Deux jours après le meurtre, samedi 20 décembre, de deux policiers à New York, le maire de la ville, Bill de Blasio, appelle les manifestant·e·s à «suspendre leurs protestations». «Il est temps pour chacun de mettre de côté les débats politiques, laisser les protestations, laisser de côté toutes les choses dont nous parlerons le moment venu.» Le chef de la police, William J. Bratton, a indiqué que le meurtre des agents de police était «un sous-produit direct de cette question» des manifestations qui secouent le pays depuis plusieurs mois (New York Times, 22.12.2014). Face à ces tentatives de diviser le mouvement et de le criminaliser, Opal Tomati, cofondatrice du mouvement #BlackLivesMatter a fait une réponse rapide, insistant sur la nécessité de poursuivre le mouvement. (Réd. A l’Encontre)
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Dans ce nouveau cycle d’informations à grande vitesse, nous continuons à être préoccupés par la manière dont le mouvement #BlackLivesMatter est traité par les médias et nous nous opposons à la manière dont une tragédie insensée, un incident isolé, est utilisé pour envoyer un message destiné à paralyser les manifestant·e·s et à façonner un récit dangereux, provenant en premier lieu de Patrick Lynch, président de la Patrolmen’s Benevolent Association de New York.
Le maire de New York, le démocrate Bill de Blasio, et le chef de la police William J. Bratton ne se sont pas opposés à ce nouveau récit. Nos sommes de tout cœur avec les agents Liu et Ramos [les deux policiers abattus, le 20 décembre]. Nous demandons aux médias de ne pas effacer le fait que ces événements malheureux débutèrent par la tentative de meurtre de Shaneka Nicole Thompson [l’ex-petite amie du meurtrier, blessée à l’abdomen et qui se trouve dans un état critique] à Baltimore, s’achevant par le suicide du tireur, Ismaaiyl Brinsley [Afro-Américain de 28 ans]. Selon sa famille, nous savons qu’il a un passé de troubles mentaux et d’instabilité qui n’a pas été traité correctement. Nous sommes de tout cœur avec les familles qui ont souffert de la violence et qui ont perdu des êtres chers en relation avec ces événements. A la lueur de tout ce que nous savons, et en respectant tous ceux qui sont les plus touchés en ce moment, nous ne devons pas laisser prévaloir des idées fausses.
C’est un moment décisif, mais nous devons maintenir l’intégrité de notre message ainsi que de la justesse de notre mouvement. Nous avons toujours un moral élevé et nous ne pouvons permettre que cette situation et des déclarations minent le mouvement. [Ici Opal Tometi décrivait l’exemple de tentatives similaires de diviser, en 2011 en Arizona, un mouvement contre les agissements racistes d’un shérif, Joe Arpaio]. Nous ne pouvons pas permettre que cela arrive. Nous n’avons pas le temps pour occuper les scènes sur lesquelles des gens répandent la haine ou embrouillent le débat. Nous ne pouvons nous satisfaire de politiciens qui nous disent ce qui est possible et ce qui ne l’est pas.
L’énergie dans les rues concerne la justice et la responsabilité [de rendre compte de ses actes] – le système du «maintien de l’ordre» est ce qui nous rend insécure. Après des mois de protestations et d’organisation, nous nous trouvons enfin à un moment où un plus grand nombre de personnes s’ouvrent – de manière nouvelle – à la compréhension des problèmes institutionnels et systémiques liés au «maintien de l’ordre» [par la police] qui frappent les communautés de couleur et de manière disproportionnée les Noirs.
Les candidats à la fonction de policier et les jeunes qui envisagent de rejoindre la police devraient comprendre cela: c’est un système. En dépit des affirmations selon lesquelles il y a des bons et des mauvais flics, nous savons que le système déçoit tout le monde, y compris des policiers eux-mêmes. C’est pourquoi la rhétorique incendiaire de Patrick Lynch de la Patrolmen’s Benevolent Association est alarmante. Tout d’abord parce qu’elle continue à opposer les policiers des communautés [à New York, il y a un grand nombre de policiers noirs]dans lesquelles ils sont actifs, alimentant la méfiance des deux côtés. Ensuite, elle détourne d’une importante discussion. Enfin, elle contribue à consolider un secteur de personnes qui portent des t-shirts sur lesquels on peut lire «I can breathe» [1] ou encore des instituteurs portant des t-shirts de la police de New York à l’école. Cela absorbe notre énergie pour faire face de manière défensive à leur attitude et nous détourne des discussions difficiles et courageuses sur les questions de race et du racisme. Soit des discussions sur la manière dont tout cela n’est pas à propos d’un racisme entre personnes, mais d’un système qui plonge dans l’histoire de ce pays. Après tout, les policiers, même ceux de bonne foi, peuvent être saisis involontairement par un système racialement biaisé qui a des conséquences dommageables et qui peut marquer à vie les communautés de couleur. Selon le Stolen Lives Project, au moins 265 personnes ont été tuées par la police de New York (NYPD) depuis Amadou Diallo [immigré guinéen de 23 ans, sans armes, abattu de 41 balles par quatre policiers en civil en 1999], 133 depuis Sean Bell [jeune Afro-Américain abattu par la police en 2006; les deux cas, que l’on ne peut résumer ici, suscitèrent de fortes critiques contre la police]. Ces chiffres ne mentionnent évidemment pas la fréquence d’une utilisation excessive de la force, les brutalités policières et les mauvais traitements dans la rue.
En outre, c’est l’interaction quotidienne et la présence policière massive dans nos quartiers qui épuisent également les gens. En raison d’une pratique du maintien de l’ordre fondée sur la «théorie de la vitre brisée» [2], les interactions entre un policier et un jeune Noir peuvent aboutir à des contraventions, arrestations et sommations, mandats d’arrêt si les contraventions ne sont pas payées et, dans certains cas, de simples attitudes peuvent susciter une intervention policière: marcher de manière «indisciplinée» (jaywalking), dormir sur le banc d’un parc, cracher, placer vos pieds sur les sièges dans le métro, etc.
Les données ci-dessous sont tirées d’un rapport de novembre 2014 du Police Reform Organizing Project (PROP), Over $410 Million A Year: The Human and Economic Cost of Broken Windows Policing (littéralement: plus de 410 millions de dollars par année: le coût humain et économique du maintien de l’ordre fondé sur la théorie de la vitre brisée).
• Au cours des huit premiers mois de 2014, aux grands frais du budget de la ville, le maire de Blasio et son chef de la police Bratton ont continué à utiliser de la même manière que Bloomberg/Kelly [précédents maire, républicain, et chef de la police de New York] les arrestations pour des écarts de conduite et des petites infractions. Entre janvier et août 2013, la NYPD réalisa 155’831 arrestations pour petits délits [misdemeanor] – près de 20’000 par mois. Au cours de la même période, en 2014, la NYPD réalisa 156’572 arrestations pour petits délits [misdemeanor], soit aussi près de 20’000 par mois.
• Un fort biais racial marque les pratiques d’arrestations de la NYPD dans les cas de petits délits. En 2013, 87% des individus accusés de misdemeanor étaient des personnes de couleur; en 2014 ce chiffre était de 86,3%.
• Sur la base d’une estimation prudente portant à 1750 dollars chaque arrestation, la ville de New York consacrera plus de 410 millions de dollars en 2014 dans l’arrestation de personnes, principalement des gens de couleur à faible revenu, pour des petits délits et autres infractions mineures. Au cours de la période allant de 2009 à 2013, en moyenne annuelle, 90% des personnes arrêtées pour petits délits sont acquittées ou pas présentées devant le tribunal.
Ce que le maire de Blasio [qui avait une réputation de progressiste] réalise reste encore à voir, mais il a déjà ramené le chef de la police Bratton, l’architecte et la première personne à avoir mis en œuvre la «théorie de la vitre brisée» et la politique de la tolérance zéro [à New York, en 1994-1996, alors que Rudolph Giuliani était maire]. Dans un papier rendant hommage à Ella Baker [1903-1986, figure clé du mouvement des droits civiques, elle a notamment participé à la fondation de la Southern Christian Leadership Conference-SCLC et du Student Nonviolent Coordinating Committee-SNCC], Marian Wright Edelman a dit quelque chose que je me remémore souvent ces jours-ci alors que je réfléchis au «maintien de l’ordre» à New York: «Les politiques ne sont pas meilleures que les personnes qui les mettent en œuvre et que leur promesse à un traitement juste des enfants et des pauvres.»
Comment va-t-on démanteler une pratique policière fondée sur la «théorie de la vitre brisée» alors que son concepteur se trouve à la tête de la police? De Blasio doit changer cela. Certains d’entre nous ont tenu la main d’amis ou de frères alors qu’ils étaient aux prises avec des recruteurs de l’armée ou de la police. Et bien que nombre d’entre eux n’ont jamais rêvé de devenir policier, un manque de possibilités d’emploi les a amenés vers cette profession. C’est une réalité de nos communautés. Nous devons commencer à nous imaginer une nouvelle réalité: cela suppose moins de policiers, plus de travailleurs sociaux et d’enseignants. Cela signifiera créer plus de possibilités économiques et des investissements qui protègent nos communautés et n’aboutissent pas à leur déplacement dans des quartiers qui se paupérisent. Cela signifiera faire face à des décennies de désinvestissement dans nos communautés.
Ce sera un défi que de réaliser des changements portant au cœur de ce que signifie aujourd’hui le «maintien de l’ordre». Mais il est clair que ce qui existe aujourd’hui ne fonctionne pas et que les solutions doivent provenir de la communauté. A New York, ainsi que la Coalition to End Broken Windows l’a clairement affirmé, nous n’avons pas besoin de 1000 nouveaux policiers l’année prochaine et nous devons nous assurer que cela ne se passera pas. […] A Los Angeles, ma sœur de Black Lives Matter, Patrisse Marie Cullors-Brignac, a contribué, aux côtés de Dignity and Power Now et de The Coalition to End Sheriff Violence, à l’effort qui a abouti à l’établissement d’un comité civil qui réalise des surveillances indépendantes de l’activité des shérifs: c’est une victoire majeure.
Nous avons déjà l’énergie et gagné l’attention d’un secteur populaire, cela à un niveau que nous n’avions pas connu depuis très longtemps. Mais nous avons quelque chose d’autre, plus important encore: le moment est désormais en faveur de changements profonds, réels et substantiels. (Traduction A l’Encontre, Opal Tometi est directrice exécutive de la Black Alliance for Just Immigration et co-fondatrice de Black Lives Matter. Cet article a été publié le 22 décembre sur The Huffington Post.com)
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[1] «Je peux respirer», slogan utilisé pour s’opposer aux manifestant·e·s qui reprennent les dernières paroles d’Eric Garner, répétées onze fois; qui ont inscrit ces paroles sur des t-shirts ; le mouvement #BlueLivesMatter s’est également mis en place à cette occasion, le bleu faisant référence à l’uniforme des policiers. Voir à ce propos les articles publiés sur ce site en date du 20 et du 21 décembre. (Réd. A l’Encontre)
[2] En résumé: politique répressive fondée sur l’idée que les petits crimes mènent aux grands, l’équivalent du «qui vole un œuf vole un bœuf»; voir Loïc Wacquant, Les prisons de la misère sur cette théorie et ses conséquences, Ed. Liber, Raisons d’agir, 1999. (Réd. A l’Encontre)
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