Par Fabian Kovacic
Endettement effréné, fuite de capitaux et un système financier qui fait la fête, voilà pour l’heure les trois caractéristiques qui définissent le programme économique du macrisme [Mauricio Macri] depuis son arrivée au pouvoir à la fin 2015 [son mandat présidentiel a commencé le 10 décembre 2015]. L’appareil productif est toujours soumis à une thérapie intensive et les importations dérégulées menacent de lui porter le coup de grâce. Néanmoins, à court terme il n’y a pas de risque d’explosion sociale comme celle qui a eu lieu en 2001. Trois économistes expliquent pourquoi.
Les conséquences du brusque changement d’orientation idéologique dans l’économie argentine sont déjà visibles dans les indicateurs économiques et elles se feront également peu à peu sentir au quotidien dans les porte-monnaie des citoyens lambda. Pendant les 22 mois de gestion de Mauricio Macri dans la Casa Rosada (siège de l’exécutif), l’Argentine a accumulé une dette de 120’000 millions de dollars (120 milliards), alors que 60’000 millions (60 milliards) de dollars sont sortis du circuit économique national grâce à la fuite des capitaux. Le taux d’intérêt des obligations à cent ans est de 8% annuel. Il en découle, pour les spécialistes, la nécessité que l’économie argentine se développe à ce rythme pour éviter que la brèche entre l’endettement, le déficit budgétaire comme celui du commerce extérieur n’atteigne un niveau insoutenable. Et comme si cela ne suffisait pas, le changement de modèle idéologique s’exprime également dans le projet du budget national [l’Argentine a une structure fédérale] pour l’année 2018. Il a été envoyé au Congrès le 14 septembre, signé par le président Macri et par son ministre de l’Economie, Nicolas Dujovne. Ce dernier demande l’approbation d’un endettement extérieur de 45’5000 millions de dollars (45 milliards) pour l’année 2018.
L’économiste Eduardo Basualdo – auteur reconnu de très nombreux ouvrage – vient de publier Endeudar y fugar [S’endetter et fuir]. Ce livre propose une étude de l’histoire économique argentine depuis Martinez de Hoz (ministre de l’Economie pendant la dictature, de 1976 à 1981) jusqu’à Macri [1]. Il est écrit avec les économistes Mariano Barrera, Leandro Bona, Mariana Gonzalez, Pablo Manzanelli et Andrés Wainer. Il analyse les éléments communs en matière économique des gouvernements libéraux des 40 dernières années, entre dictatures et démocraties.
Les auteurs constatent qu’il existe un facteur constant aussi bien chez les gouvernements, de facto: de Jorge Videla [dictateur de mars 1976 à mars 1981, lui succédera à la tête de la Junte militaire Roberto E. Viola jusqu’en 1983] et de son ministre de l’Economie, José Alfredo Martinez de Hoz; les gouvernements «démocratiques» de Carlos Menem [président de 1989 à 1999] et de son ministre Domingo Cavallo [ce dernier a commencé sa carrière sous les militaires, puis est ministre de l’économie sous Menem de 1991 à 1996 et à nouveau sous de la Rua en 2001, période où il établit la parité dollar-peso ; il sera emporté par la crise de 2001] ; comme de l’actuel de Mauricio Macri et les PDG qui l’ont installé à la Cara Rosada. Ce facteur commun est la nécessité d’endetter le pays pour ensuite faire sortir cet argent à l’étranger. L’ouvrage souligne qu’une des caractéristiques est que «la fraction hégémonique du capital est liée aux et contrôlée par les banques transnationales et les entreprises étrangères non industrielles», ce qui, d’après les auteurs, est un élément central pour comprendre la logique de l’actuel modèle de politique gouvernementale.
Des opinions
Arnaldo Bocco, ex-directeur de la Banque centrale et actuel responsable de l’Observatoire de la Dette de l’université métropolitaine pour l’Education et le Travail, a expliqué: «L’émission de la dette approche 61’000 millions de dollars, et, depuis l’ascension du gouvernement Macri jusqu’à ce jour, le niveau de fuite des devises – entre «épargne», dépenses somptuaires à l’étranger et dépenses dans le tourisme argentin à l’extérieur – a atteint 60’000 millions. Depuis décembre 2015, 120’000 millions de dollars sont sortis du pays.» Dans un entretien avec Brecha, Bocco a déclaré: «Dans une grande mesure, la fuite des capitaux a eu lieu depuis l’ascension de Macri, en décembre 2015, par voie de l’endettement en dollars qui entrent dans le pays et sortent de manière camouflée suite aux opérations du système financier».
En s’endettant, le gouvernement fait entrer de l’argent dans les caisses de l’Etat, qui à son tour le distribue dans le système bancaire au moyen divers outils comme des appels d’offres, des versements à des fournisseurs, des émissions d’actions, des versements de fonds à différents ministères de l’Etat. Ensuite ces destinataires les font sortir du pays de multiples manières: par l’émission d’actions, par l’épargne en devises sur des comptes «étrangers» et par des paiements «gonflés» à des fournisseurs.
Macri et le secteur patronal qui l’assiste dans sa gestion sont arrivés au gouvernement avec des conceptions pensées concernant la recherche d’endettement. Bocco a encore expliqué: «Macri et ses économistes avaient déjà présenté un projet, sous forme d’une requête au précédent gouvernement soutenant la nécessité d’endetter le pays d’au moins 50’000 millions de dollars. C’est une manière de diriger l’économie typique des secteurs dans lesquels s’entremêlent le capital financier international et les investisseurs, où l’on peut trouver des fonds nationaux associés et confondus avec de l’argent international. C’est ainsi que travaillent les entreprises financières».
Les fonds vautours [2] en sont un exemple clair, les banques étrangères qui ouvrent des succursales en Argentine et s’associent avec des investisseurs nationaux en sont un autre. Le transfert à l’étranger des profits des transnationales qui opèrent dans le pays est également un exemple d’entrelacement de fonds nationaux et étrangers dans l’investissement financier.
Les dernières données publiées par l’Institut national de Statistiques et de Recensement révèlent un déficit commercial de 1’083 millions de dollars en août – le pire des dernières 18 années – dû, d’après les analystes, au manque de projets productifs dans la politique économique du macrisme. «Le déficit commercial et la fuite de devises sont financés par le gouvernement par l’émission de la dette et l’entrée de capitaux spéculatifs qui sont attirés par les taux d’intérêt élevés et rentables, cela avec l’appui de la Banque centrale» a ajouté Bocco.
«Le gouvernement a conclu une alliance avec les secteurs financiers, notamment états-uniens, au point que les fonds vautour réclamaient 9’000 millions de dollars de dette impayée et le gouvernement de Macri a fini par payer presque 15’000 millions de dollars. C’est ainsi que, sur ce front, le gouvernement a des contacts suffisamment payants pour soutenir ce niveau d’endettement sans problème, parce que ce sont ses alliés».
Il n’y a quasiment aucun signe indiquant une récupération de l’industrie nationale. Matias Kulfas, économiste et enseignant à l’Université de Buenos Aires, a expliqué à Brecha: «Pour tous les 100 dollars qui entrent par voie de l’endettement, seulement huit vont être destinés à la réactivation de l’appareil productif; la somme restante servira le capital financier; elle sera destinée, d’un côté, à soutenir les dépenses de l’Etat et, de l’autre, à passer à travers le système financier local pour aboutir à la fuite du capital. L’amnistie fiscale promue en avril 2017 par le gouvernement a été utilisée pour effectuer un seul et unique paiement d’impôts, mais n’a pas servi à rapatrier les capitaux investis à l’étranger. Par ailleurs, le ministre des Finances lui-même, Luis Caputo, a déclaré que les fonctionnaires avaient le droit de faire sortir leurs dollars pour les sauvegarder».
D’après Bocco «de toute manière, lors de différents forums internationaux et réunions informelles, ici à Buenos Aires, le secteur patronal étranger ayant des intentions d’investir dans le pays a déjà fait savoir au gouvernement que si – d’ici le milieu de 2018 — il n’y avait pas de réforme du travail (Code du travail) et la garantie d’un meilleur taux d’imposition et de dépenses, le financement extérieur se terminera».
Pour l’économiste Claudio Lozano, ex-député national du parti Unidad Popular et titulaire de l’Institut Pensamiento y politicas publicas, lié à la Centrale des travailleurs de l’Argentine (CTA), l’endettement argentin est en voie de devenir grave. Il explique: «A court terme, il n’y a pas de danger d’un désastre économique et social comme celui qui a été vécu en décembre 2001. En effet, le gouvernement a encore des surplus lui permettant de s’endetter grâce au désendettement mené par le kirschnerisme [Cristina Kirchner 2007-2015]. Dans cette situation, les créanciers extérieurs sont disposés à prêter pour réinitier le cycle qui a culminé avec le désastre de 2001. Mais Macri a également maintenu les plans sociaux hérités de ses prédécesseurs et a incorporé des franges de la population à ce réseau d’assistance qui n’avaient pas auparavant accès aux plans sociaux, notamment un nouveau pourcentage de retraité·e·s et de familles. Nous nous trouvons donc face à un modèle d’endettement et de sortie de devises, mais qui peut pour le moment compter sur un filet de sécurité. Néanmoins, à long terme la collision est inévitable si l’appareil productif n’est pas réactivé».
Pour Kulfas «il n’y a pas de risque dans l’immédiat, précisément parce que le macrisme a trouvé un pays désendetté et un système financier international dans l’attente de pouvoir à nouveau prêter. Pendant le deuxième mandat de Cristina Fernandez Kirchner[2011-2015] on aurait dû utiliser l’outil de l’endettement à un degré responsable. C’est ce que pourrait faire le gouvernement et il a le temps de le faire. Je ne vois pas de problème à l’horizon, probablement jusqu’à la fin du mandat de Macri. Mais à long terme ce rythme d’endettement conduira à coup sûr à une crise».
Lozano a mis l’accent sur quelques caractéristiques centrales du budget national de 2018 qui est à l’étude au parlement. Il a expliqué: «Le budget a trois caractéristiques: un nouveau taux d’imposition, un ajustement des dépenses publiques et sociales de 15% et enfin un endettement de 46’000 millions de dollars uniquement pour payer les intérêts de la dette. L’approbation de ce budget annonce une année difficile et le chemin vers une nouvelle crise».
Les sondages d’opinion en vue des élections législatives du 22 octobre 2017 indiquent que l’officialisme [Macri] bénéficiera d’un soutien analogue à celui qu’il avait eu lors des élections primaires d’août. Si cela se confirme, le groupe parlementaire macriste dans la Chambre des députés grandirait et pourrait atteindre le nombre de sièges qui lui manquent pour consolider une majorité propre pour les deux années qui restent du mandat présidentiel. Après on verra comment se porte le Titanic. (Article publié dans l’hebdomadaire La Brecha, en date du 6 octobre 2017; traduction A l’Encontre)
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[1] Ed. Siglo XXI Editores, Buenos Aires, 2017
[2] Les fonds vautour font partie des hedge funds (fonds spéculatifs) qui achètent, sur le marché secondaire («d’occasion») des obligations publiques des Etats fortement surendettés. Dès lors, ils peuvent les acquérir à des prix bradés, soit entre 10 et 20 ou 30% de leur valeur nominale. Après l’achat, ils engagent une longue procédure judiciaire devant les tribunaux pour obtenir le remboursement de leurs obligations à leur valeur nominale. Cette stratégie leur permet d’empocher de considérables bénéfices. Le paiement par l’Etat pillé implique une réduction des sommes allouées aux budgets sociaux, alors que ces derniers sont déjà plus que sous-financés. (Rédaction A l’Encontre)
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