Par Adam Raz
Un document rendu public après 60 ans révèle les intentions secrètes du gouvernement israélien suite à l’imposition d’une administration militaire aux citoyens arabes du pays en 1948: non pas pour renforcer la sécurité mais pour assurer le contrôle juif de la terre
L’establishment de la Défense israélienne s’est efforcé pendant des années de dissimuler la documentation historique dans diverses archives du pays, comme l’a révélé un article de Haaretz en juillet 2019.
Cet article, qui faisait suite à une étude de l’Institut Akevot pour la recherche et la documentation sur le conflit israélo-palestinien, notait que depuis près de 20 ans, le personnel du Malmab – le Département secret de sécurité du ministère de la Défense (le nom – Malmab – est un acronyme hébreu pour «directeur de la sécurité de l’establishment de la Défense») – avait exploré des archives publiques et privées et forcé leurs responsables de mettre sous clé des documents relatifs à l’histoire israélienne, en mettant particulièrement l’accent sur ceux ayant trait au conflit israélo-arabe. Cela a été fait sans autorisation légale. L’article mentionné a suscité un tollé, et des dizaines de chercheurs et d’historiens ont demandé au ministre de la Défense de l’époque, Benyamin Netanyahou, de mettre fin à cette activité clandestine illégale. Leur appel n’a pas reçu de réponse.
Quel genre de documents le Malmab a-t-il ordonné aux conservateurs de cacher dans les coffres de leurs archives? Parmi les exemples nombreux et variés, on peut citer: des dossiers épais conservés par l’administration militaire sous laquelle les citoyens arabes d’Israël ont vécu pendant 18 ans; des témoignages sur le pillage et la destruction de villages arabes pendant la guerre d’indépendance; des commentaires de ministres sur la situation des réfugiés arabes, après cette guerre; des preuves d’actes d’expulsion et des témoignages sur les camps mis en place pour les captifs; des informations sur le projet nucléaire israélien; des documents relatifs à diverses questions de politique étrangère; et même une lettre envoyée par le poète et survivant de l’Holocauste Abba Kovner [1918-1987], sur ses propres sentiments anti-arabes.
Il n’est pas clair si le Malmab a réduit son activité dans le domaine des archives depuis la publication de l’article de juillet 2019. Cependant, on peut dire qu’au cours des six derniers mois, des dossiers précédemment «classés» par le Malmab ont été rouverts, ajoutant à notre connaissance de l’histoire des deux peuples qui partagent cette terre. Bien qu’aucun de ces dossiers ne soit d’une importance historique capitale, il s’agit de documents importants qui mettent en lumière des aspects significatifs de divers événements.
L’un de ces documents est un codicille secret d’un rapport rédigé par la Commission Ratner [1] établie par le gouvernement en décembre 1955. Ce document, tiré de l’oubli car enfoui dans un coffre-fort du Centre de recherche et de documentation Yad Yaari à Givat Haviva, est intitulé «Le règlement de la sécurité et la question foncière».
L’importance des informations incluses dans le codicille doit être analysée dans le contexte de l’histoire de l’administration militaire imposée aux Arabes d’Israël en 1948, quelques mois seulement après l’indépendance, et aboli seulement en 1966. Il y avait environ 156’000 Arabes en Israël à la fin de la guerre. Suite à l’accord d’armistice avec la Jordanie (avril 1949) et à l’annexion du Triangle – une concentration de localités arabes dans le centre d’Israël [2] –, 27 villages, de Kafr Qassem au sud à Umm al-Fahm au nord [district d’Haïfa], sont aussi tombés sous la juridiction de l’administration militaire.
Sur le plan administratif, ces territoires ont été divisés en trois régions: le nord, le centre (Triangle) et le Néguev. Soixante pour cent des citoyens arabes d’Israël vivaient en Galilée, 20% dans le Triangle et le reste dans le Néguev et dans diverses villes dites mixtes, telles que Haïfa et Acre [au nord de la baie d’Haïfa]. Dans la pratique, environ 85% de tous les citoyens arabes étaient sous le contrôle de l’administration militaire, soumis à des couvre-feux nocturnes et à des règlements exigeant qu’ils obtiennent un permis de déplacement avant de quitter leur zone de résidence.
L’administration militaire prenait appui sur la législation de Défense (d’Urgence), promulguée en 1945 par les Autorités du mandat britannique, et invoquée par Israël afin de faciliter la supervision des déplacements et du peuplement de ses citoyens arabes, ainsi que pour empêcher leur retour dans les zones saisies par les forces juives pendant la guerre d’indépendance. Le public juif a été informé que le but du gouvernement militaire était de dissuader les citoyens arabes de mener des actions hostiles contre l’Etat. Dans la pratique, cependant, il n’a fait qu’exacerber l’inimitié entre les deux peuples.
L’administration militaire, un sinistre épisode de l’histoire israélienne, a fait l’objet de sévères critiques à l’époque, notamment de la part de certains membres de la communauté juive. Divers partis de gauche et de droite – Ahdut Ha’avodah, Mapam [«Parti unifié des ouvriers»], le parti communiste et Herut (précurseur du Likoud) – se sont opposés, chacun pour ses propres raisons, à son imposition. L’une des raisons de cette opposition était que, dès le début des années 1950, le service de sécurité du Shin Bet [Service de sécurité intérieure] avait conclu que les citoyens arabes du pays ne représentaient aucune sorte de risque pour la sécurité.
L’opinion était également divisée au sein du Mapai, le parti au pouvoir («Parti ouvrier d’Eretz Israël», précurseur du Parti travailliste). La Commission d’Etat, dirigée par le professeur Yohanan Ratner, général et architecte à la retraite, était le deuxième organe nommé pour examiner si l’administration militaire était nécessaire. Le premier, convoqué par le Premier ministre David Ben Gourion, en 1949, avait décidé de maintenir le statu quo. En février 1956, les trois membres de la Commission Ratner sont arrivés à la conclusion unanime que «l’administration militaire a été réduite autant qu’elle pouvait l’être, et qu’il n’y a pas de possibilité pour une nouvelle réduction». Une remarque faite en public par un membre de ce groupe, Daniel Auster (maire de Jérusalem jusqu’en 1950), atteste que cette conclusion était probablement acquise d’avance: «Sur les 200’000 Arabes et autres minorités résidant actuellement en Israël, nous n’en avons pas trouvé un seul qui soit loyal à l’Etat.»
Action secrète
Quelques années plus tard, au début des années 1960, lorsque la pression s’est accrue pour abolir l’administration militaire, Ben Gourion expliqua qu’elle était essentielle pour empêcher une insurrection des Arabes du pays. L’existence de l’Etat dépend de la présence de l’administration militaire, a-t-il soutenu, sans toutefois mentionner l’opposition de l’establishment sécuritaire. Cependant, il est progressivement apparu que ce qui intéressait vraiment les partisans du gouvernement n’était pas la sécurité mais le contrôle des terres. Cela avait été facilité par l’article 125 la législation de Défense (d’Urgence), de 1945, en vertu de laquelle un commandant militaire peut donner l’ordre de boucler «toute zone ou tout lieu».
Lors d’une réunion à huis clos des dirigeants Mapaï, en 1962, Ben Gourion a déclaré que sans l’article 125, «nous n’aurions pas pu faire ce que nous avons fait» dans le Néguev et en Galilée. «La Galilée du Nord est Judenrein [libre de Juifs]», a-t-il averti. «Nous nous retrouverons dans cette situation pendant de nombreuses années si nous n’empêchons pas – par le biais de l’article 125, par la force administrative et militaire – l’entrée dans les zones interdites. Et aux yeux des Arabes, ces zones interdites sont les leurs. Car la terre de la vallée d’Ayalon est une terre arabe.»
Malgré la logique inhérente à cet argument, il existe peu de témoignages sur les motivations nationalistes latentes du gouvernement militaire. D’une part, il y avait une compréhension tacite, rarement violée, que ce n’était pas un sujet de discussion publique. Le codicille secret du rapport de la Commission Ratner, qui se trouve dans les archives de Yaari et dans les archives de l’Etat, et qui est publié ici pour la première fois, est très éclairant sur les véritables motifs qui ont guidé les dirigeants du pays.
Selon la Commission Ratner, l’armée ne pouvait pas à elle seule sauvegarder les terres de l’Etat: seule une colonie juive – «colonie de sécurité», comme on la nommait – pouvait le faire à long terme. Il était donc essentiel d’établir des colonies juives dans les trois zones géographiques supervisées par l’administration militaire. Un tel processus serait toutefois long, ont convenu les membres de la commission, et dans l’intervalle, les citoyens arabes déracinés par la guerre voulaient retourner chez eux – ce qui ne pouvait être empêché par la législation. Selon les auteurs du codicille, «l’affaiblissement [des Arabes] dans la récupération de ces zones est principalement dû au fait qu’elles ont été bouclées par l’administration militaire ou placées sous sa supervision». Ils ont ajouté que seule «la vigilance des représentants du gouvernement militaire a largement empêché une anarchie plus grave en matière de récupération de terres». En d’autres termes, c’est ce gouvernement qui a empêché les Arabes de retourner sur leurs terres.
Les auteurs du rapport s’opposent également à une décision prise par Pinhas Lavon [1904-1976], une personnalité importante du Mapaï qui s’est opposée à l’administration militaire et qui a remplacé Ben Gourion comme ministre de la Défense au début de 1954 (mais il a démissionné un an plus tard lors de la dite affaire Lavon, qui concernait une opération secrète en Egypte qui a mal tourné). Lavon a annulé la décision antérieure de diviser la Galilée en 46 zones séparées et fermées dans lesquelles les Arabes avaient besoin d’un permis pour se déplacer de l’une à l’autre. Une division en trois ou quatre zones serait suffisante, selon lui, et faciliterait la vie des citoyens arabes. Les membres de la commission s’y sont opposés catégoriquement, arguant que cela avait conduit à une liberté de mouvement excessive des Arabes, ce qui a eu pour effet «d’accroître la mainmise sur les terres de l’Etat».
Le Commission Ratner a dépassé le mandat officiel reçu lors de sa nomination fin 1955. Son codicille secret comprend également des recommandations détaillées concernant la modification des lois sur la propriété, en particulier le statut ottoman de 1858. Ce dernier stipule que toute personne, juive ou arabe, qui réside sur une terre pendant 10 ans consécutifs a le droit de la conserver de façon permanente. Or, huit ans après la fondation d’Israël, la commission s’inquiétait du fait que, dans les deux ans qui allaient suivre, une grande partie des terres serait donc perdue et transférée aux citoyens arabes. Sa recommandation visait dès lors à abolir le délai de séjour sur ces terres.
Le texte du codicille secret montre sans équivoque qu’une des tâches principales de l’administration militaire était d’agir comme un moyen de contrôler les terres de l’Etat jusqu’à ce que leur statut permanent puisse être régularisé et jusqu’à ce que, avec le soutien de l’Etat, la colonisation juive puisse commencer dans les zones anciennement arabes. D’où l’une des conclusions de la commission: «Jusqu’à la stabilisation de la sécurité dans les quelques zones de réserve qui peuvent encore être colonisées, il est essentiel de maintenir l’administration militaire dans ces endroits et de renforcer son appareil… afin que l’administration militaire puisse s’assurer, directement et indirectement, que les terres ne soient pas perdues pour l’Etat.»
La Commission Ratner décrit le gouvernement militaire comme un outil dans la lutte contre les «intrus» arabes, et a ajouté que sans l’administration militaire, «beaucoup plus de régions risquent d’être perdues pour l’Etat». Dans une réprimande adressée à l’Etat, la commission a noté que l’administration militaire souffrait d’un relâchement connu… à la suite des critiques qui lui ont été adressées».
Publiées en partie à l’époque (sans l’annexe secrète), les recommandations de la Commission Ratner ont suscité de nombreuses critiques de la part du public et du gouvernement. Ben Gourion, qui avait reçu une copie du rapport en février 1956, en a bloqué la discussion pendant des mois en raison de désaccords au sein du gouvernement. La guerre du Sinaï, qui a éclaté en octobre 1956, a fait qu’il est resté en dehors de l’ordre du jour pendant une période encore plus longue. En fin de compte, le rapport n’a jamais été soumis au gouvernement pour approbation, mais a néanmoins servi de base à la politique des années suivantes. En 1958, une autre commission, dirigée par le ministre de la Justice Pinhas Rosen, a suggéré des changements profonds dans l’administration militaire, proposant en fait son abolition presque totale. Il n’est pas surprenant que le cabinet ait tenu de longues discussions en 1959 pour savoir s’il fallait publier les recommandations du comité Rosen.
Pourquoi l’Etat a-t-il continué à dissimuler un rapport rédigé il y a plus de six décennies? L’explication pourrait se trouver dans une séance du cabinet en juillet 1959, au cours de laquelle le ministre de l’Education Zalman Aranne a déclaré que «parmi les conclusions, certaines sont politiques». En d’autres termes, la sécurité n’a rien à voir avec cela. Il a ajouté: «La chose doit être faite, mais non révélée, comme par exemple judaïser la Galilée.»
Il convient peut-être ici de rappeler les propos de Yehiel Horev, l’ancien directeur du Malmab, qui a admis dans un entretien donné à Haaretz, en juillet dernier, que l’establishment de la Défense tente simplement de gêner les historiens. «Lorsque l’Etat impose la confidentialité, l’œuvre publiée est affaiblie… Si quelqu’un écrit que le cheval est noir, si le cheval n’est pas à l’extérieur de l’étable, vous ne pouvez pas prouver qu’il est vraiment noir.» (Article publié dans Haaretz en date du 31 janvier 2020; traduction de la rédaction d’Alencontre)
Adam Raz, historien, est chercheur à l’Institut Akevot pour la recherche sur le conflit israélo-palestinien et auteur de l’ouvrage Le massacre de Kafr Qassem. Une biographie politique, publié en hébreu et en arabe. [Ce massacre, commis le 29 octobre 1956, par la police israélienne des frontières (le Magav), renvoie à l’assassinat de 47 civils arabes israéliens, dont 11 enfants âgés de 8 à 15 ans, et 15 femmes. Depuis fin 2006, ce massacre a été reconnu officiellement. Kafr Qassem est une ville située sur le territoire israélien. Réd.]
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[1] «La Commission Ratner, créée par le gouvernement le 6 décembre 1955 sous la présidence du professeur Yohanan Ratner, ancien officier supérieur, pour examiner la possibilité de supprimer l’Administration militaire, révèle clairement le soupçon toujours présent à l’encontre des Palestiniens d’Israël. Le rapport de la commission, publié en février 1956, recommande que l’Administration militaire soit maintenue pour deux raisons : 1. Elle opère dans les zones frontalières et les points faibles de la sécurité, où la distance est très courte, et parfois négligeable, entre une population de citoyens israéliens palestiniens et les Palestiniens de l’autre côté de la frontière; 2. Derrière ces frontières longues et sinueuses, s’étendent quatre Etats officiellement en guerre avec Israël, et l’on peut craindre que ces Etats puissent compter sur l’aide des Palestiniens d’Israël en cas de confrontation. A la lumière de ces faits, concluait le rapport, l’Administration militaire avait un rôle important à jouer dans quatre domaines: empêcher les Palestiniens d’Israël d’avoir des activités hostiles; consolider la sécurité de la zone frontalière; empêcher l’infiltration et le retour de réfugiés palestiniens dans leurs maisons ou sur leurs terres, développer les installations de nouveaux immigrants là où cela est jugé important sur le plan militaire; maintenir le régime des autorisations d’entrée et de sortie qui permet aux autorités militaires de «garder un œil» sur une population «problématique». (Réd. Cf. Adriana Kempf, «Naissance d’une minorité piégée. La gestion de la population arabe dans les débuts de l’Etat d’Israël» publié dans Critique Internationale, 2002/2, No 15)
[2] Selon «l’accord du siècle» de Trump, ces «enclaves» doivent être transférées politiquement et juridiquement à l’hypothétique Etat palestinien, ce qui reviendrait à un «nettoyage démographique» (Arabes israéliens), à caractère ethnique. (Réd. A l’Encontre)
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