la bascule des gens qui rentrent dans le sujet de l’élection et de gens de divers horizons qui hésitent. Je sais d’ailleurs que je ne dois pas prendre leurs voix pour de l’adhésion à 100 % à ce que je porte. Au départ, l’idée était déjà de redonner de l’espoir dans un océan de désespérance. Nous y sommes parvenus mais cette dernière semaine va être une zone de grandes turbulences car le système sur lequel le pouvoir a la main est très efficace.
Mais lui [Emmanuel Macron, ndlr] n’est pas là. Après la gestion du Covid à tâtons et aujourd’hui la guerre en Ukraine, il n’est pas dans sa situation de candidat et on peut le comprendre. Le dire n’est pas le mépriser ni le sous-estimer. Il rêve de retrouver Marine Le Pen en face de lui. Moi, je menace les duettistes. Si je suis au second tour, cela aura un sens politique dans le pays. Après vingt ans de débats rabougris sur la sécurité et l’immigration, on peut tourner la page. La dernière semaine va être agitée. On le voit avec l’affaire McKinsey. Au fond, la situation est plus nette qu’en 2017, dans la mesure où Macron a montré son vrai visage ultralibéral: l’illusion du centre gauche a vécu.
Des électeurs refusent de voter pour vous en pointant votre vision sur la politique internationale. Vous en êtes conscient?
La vérité, c’est que ceux qui m’attaquent sont souvent atlantistes jusqu’au bout des ongles. Mais ce n’est pas questionné car c’est la pensée dominante. C’est pourtant un cadre complètement dépassé de penser que les Etats-Unis sont partout où ils agissent les garants du camp du bien. Et oui, c’est pénible pour moi de passer mon temps à expliquer que je n’ai rien à voir avec Poutine, c’est lourd! Je n’arrête pas de répéter que je suis allé en Russie pour voir un opposant, que ceci, que cela, que j’ai toujours tapé sur le pouvoir russe, qu’il soit soviétique ou le suivant. Quand Poutine vient au Château de Versailles à l’invitation de Macron au début du quinquennat, il y a un seul communiqué contre et c’est le mien. Je n’ai jamais eu la moindre illusion sur le régime qu’il mettait en place, pas plus d’ailleurs que sur l’URSS par le passé. Ce qui est certain, c’est que l’imbrication de la Russie dans le système économique de l’Union européenne a été gravement sous-estimée. Pensez par exemple que la France est le premier employeur étranger de personnel russe en Russie!
La position de non-aligné est tout de même difficile à tenir…
Non. J’ai choisi mon camp entre la Russie et l’Ukraine. Dans tous mes meetings depuis le début de la guerre, j’insiste sur la condamnation de la Russie. Mais je reste non-aligné. Et de même, je suis pour la rupture avec le capitalisme. Et de même, je suis pour la retraite à 60 ans, pour la planification, etc. Si je dois gouverner ce pays, nous serons non-alignés – ce qui ne veut pas dire neutre – et je veux que tout le monde le sache. Je suis accusé de manière honteuse. Je connais la chanson. En 2012, on m’a fait le même coup avec l’immigration. On me disait que je n’avais pas gagné parce que j’avais défendu les immigrés lors d’un discours à Marseille. Mais je suis ce que je suis. Je suis antiraciste et je trouve révoltante la manière avec laquelle on a traité les gens qui venaient. Et maintenant encore plus qu’avant parce que je sais qu’on peut accueillir 100’000 Ukrainiens et je sais qu’il y a 30’000 morts dans la Méditerranée. Moralement, qui avait raison? Moi.
Mais comment faire face à Poutine lorsqu’on découvre les centaines de victimes civiles après le retrait de soldats russes dans la région de Kiyv?
Les images de Boutcha glacent le sang. Il s’agit à l’évidence de crimes. Je souhaite que la justice internationale puisse les juger comme tels. On voit mieux pourquoi le refus de la Russie, des Etats-Unis et de la Chine de signer la convention créant le tribunal pénal international est dangereux pour le monde. Dans l’immédiat, notre action doit isoler politiquement Vladimir Poutine. A l’intérieur de son pays, nous pouvons y contribuer en frappant bien plus dur la fortune des oligarques. Il faut aussi travailler à son isolement sur la scène internationale. Il faut convaincre l’Inde et la Chine que leur intérêt est de ne pas laisser passer l’action de Poutine.
Vous vous définissez comme non-aligné, mais aussi anticapitaliste et altermondialiste. On peut rajouter européen?
Je suis européen comme tous ceux qui vivent là. Mais je suis un aussi universaliste et internationaliste. Si vous voulez ma vision de la France, il faut l’intégrer dans ma vision du monde. Il y a une gauche pour qui parler de la France, c’est le nationalisme. Ils ont tiqué quand ils ont vu La Marseillaise et les drapeaux bleu blanc rouge venir dans nos réunions alors que c’était d’un banal absolu à la Libération. C’était devenu quasiment un tabou. Pour moi, la France n’est pas un pays comme les autres du fait de sa devise républicaine et ce n’est pas une nation occidentale parce qu’elle est présente sur les cinq continents. Ça ne veut pas dire qu’on laisse tomber l’Europe, on fait avec. Autrement. Mais je ne vois pas pourquoi je serais moins internationaliste en Europe qu’à l’extérieur.
Quel est votre credo le plus mobilisateur pour la dernière ligne droite: le «référendum social» contre Macron ou le barrage à l’extrême-droite?
On ne va pas changer de ligne parce qu’il reste une semaine. Cette semaine, il y aura 91 meetings en deux jours et avant, il y aura l’hologramme dans onze villes [depuis Lille]. Lors de la dernière nuit, le vendredi, on fera une grande soirée de porte-à-porte. On va continuer jusqu’au bout. Je ne vois pas ce qu’on peut faire d’autre, se lancer dans de la gesticulation politicienne serait complètement contre performant.
Pour le premier tour, vous ne comptez pas appuyer plus spécialement sur le risque de l’extrême droite?
Je vais redire des choses qui vont dans ce sens mais je ne veux pas abaisser le niveau d’exigence intellectuel. Je ne veux pas faire une campagne de culpabilisation. Les gens réfléchissent par eux-mêmes, ils s’interrogent, chacun a sa propre responsabilité. Il ne faut pas brutaliser les consciences. Je dis juste que ceux qui s’apprêtent à voter pour les verts ou les communistes ne mettraient pas de côté leurs convictions en glissant un bulletin à mon nom. Et moi j’ai intérêt à pilonner sur les questions centrales sur lesquelles les deux, Mme Le Pen et M. Macron, sont en défaut.
C’est-à-dire?
Les questions sociales et écologiques. Les retraites, les pesticides, on en parle? Je pourrais vous faire une longue liste de leurs convergences. Après je fais aussi des différences entre le mépris de classe et le mépris de race.
C’est un échec collectif de voir l’extrême droite (Le Pen et Zemmour) au-delà des 30%?
Collectif? Non, ce n’est pas le mien. Je ne suis pas responsable de cette situation. j’ai fait tout ce que j’ai pu contre. De toutes les manières possibles, et à chaque fois sous les moqueries. Lorsque je suis allé la défier dans sa circonscription, en 2012, j’aurais pu aller ailleurs, dans un coin plus tranquille. Certains disaient que je faisais ça pour me rendre intéressant. On ne m’a prêté que des motivations médiocres ou viles, comme le sont mes accusateurs. Mais j’ai fait tout ce que j’ai pu et je tiens toujours bon sans la moindre concession. Quand la loi «séparatisme» a violenté tous les Français de confession musulmane et satisfait l’extrême droite, qui a tenu bon? Et face aux policiers factieux? Notre qualification pour le second tour et plus encore si nous gagnons, ce serait un événement considérable pour le pays et un signal fort envoyé au monde. A nous d’intensifier la mobilisation populaire. Puis au peuple de choisir.
Concernant votre futur: c’est votre dernière présidentielle mais on ne sait toujours pas sous quelle forme va se poursuivre votre engagement politique. Tout dépend de votre score à l’élection?
Sincèrement, je ne me pose pas cette question. Je me concentre uniquement sur ma tâche actuelle, je ne me disperse pas, je ne peux pas me permettre de perdre de l’énergie. Mais peut-être que notre prochain entretien se déroulera à l’Elysée. (Article publié sur le site de Libération, le 4 avril 2022, à 21h)
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