Editorial Esquerda Online
Lors d’une réunion à Rio de Janeiro (15 octobre), plusieurs dirigeants des camionneurs ont indiqué la date du 1er novembre pour le début d’une nouvelle grève nationale de la catégorie. Après plusieurs menaces de paralysie qui ne se sont pas confirmées au cours de la dernière période, des questionnements se font jour quant au potentiel réel d’une grève. [Les informations éparses du 1er novembre indiquent quelques blocages de routes].
Cependant, les déclarations des dirigeants catégoriels, le climat de fort mécontentement des chauffeurs routiers et les déclarations cyniques du gouvernement Bolsonaro sur la hausse des prix des carburants ont jeté de plus en plus d’huile sur la mobilisation de ces travailleurs essentiels dans la circulation des marchandises au Brésil [1].
«Un moment est venu où le gouvernement du président Jair Bolsonaro doit choisir. Soit les actionnaires, soit les camionneurs et la classe moyenne. Il a 15 jours pour choisir», a déclaré Wallace Landim, le président de l’Association brésilienne des conducteurs de véhicules routiers (Associação Brasileira dos Condutores de Veículos Automotores: Abrava). Il a ajouté dans un entretien au portail UOL (Universo Online): «Pendant la campagne politique pour la présidence, Bolsonaro a dit du mal de Temer. Et aujourd’hui, il est là et il ne fait rien. C’est ce que la catégorie observe».
L’impasse se manifeste dans le contexte d’une vague d’augmentations historiques des prix du carburant. Selon les données de l’Observatoire social de Petrobras (OSP), le diesel, le GNC (gaz naturel comprimé), le GPL (gaz de cuisine) et l’essence ont atteint un prix effectif record dans les séries historiques; il s’agit des prix les plus élevés du XXIe siècle. [En cinq ans, depuis la nouvelle politique des prix de Petrobras, sous le gouvernement de Michel Temer de 2016, l’augmentation du prix réel – donc supérieure à l’inflation – des carburants a été 30%; une hausse payée par les consommateurs à l’avantage des actionnaires de la firme].
A son tour, le prix à la hausse du carburant stimule l’inflation de presque tous les produits du pays, érodant les revenus, surtout, des travailleurs et travailleuses les plus pauvres.
Bolsonaro menace de privatiser la compagnie pétrolière
Dans cette situation, la réponse du gouvernement fédéral a été la pire possible. Face à la possibilité d’une grève des camionneurs, Petrobras a réagi en augmentant encore les prix des carburants (+ 9,15 % pour le diesel S-10 – 10 mg de soufre par kg de diesel – et + 7,04 % pour l’essence – et ce n’est pas terminé). Pour éviter l’usure du gouvernement sur les marchés financiero, Paulo Guedes [ministre de l’Economie] et Jair Bolsonaro ont brandi la semaine dernière des déclarations favorables à la privatisation définitive de Petrobras.
Que cette menace soit un écran de fumée ou non, la proposition doit être prise au sérieux par la classe laborieuse, car le transfert définitif de Petrobras vers les marchés financiers entraînerait un dérapage encore plus important des prix dans les années à venir. Le caractère étatique qui prédomine encore dans l’entreprise – même dans le cadre d’une politique privatisante, permet, au minimum, une surveillance et une pression de la société sur Petrobras. D’ailleurs, dans cette perspective, les travailleurs du pétrole commenceront dans les semaines à venir à tenir des assemblées pour discuter d’une éventuelle grève pour résister à la privatisation.
Petrobras: cinq ans de politique des prix
Derrière les hausses de prix des carburants et l’inflation incontrôlée se cache l’option du prix de parité à l’importation (PPI) de l’actuelle direction de Petrobras qui cherche à privatiser le marché des dérivés du pétrole au Brésil. [La politique dite PPI lie le prix du pétrole sur le marché international au prix du baril de Brent et est calculé en dollars, alors que le real chute face au dollar: donc les consommateurs au Brésil paient la dévaluation du reais face au dollar et la hausse des prix.]
Cette orientation de l’entreprise, en vigueur exactement depuis 5 ans ce mois d’octobre 2021, signifie que, malgré la présence d’un pétrole national et d’une entreprise publique capable de planifier le raffinage et de garantir l’approvisionnement de ces produits à des coûts nationaux, la population brésilienne est exposée à la variation des prix du marché international des produits dérivés.
Le gouvernement rejette la faute sur l’ICMS [impôt sur les opérations relatives à la circulation des marchandises et à la prestation de services de transport interétatique, interurbain et intermunicipal et de communication] et affirme qu’il n’est pas possible de modifier cette situation, car Petrobras ne serait pas financièrement viable sans la PPI. Toutefois, le taux d’ICMS est resté le même au moins depuis 2015. Et, jusqu’en 2016, année de la mise en place du PPI, l’entreprise publique Petrobras a toujours garanti l’approvisionnement du pays en produits pétroliers avec des prix plus proches de la situation socio-économique effective de la population brésilienne.
Agissant de manière intégrée, l’entreprise publique Petrobras a utilisé une partie des ressources excédentaires de la production pétrolière pour maximiser sa production nationale de dérivés, planifier l’expansion de sa capacité de raffinage, investir dans les énergies renouvelables et contribuer à assurer la souveraineté énergétique du pays. Et tout cela avant même que le Pré-Sal ne devienne une réalité. [Pré-Sa :importante réserve de pétrole et de gaz naturel située en eaux profondes, entre 5000 et 7000 mètres sous le niveau de la mer; le pétrole et le gaz sont retenus par une couche salifère dont l’épaisseur peut atteindre 2 000 mètres; réserve découverte en 2008.]
A partir de 2016, le processus de démantèlement de la société d’Etat Petrobras s’est accéléré. Et avec l’adoption du PPI, toutes les variations du marché international du pétrole ont commencé à être immédiatement répercutées, en termes de prix, sur la population. La grève des camionneurs de 2018 est une conséquence directe de ce processus. La marge bénéficiaire appliquée par Petrobras par litre de diesel a atteint 150%. Pour mettre fin à la grève, le gouvernement de Michel Temer [août 2016 à décembre 2018] a fait quelques concessions palliatives, mais le processus de démantèlement de Petrobras et de privatisation du secteur a continué à avancer.
L’allusion de Bolsonaro à l’incorporation de 750 000 chauffeurs routiers dans Auxílio Brasil [plan d’aide financière proposé par Bolsonaro en direction de plus 16 millions de familles; les résistances du Congrès en repousse l’application à décembre] ne peut pas non plus résoudre le problème. Avec la croissance galopante de l’inflation, cette aide n’aura pas un effet aussi important. Selon les données de Petrobras elle-même, le prix actuel des carburants est encore en retard d’environ 20% par rapport à la valeur considérée comme idéale par le marché, c’est-à-dire qu’il y a encore de la place pour de nouvelles augmentations. En outre, le coût d’un plein de diesel est bien plus élevé que R$ 400 reais [montant de l’aide prévue par l’Auxilio Brasil]. La catégorie des chauffeurs routiers a répondu de manière lucide, en soulignant que ce dont ils ont besoin, c’est de dignité et d’améliorations structurelles de leurs conditions de travail. Par conséquent, la lutte contre le PPI et pour la défense du parc de raffineries brésilien fait partie intégrante de l’agenda des revendications de la catégorie.
Faire face à la menace de la privatisation, c’est lutter contre les prix élevés
Il est nécessaire de construire une articulation unifiée entre tous les secteurs politiques et sociaux concernés par la lutte contre la faim, la pauvreté et le pillage des richesses nationales, afin de résister à la politique criminelle de fixation des prix (selon la PPI) et à la menace de voir progresser la privatisation de la plus grande entreprise publique d’Amérique latine. Soutenir et encourager la lutte des camionneurs est une nécessité en ce moment, malgré les contradictions politiques qu’implique la relation d’une partie de cette catégorie professionnelle avec le bolsonarisme [voir la note 1].
Les différentes organisations de gauche, les syndicats et les mouvements syndicaux doivent soutenir et dynamiser l’organisation et la résistance des chauffeurs routiers, des travailleurs urbains précaires, tels que les chauffeurs dépendant des plateformes, les livreurs et les coursiers à moto [très nombreux dans les grandes villes et soumis à des nombreux et graves accidents] qui sont quasiment empêchés de travailler avec l’augmentation du prix du carburant. Il est nécessaire d’avancer dans l’articulation avec les mouvements populaires, les associations de quartier, les mouvements de lutte contre les oppressions [féministes, des Noirs…] et les familles qui sont directement touchées par l’augmentation de l’inflation et du prix de la bouteille de gaz (GPL); ainsi que de combiner ce travail avec la promotion de la lutte des travailleurs du pétrole, qui ont défendu notre souveraineté pendant tant de décennies.
Mais il est aussi nécessaire d’élaborer un programme d’inversion du processus de privatisation et de contrôle social des prix des carburants à mettre en œuvre par un éventuel futur gouvernement de gauche. Lula doit, dès maintenant, mener cette résistance avec les mouvements sociaux.
Ceux qui ont faim sont pressés, il ne suffit pas d’attendre la 2022. S’il n’y a pas d’unité entre tous les groupes frappés par la hausse des prix, il sera très difficile de trouver une solution pour la population du pays. C’est le rôle de la gauche d’encourager cette unité et de construire des actions pour renverser ce gouvernement et empêcher que Petrobras soit privatisée une fois pour toutes, ce qui ferait augmenter encore plus les prix des carburants. (Editorial publié le 30 octobre 2021 sur le site Esquerda Online – animé par le courant Resistencia duPSOL; traduction par la rédaction de A l’Encontre)
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[1] Dans El Pais Brasil le reportage publié le 1er novembre 2021 commencede la sorte: «Le camion est le principal outil de travail de Marcelo Aparecido Santos da Paz, 36 ans. Mais aujourd’hui son véhicule est immobilisé chez lui à Santos [ville portuaire située dans l’Etat de São Paulo]. «Il est impossible de travailler», résume le chauffeur routier, qui a décidé de rejoindre la grève des professionnels autonomes prévue à partir du lundi 1er novembre. La hausse constante des prix du carburant [en mais 2018 les milliers de camions avaient bloqué des routes pour protester, déjà. Contre la hausse du diesel par Petrobras] et l’incapacité du gouvernement de Jair Bolsonaro à en amortir les effets ont motivé la grève d’une catégorie qui, aujourd’hui, a du mal à écouler plus de la moitié (environ 60%) des marchandises transportées au Brésil. Les négociations avec le gouvernement fédéral, notamment avec le ministre des Infrastructures, Tarcísio de Freitas, ont porté peu de fruits: «J’ai voté pour Bolsonaro et on peut dire que les camionneurs sont la base du gouvernement, car plus de 90% ont voté pour lui». Cela fait trois ans que nous discutons de nos revendications, mais ce qui nous fait mal est mis sur le tapis», explique Marcelo. «Il est certain qu’il y a beaucoup de déception à l’égard du gouvernement». (Réd.)
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