Après le 19 juillet à Madrid: début d’un bloc social contre la «dettocratie»

Par Jaime Pastor

En réponse au « coup de hache » très dur de Rajoy [voir l’article publié sur ce site en date du 24 juillet 20120: «Le naufrage de l’économie espagnole»], fidèle exécutant du Mémorandum du « sauvetage bancaire » imposé par la troïka (BCE, UE, FMI), nous avons pu assister le 19 juillet 2012 à une mobilisation citoyenne marquée par un degré de pluralité sociale et politique inédit dans l’histoire récente. La journée avait été précédée par l’accueil solidaire de la Marche pour la dignité des habitants des régions minières des Asturies et par les premières ripostes dans la rue, le soir même du 12 juillet, quand le Conseil des ministres a approuvé les coupes. Cela a renforcé le climat social d’indignation croissante qui, comme le montrent les enquêtes publiées par les quotidiens El Mundo et El País, est partagé par un pourcentage de citoyens oscillant entre 76 et 82. Une nouvelle phase de protestations s’ouvre ainsi au milieu d’une crise systémique et de régime – encore accentuée dans les communautés autonomes avec le premier « sauvetage » valencien [région autonome de Valence] – et à la veille de ce qui pourrait être le « renflouement total » de l’Etat espagnol pour le convertir définitivement en un protectorat de plus de la troïka, ensemble avec l’Italie, probablement. Mais même cette brutale stratégie du « choc » [allusion au titre de l’ouvrage de Naomi Klein] ne suffit pas à « calmer les marchés » puisque cela ne fait que rapprocher encore plus l’économie espagnole d’une profonde dépression économique dont la sortie est de plus en plus lointaine.

Nous entrons donc de façon accélérée dans une situation pratiquement similaire à celle de la Grèce, provoquée par la logique perverse du paiement très injuste de la dette privée engendrée par la bulle financière-immobilière, dette déposée sur les épaules de la grande majorité de la population. Cette « socialisation des pertes » est appliquée en outre par un gouvernement qui est en train de faire tout le contraire de ce qu’il avait promis lors des élections, ce qui multiplie ainsi la perception d’une fraude électorale et, avec elle, la désaffection des citoyens vis-à-vis de « la politique », associée traditionnellement à ce que font « les politiciens ». Ces jours, ces derniers sont symbolisés par le vieux caciquisme arrogant dont s’enorgueillit sans vergogne aucune Andrea Fabra et sa dynastie familiale corrompue [1]. Il n’est pas difficile de voir dans des cas comme celui-ci une nouvelle démonstration des ressemblances frappantes entre ce que nous vivons aujourd’hui et la première Restauration des Bourbons en 1874.

L’extension de la protestation à de nouveaux secteurs, particulièrement les fonctionnaires et des « couches moyennes » en général, constitue un fait qui suscite beaucoup d’espoirs pour la construction progressive d’un large bloc social de refus des coupes, facilité également par la convergence unitaire qui s’est établie sur le plan syndical dans la plupart des régions et par l’engagement dans cette même convergence unitaire de mouvements comme celui du « 15M » [les Indignés] et les diverses « marées » [mouvements sociaux locaux et sectoriels].

Néanmoins, il est important de ne pas sous-estimer la grande diversité – sociale, politique et symbolique – qui existe à l’intérieur de ce bloc et la nécessité, par conséquent, qu’il se dote d’objectifs communs comme le rejet de toutes les coupes, le refus du Mémorandum de l’UE, le non-paiement de la dette illégitime, l’exigence d’une banque publique sous contrôle social, l’urgence d’une réforme fiscale progressive, la défense des services publics de qualité ou encore un revenu universel garanti.

Ce sont là les revendications que devrait avancer la grève générale qu’il faut promouvoir en septembre [2] de telle manière qu’elle ne soit pas conçue comme la simple célébration d’une journée mais comme le début d’une mobilisation prolongée et qui réunisse en une même chaîne de nombreux secteurs avec une dimension sociale et territoriale bien supérieure à celle qu’a eue la grève générale du 29 mars passé. Une « rébellion permanente » qui doit trouver dans le refus des lois injustes la justification éthique suffisante pour essayer de bloquer leur mise en œuvre pratique, comme cela commence déjà à se passer dans la santé et dans l’enseignement. Et aussi pour inaugurer et généraliser les plus diverses formes de désobéissance civile et de résistance non violente active contre ces lois injustes, en cherchant en même temps à réaliser la plus grande solidarité possible avec les personnes qui sont victimes de représailles et de répression.

C’est autour de ces objectifs et au moyen d’actions de protestation chaque fois plus innovantes qu’il est possible d’avoir la conviction qu’on pourra avancer dans l’affrontement non seulement avec ce gouvernement mais aussi avec le véritable « souverain extra-étatique » que représentent la troïka et les principaux « lobbys » financiers transnationaux.

Dans ce processus, l’exigence d’un référendum sur les coupes décidées qu’ont proposé les Commissions ouvrières (CCOO), l’UGT (Union générale des travailleurs) et Izquierda Unida, et d’autres organisations sociales aussi, pourrait être utile pour dénoncer l’illégitimité des mesures décidées. Mais à condition que ce référendum n’apparaisse pas comme une alternative à la grève générale prolongée. Au contraire, après l’expérience de la Grèce, nous ne savons que trop que cette revendication ne va pas être acceptée par le gouvernement Rajoy et la troïka. Par conséquent, si on veut l’aborder sérieusement, il faudrait commencer à la préparer depuis en-bas pour la convertir en une journée de démocratie participative et de masses comme cela s’était passé à une échelle plus réduite lors de la Consultation sociale pour l’abolition de la dette extérieure en mars 2000 ; ou, plus récemment, lors de celle organisée par la Plateforme contre la privatisation de l’eau à Madrid.

Peut-être que cette campagne pourrait confluer également avec celle que certains réseaux sociaux s’efforcent de promouvoir depuis le 25 septembre en faveur d’un nouveau « processus constituant ». Cette revendication de la souveraineté des peuples de l’Etat espagnol est sans doute très ambitieuse, mais elle peut aider à dénoncer l’étape post-démocratique dans laquelle nous sommes définitivement entrés.

Nous ne pouvons pas ignorer ou nier, cependant, que dans cette nouvelle étape sont en lice des projets différents à propos du devenir du bloc social que nous devons construire de manière unitaire pour affronter les ennemis si puissants que nous avons en face de nous, dans la période historique présente.

Même en risquant la simplification, je me hasarde à en signaler trois. D’abord celui qui est emmené par les directions des syndicats majoritaires (CCOO et UGT). Il est orienté fondamentalement vers la recherche de plateformes unitaires qui se limiteraient à nous ramener au scénario qui précédait le récent « coup de hache » des coupes sociales, en proposant le retour à la « concertation sociale » autour d’un « modèle de croissance » qui non seulement nous ramènerait à nouveau à une politique erronée du « moindre mal », mais négligerait des dimensions fondamentales de la crise comme celle de l’écologie ou celle des soins de santé.

Un autre projet, plus confus mais très réel, est celui que l’on peut détecter chez les secteurs les plus corporatistes ou dépolitisés. Ce projet se centre sur l’« anti-politique », en associant exclusivement la politique à la « classe politique », en escamotant le caractère systémique de la crise et en niant la possibilité d’une autre politique ou d’une autre manière de la pratiquer, niant de la sorte la possibilité d’un autre modèle de relation entre les peuples de l’Etat espagnol qui soit alternatif tant aux limitations de l’Etat actuel « des régions autonomes » qu’à la recentralisation que prétend réaliser Mariano Rajoy. Même s’il n’est pas possible d’attribuer ce discours à des forces qui auraient aujourd’hui un poids réel – bien que sans aucun doute Union Progrès et Démocratie (UPyD) s’efforce d’attirer ces secteurs –, il est évident qu’au vu du degré de désaffection institutionnelle croissante et de la faiblesse de la gauche, on peut craindre que ce courant d’opinion ne connaisse une audience notable ces prochains temps [3].

Finalement, si nous laissons de côté les processus spécifiques qui ont lieu au Pays basque, en Catalogne et en Galice, il existe un autre projet possible à l’intérieur de ce bloc social pluriel. Je fais référence à celui qui procède de secteurs critiques au sein de Izquierda Unida à l’égard de la politique institutionnelle et gouvernementale à laquelle s’adonne cette formation dans des contextes comme ceux de l’Andalousie ou de Madrid. Je fais référence aussi à  des collectifs politiques et sociaux très actifs dans des mouvements comme celui du 15M ou les « marées ». Peut-être qu’au travers de la convergence dans l’activité et la réflexion commune, il sera possible de construire à partir de ces réseaux, de la manière la plus participative possible, un front politico-social de gauche capable de répondre à un besoin qui s’est exprimé avec un écho croissant surtout à partir de l’expérience de Syriza en Grèce : la nécessité d’une autre gauche qui, avec une autre politique et une autre manière de la faire, soit capable de construire une contre-hégémonie alternative à partir du bloc social en formation.

Cette référence à la Grèce, menacée tous les jours d’être abandonnée par la troïka si elle n’accepte pas ses politiques et ses rythmes, n’est pas gratuite. Non seulement notre situation tend à ressembler à la sienne, mais une alliance au moins des peuples du sud de l’Europe est chaque jour plus urgente pour rompre le corset totalitaire qu’on veut nous imposer. Une rencontre récente des gauches européennes réunies par Syriza [4] semble aller dans cette direction et il faut espérer que cela aide à avancer sur ce chemin parce que, ne l’oublions pas, le temps joue contre nous. Les syndicats de la Confédération européenne des syndicats (CES) seront-ils, de leur côté, capables aussi de répondre à la brutale offensive en marche en proposant une mobilisation générale prolongée à l’échelle européenne l’automne qui vient ? (Article publié sur le site Viento Sur en date du 22 juillet 2012, traduction A l’Encontre)

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* Jaime Pastor est membre de la rédaction de Viento Sur. Il est militant de Izquierda Anticapitalista.

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[1] En plein parlement, parmi le tonnerre d’applaudissements de la majorité du Parti populaire (PP) à l’annonce par le gouvernement de ces coupes, entre autres de l’aide aux chômeurs, la députée PP Andrea Fabra (39 ans) criait « Que se jodan » (Qu’ils aillent se faire f…!). Elle a été blâmée et a dû s’excuser. Elle a prétendu qu’elle visait les députés de l’opposition et non pas les chômeurs-chômeuses. Mais l’attention a été attirée sur la dynastie Fabra : père, grand-père, arrière-grand père et aïeuls d’Andrea ont présidé quasi sans interruptions depuis 140 ans, à Castellon, l’appareil de parti de la droite conservatrice et la Députation provinciale (La Communauté autonome de Valence est constituée de trois provinces : Alicante, Valence et Castellon). Le père d’Andrea, Carlos, le tout-puissant « Don Carlos », a présidé la députation provinciale de 1995 à 2011 et, depuis neuf ans, il fait l’objet de poursuites par la justice pour trafics d’influence et fraude fiscale. (Réd. A l’Encontre)

[2] Si possible, par-delà les divergences entre syndicats, autour d’une même date de départ à l’échelle de tout l’Etat espagnol. (NdA)

[3] A ce sujet, il est curieux, et lamentable, que c’est à peine si a été dénoncée cette attaque au pluralisme politique qu’est la réforme électorale décidée par le gouvernement Rajoy qui réduit de 31,1% le nombre de conseillers municipaux. Il n’est pas difficile de voir dans la décision de cette mesure un clin d’œil démagogique de la part du gouvernement aux critiques contre la « classe politique » en escamotant le fait que les 90%  des maires et conseillers municipaux ne touchent aucun salaire d’aucune sorte. (NdA)

[4] Il nous apparaît que l’utilisation de Syriza comme une sorte de modèle de référence – d’autant plus quand ce modèle est intégré aux initiatives des gauches européennes – fait l’économie d’une compréhension des spécificités de l’histoire et de la réalité présente de Syriza et de ses différenciations internes. Les modalités de cette référence servent à suggérer des lignes de force d’une orientation qui est relativement étrangère aux débats portant sur des choix concrets que la coalition qu’est Syriza doit effectuer dans la phase actuelle. (Réd. A l’Encontre)

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