Par Charles-André Udry
L’élection du nouveau président [1] du Portugal le 24 janvier 2016, Marcelo Rebelo de Sousa, avec 51,99% des suffrages exprimés (48,84% de taux de participation) ajoute un élément à une situation «tripolaire» que l’on peut exposer de la sorte (voir à la suite le portrait historique de Rebelo de Sousa).
1° Un gouvernement du Parti socialiste présidé par le secrétaire général Antonio Costa, soutenu conditionnellement depuis le parlement par le Bloco de Esquerda et sous une forme qui n’est pas similaire au plan des accords conclus par les députés du Parti communiste portugais. Un parti qui maintient des liens étroits avec le MPLA-gouvernement angolais, qui capte de manière quasi familiale et clanique la richesse du pays. En effet, la fille du président de l’Angola José Eduardo dos Santos, Isabel dos Santos, est parmi les investisseurs de relief dans l’ancienne métropole, outre son titre de «femme la plus riche d’Afrique». De plus, le PCP continue à avoir des relations avec la bureaucratie céleste de la Chine dite, par quelques pisseurs de copies journalistiques, «communiste». Ses relations avec l’Angola du MPLA et la Chine–du–PCC ne semblent pas avoir pour origine une adhésion idéologique, mais certainement quelques veines matérielles.
Il est donc abusif de parler d’un «bloc» du Bloco et du PCP pour quiconque suit la situation au Portugal. Certes, le PCP peut utiliser la pression de secteurs de la CGTP pour négocier avec le gouvernement. Mais le délitement de la CGTP est prononcé. Et une couche de jeunes, mobilisés il y a quelques années, a été contrainte à l’émigration.
La population du Portugal, en quelques années, a diminué de quelque 5%. Ce qui équivaut à une hémorragie socio-économique et à une sorte de dette à l’envers: les économies capitalistes «recevant» (et demandant) cette force de travail, souvent qualifiée, de facto contractent une dette envers le Portugal dont les contribuables, en priorité les salari·e·s, ont financé le système éducatif et dont la formation de cette jeunesse ou celle de travailleurs et travailleuses blessés par le chômage ou la crise agraire et surexploités dans des secteurs de la construction ou du nettoyage en France, en Suisse et en Allemagne. Enfin, la précarisation de cette émigration jeune forcée des années 2010 et suivantes se perpétue dans le pays où ils sont des «ouvriers hôtes», selon la formule allemande. En effet, combien de ces diplômés universitaires sont «employés» dans des tâches dites sous-qualifiées, mais où leurs qualifications et leurs connaissances linguistiques en font des «salarié·e·s polyvalents». Ils/elles sont, de ce fait, utilisés comme une force de travail, «mal payée», bras de levier utile pour favoriser la plus-value absolue (temps de travail et productivité) et relative.
2° Une Union européenne qui ne cesse d’insister, comme elle l’a fait le 11 février lors de la réunion du désormais réputé Eurogroupe, sur la nécessité que soient appliquées les règles du Pacte de stabilité et de croissance. Et cela à propos de l’élaboration du budget étatique portugais pour 2016 (OE2016). L’Eurogroupe a fait savoir qu’il attendait la validation du déficit de 2015 par Eurostat (l’organe officiel des statistiques de l’UE) pour préciser ses exigences. Cela au moment où le budget est débattu au parlement et où a commencé le vote ligne budgétaire par ligne budgétaire. Le ministre des Finances, Mario Centeno – qui déclare le revenu et le patrimoine les plus importants de l’équipe gouvernementale, au côté d’Antonio Costa –, s’est engagé à faire le nécessaire, lorsque l’éleveur de porcs néerlandais, Jeroen Dijsselbloem, certifié président de l’Eurogroupe grâce à Wolfgang Schäuble, a d’entrée mis en garde Mario Centeno «pour que les règles de base indiquent que le Portugal doit être préparé, en cas de nécessité, à faire plus dans la consolidation de son budget» (Iinformação, 12 février 2016).
Cette contrainte de l’UE va être permanente et accrue, ce d’autant plus qu’Antonio Costa a clairement souligné que le Portugal devait rester dans la zone euro et avoir une version finale du budget 2016, et surtout 2017, qui soit conforme à cette orientation. Et cet engagement est diffusé alors que la révision à la baisse du taux de croissance est en marche. Les prévisions ont déjà régressé de 2,1% de croissance du PIB à 1,8% (la banque Santander prévoit, elle, 1,5%), ce qui a évidemment un effet sur les rentrées fiscales, parmi lesquelles les impôts indirects (TVA et droits d’accises sur l’alcool, le tabac ou taxe sur l’essence et le gasoil) ont une place prioritaire. Ce qui frappe avant tout les classes populaires qui ne peuvent épargner et doivent dépenser l’essentiel de leur revenu salarié. D’ailleurs, selon une récente enquête publiée dans le Diario de Noticias du 10 février 2016: 83,4% des salarié·e·s gagnent moins de 1500 euros par mois. Or, le revenu médian (qui divise ces 84,3% en deux parties, 50% en dessus, 50% en dessous) est de 785 euros brut. Il est aisé d’imaginer qu’un budget, parmi d’autres débats fort importants sur l’allocation des ressources, renvoie aussi à l’imposition différenciée des revenus. L’actuel débat fiscal indique que des salarié·e·s ayant un revenu déclaré de 800 euros par mois paieraient plus qu’un salarié touchant 1500 euros. C’est un thème sur lequel les députés du Bloco interviennent pour corriger au maximum cette inégalité de taxation.
3° Le président Marcelo Rebelo de Sousa, comme l’article de Manuel Loff l’illustre, est un descendant du salazarisme. Il intervient déjà avec vigueur sur les questions de société – appelées avec ironie au Portugal des questions «fracturantes» – telles que l’euthanasie ou le droit à l’avortement. Mais il est fortement relayé par les principaux médias, écrits et télévisés. La bataille parlementaire est certes reproduite lors de téléjournaux ou d’affrontements télévisés, mais son écho est encerclé par le bruit médiatique, assourdissant.
Les données nouvelles de l’organisation politico-institutionnelle
Il est impossible de saisir la dynamique politique présente sans avoir à l’esprit trois éléments, sur lesquels nous reviendrons plus en détail.
1° La formation, après un long débat et des essais infructueux de la droite, du nouveau gouvernement majoritaire au parlement, grâce à l’accord PS-Bloco et au soutien des députés du PCP est apparue, pour reprendre la formule de Jorge Costa, comme le résultat d’un tour de magie. Celles et ceux qui avaient connu le gouvernement de José Sócrates, premier ministre de 2005 à 2011, étaient relativement peu nombreux à faire confiance à un nouveau gouvernement d’un secrétaire général du PS, au moment où J. Sócrates était poursuivi par la justice.
Le gouvernement d’Antonio Costa, d’un côté issu d’un débat public entre Costa, sa fraction dans le PS et le Bloco de Catarina Martins, sa porte-parole, et de l’autre côté disposant d’une majorité parlementaire grâce à l’adjonction des votes du PCP, est apparu comme inattendu et suscitant une espérance parmi les couches populaires. De cette situation, marquée par une profonde crise sociale, découle une attitude apparemment paradoxale: d’une part, une attente en direction d’améliorations, même très limitées, qui seraient le résultat de décisions gouvernementales votées par une majorité parlementaire; de l’autre, une crainte que la mise en échec par ceux qui soutiennent, à gauche, ce gouvernement qui n’a pas 100 jours de vie aboutisse à une péjoration de la situation.
2° En partie, pour l’heure, l’absent de la scène socio-politique est un mouvement social d’une certaine ampleur. Les mesures d’austérité qui peuvent surgir avec plus d’acuité peuvent toutefois stimuler des colères dont les répercussions politico-institutionnelles sont peu prévisibles. Ainsi, le mécontentement de secteurs sociaux intermédiaires, comme celui des transports routiers, qui a subi un véritable coup de guillotine économique (3000 petites entreprises de transport en faillite depuis 2012), peut déboucher sur des actions «déstabilisantes». Le débat sur la santé publique, qui voit certes des divisions dans les réactions de soignants, remet à l’ordre du jour tous les problèmes de la santé publique, de l’accès aux soins, des conditions de travail, des aides-soignants, des infirmières, des médecins (65% de ces derniers travaillent dans le secteur hospitalier public).
A cela s’ajoutent les véritables scandales bancaires, suite à la faillite de la Banco di Santo Spirito, dont le luxueux siège à Lausanne a été fermé et est occupé maintenant par le champion olympique des opérations financières douteuses, le CIO. (Cette question sera traitée dans un article de Jorge Costa traduit sous peu sur le site alencontre.org). Or, la crise bancaire implique un transfert budgétaire massif pour sauver des banques qui intéressent de nombreux investisseurs, entre autres chinois, au même titre que l’énergie. Une colère sociale peut éclater et les événements se précipiter.
Or, se dressent, ici, la faiblesse quantitative de la CGTP ainsi que ce qui relève de son orientation dans le contexte politique et social de cette année 2016 commençante. Un affaiblissement qui se repère dans le nombre de membres. Une orientation détachée du pavlovisme cadré du passé proche, face à un gouvernement imprévu soutenu par le PCP. Le débat d’orientation au sommet est ouvert, en vue du Congrès, et filtrent publiquement des interrogations relatives à ses liens avec le PCP.
Mais une fois constatée cette inadéquation du mouvement syndical traditionnel face aux choix de contre-réformes que le gouvernement va appliquer – pas à pas ou de manière plus précipitée dès mai 2016 – s’atteste l’importance des expériences d’organisation, certes encore réduites mais pouvant révéler des potentiels dans des secteurs tels que les dockers (Sintra), les employés des banques et des assurances, le secteur hospitalier, les call centers. Sur l’autre versant, la défaite subie à la TAP (compagnie aérienne) est aussi riche en «leçons» à étudier de très près, et replacées dans le contexte international du secteur de l’aviation [2].
3° Dans l’histoire institutionnelle du Portugal, comme est contrainte de le reconnaître Assunçao Cristas, la seule candidate à la direction du CDS pour le Congrès des 12 et 13 mars: la vie est compliquée pour les grands partis, soit PS et CDS-PSD (CDS-Parti polaire et Parti social-démocrate). Manuel Agostinho Malgalhaes conclut son article en faisant référence à une formule de Pedro Filipe Soares, un des dirigeants du Bloco, au moment du rejet du programme de gouvernement présenté par Passos Coehlo (Premier ministre de juin 2011 à novembre 2015) au mois de novembre 2015. «L’arc gouvernemental a été dépassé par l’arc de la constitution. Le vote utile est aujourd’hui un argument électoral obsolète» (Sol, 13 février 2016, p. 12.) Certes, le terme «l’arc de constitution» est flou, mais il doit être replacé dans le contexte de la crise gouvernementale durant laquelle l’alors président, Anibal Cavaco Silva, jouait la montre, pour accentuer les éléments de crise politique et, de la sorte, riposter à la tentative politique de Costa de mettre en place un gouvernement PS, avec une majorité parlementaire, sous conditions d’un accord pour élire son gouvernement sur un programme donné, selon les règles de la Constitution, par le groupe parlementaire du Bloco et par celui du PCP (Parti communiste portugais). Une fois l’accord passé, Antonio Costa Pinto, professeur de sciences sociales et de politique européenne à l’Université de Lisbonne, signalait: «Il y a peu de points idéologiques dans l’accord, Mais le problème est que celui-ci sera très rigide pour le prochain gouvernement. Que se passera-t-il si la croissance n’est pas au rendez-vous et que les taux d’intérêt changent?» (Le Monde, 9 novembre 2015) Or, «le défaut» de croissance, la crise multiforme frappant l’Union européenne ainsi que le contexte de guerre – les liaisons soutenues entre l’OTAN et l’armée portugaise se sont illustrées le 5 novembre 2015, à l’occasion du volet maritime de l’exercice Trident Juncture 2015, devant «démontrer» la capacité de défendre des installations portuaires et la puissance maritime de l’OTAN, en voie de rénovation de l’OTAN – vont être tous les jours plus présents dans l’enceinte parlementaire, dans la vie sociale de la majorité populaire, dans les questions dites concrètes soumises à l’accord entre le Bloco et le gouvernement Costa.
La gestion d’un accord conditionnel, le rapport organisé avec les couches populaires dont les intentions peuvent être interprétées de manière parfois trop conformes aux choix politiques tactiques du moment, le surgissement brusque possible de défis qui renversent la table rendent la tâche compliquée. D’autant plus si les choix convenables – dont la sélection correcte en termes de priorités pour l’action est, en soi-même, un élément capital d’une orientation et d’une pratique politique de classe – de mise sous tension de la pratique du gouvernement Costa ne se présentent pas comme très nombreux dans la phase actuelle. Des options qui, de plus, se doivent d’être audibles pour des fractions actives potentiellement (ou déjà agissantes de manière limitée et fragmentée) des masses laborieuses. La capacité d’organiser certains secteurs sociaux devient un facteur moteur de la «mise au pied du mur» d’un gouvernement tel que celui de Costa à un moment crucial et selon un timing opportun.
Donc, si le chantage au vote utile, c’est-à-dire pour limiter les votes à gauche du PS, en faveur du Bloco ou le PCP, n’est plus de l’heure, il reste ce qui constitue des points nodaux d’un accord «pragmatique» du Bloco avec le gouvernement Costa. Et cela, avec ce gouvernement particulier dont l’exercice du «pouvoir» de gestion – car le PS qui ne va pas déroger aux options actuelles de la social-démocratie «européanisée» – s’opère autour d’un «point d’équilibre» dépendant en grande partie des choix du Bloco pour sa perpétuation dans la configuration inaugurée le 26 novembre. Dans une tactique concrète de bipolarisation avec le gouvernement du PS – bipolarisation compréhensible pour une part active du salariat car portant sur des besoins de base ou des symboles politiques – la tâche du Bloco s’affirme comme devant tenir compte du processus nouveau de repolitisation, de ce que certains appellent «le peuple de gauche», et des mouvements sociaux qui peuvent poindre. Cette «repolitisation» depuis les législatives se constate dans l’intérêt accru de secteurs populaires pour les propositions concrètes débattues au parlement. Du moins, pour l’instant. Certes moins que l’audience de certaines parties de football.
La conjoncture politique peut s’accélérer de façon concomitante à la crise économique et à un coup de colère massif ou à des luttes partielles attirant l’attention des médias et s’insérant de manière déconcertante dans l’agenda politique, gouvernemental et parlementaire. Cela malgré les tentatives et les pratiques du gouvernement d’appliquer une mise en œuvre de contre-réformes présentées comme inévitable étant donné les pressions de l’UE et du clan social du Président, avec la méthode du salami coupé en tranches fines, afin de les faire ingurgiter sans trop de rejets.
Depuis des mois la dynamique du Bloco n’est pas celle que certains «donneurs de leçon» sectaires proclament, entre autres parmi des courants «trotskystes» ayant leurs racines en Argentine, mais politiquement exilés en Europe. Ainsi, le quotidien Sol du 13 février titre: «Le Bloco déjà n’est plus comme Syriza.» Et de souligner: «L’éloge fait à Syriza s’est effacé de son discours.» Le même quotidien confirme la distance prise par le Bloco, malgré les efforts de Yanis Varoufakis de s’attirer les grâces politiques de sa candidate présidentielle, Marisa Matias. Cette dernière prit ses distances face à l’opération médiatique du Plan B, attrayante à première vue, mais sans contenu concret de classe et d’organisation à la hauteur de la guerre sociale. Et mieux s’inscrivant dans l’orientation d’une «Europe fédéraliste», faisant l’impasse sur la stratégie d’affrontements concrets, sociaux et politiques, à l’ordre du jour mais de manières fort inégales dans divers pays de l’Europe, pour ne se limiter qu’à cela. La théorie des jeux [3] ne fait pas une politique, ni en Grèce, ni en Europe, ni même avec Arnaud Montebourg qui a rejoint, en mars 2015, la chaîne d’ameublement Habitat, reprise en 2011 par le groupe Cafom en expansion depuis 2005 et qui a acquis Habitat Europe continentale en 2011. Un vrai projet européen!
Plus important dans la phase présente est la crise qui s’enclenche dans le PCP. Dans un laps de temps court, le PCP, par deux fois, est arrivé électoralement derrière le Bloco: aux législatives et lors de la dernière présidentielle (voir note 1 pour les résultats). Cela renvoie à une histoire. En 2001, A. Abreu du PCP – «un candidat de valeur et de projets» comme il se présentait – avait devancé le candidat Fernando Rosas du jeune Bloco de 100’000 voix. En 2006, le candidat du PCP, Jéronimo de Sousa, devançait Francisco Louça de quelque 180’000, mais F. Louça s’imposa comme porte-parole qualifié du Bloco sur la scène politique portugaise. Avec la «sortie» de Marisa Matias pour cette présidentielle – alors que les sondages performatifs, dont les biais sont évidents face à un électorat nouveau, lui attribuaient 4% des voix au départ – le Bloco conforte sa position dominante dans la «gauche de la gauche».
Ce qui rend encore plus importants sa fonction et les choix qu’il va opérer à chaque phase. Cela renvoie à des décisions stratégiques et tactiques qui font écho, au-delà des différences affirmées, à celles qui se dessinent en Grèce et en Espagne.
Ces questions constituent les éléments d’un puzzle politique «européen» qu’il serait trompeur de vouloir dessiner avec une mine qui est un concentré de généralités confondantes et pourrait révéler l’ignorance de la dialectique concrète, en Europe (ou dans l’UE), entre les développements inégaux multiples, les spécificités creusées même par la crise économique et institutionnelle. Et, conjointement, ce qui n’est qu’un paradoxe apparent, par les traits communs, plus ou moins souterrains, qui s’expriment.
Cette dialectique s’opère dans le cadre d’affrontements interimpérialistes mondialisés, où le Capital allemand, appuyé sur son vaste Hinterland et ses alliés (de l’Autriche à la Suisse, en passant par les Pays-Bas, la Belgique, le Luxembourg et la France, avec ici la complexité de leurs rapports «intimes»), cherche à (re)profiler une UE apte à affirmer sa place dans le chamboulement impérialiste du XXI siècle. (14 février 2016)
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[1] Les résultats de l’élection présidentielle de janvier 2016 furent les suivantes: Marcelo Rebelo de Sousa (PPD/PSD,CDS-PP, PPM): 2’403’879 voix, 51,99%; Antonio Sampaio de Novoa (formellement indépendant, mais en fait soutenu par des ministres du PS et la majorité de sa direction): 1’058’705, 22,90%; Marisa Matias (Bloco): 468’414, 10,13%; Maria de Belém (ex-président du PS jusqu’en 2014 et ministre de la Santé et qui reçut le soutien des bonzes de la «droite» du PS): 196’105, 4,24%; Edgar Silva (PCP): 182’462, 3,95%. Comme me l’a fait remarquer Jorge Costa – auteur avec Francisco Louçã et João Teixeira Lopes d’une sociologie marxiste de la classe dominante au Portugal, intitulé Os Burgeses – le PS, en réalité, a évité cette campagne électorale, une sorte de prise de distance liée à ses troubles internes dont le symbole est fourni par l’itinéraire de José Sócrates accusé dans deux affaires de corruption. Il fut placé en détention provisoire de novembre 2014 à septembre 2015, puis assigné à résidence!
[2] Voir sur ce site l’article de Léon Crémieux, en date du 31 décembre 2015, consacré au transport aérien et à sa rapide et brutale réorganisation.
[3] Comme le rappelle Bernard Guerrien à propos de l’équilibre de Nash, pierre angulaire de la théorie des jeux (le plus petit dénominateur commun entre les gains espérés de chaque joueur): «Ce qui est laissé dans l’ombre est, bien entendu, essentiel, pour la simple raison que dans la grande majorité des jeux, il n’y a pas de raison évidente de jouer – et donc d’accorder une importance particulière aux équilibres de Nash. Tout dépend des croyances des joueurs, croyances qui sont un élément “hors modèle”.» (p. 66) (La Théorie des jeux, 4e éd., 2010, Editions Economica)
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Portugal. Un président héritier de la dictature
Par Manuel Loff
Marcelo Rebelo de Sousa, le nouveau chef de l’Etat portugais, a fait ses classes sous Salazar et Caetano. Une empreinte encore perceptible aujourd’hui.
Il est par définition un héritier. Fils d’un dirigeant salazariste qui a fait tout son parcours politique sous la dictature (comme membre de l’organisation d’encadrement de la jeunesse, puis comme député, sous-secrétaire d’Etat, gouverneur colonial et ministre), Marcelo Rebelo de Sousa a été «éduqué pour devenir un homme politique». C’est ce qu’écrit le journaliste Vitor Matos – qui se définit lui-même comme son «biographe agréé» – dans son ouvrage de 2012, que j’utilise ici [intitulé Marcelo Rebelo de Sousa].
Marcelo est un héritier, non seulement au sens strict de premier-né de l’un des personnages les plus marquants de cette élite de fonctionnaires zélés, recrutés par Antonio Oliveira Salazar (1933-1968) et son successeur Marcelo Caetano (1968-1974), mais encore en tant que professeur de droit à l’université de Lisbonne depuis 1990, produit et promoteur d’une université hiérarchisée qui, selon la définition de Pierre Bourdieu, représente «l’instance même de reproduction des privilèges et de la préservation des intérêts des héritiers».
Marcelo Rebelo de Sousa s’est senti toute sa vie un héritier, au point de rédiger ses Mémoires dès l’âge de 27 ans (1976). Ceux-ci n’étaient d’ailleurs pas tant les siens que ceux des notables dont il était l’héritier. «Il avait connu le salazarisme de l’intérieur, lancé l’hebdomadaire «Espresso», était présent à la fondation du PPD [premier parti de droite formé après la dictature] et il avait vécu la formation de l’Assemblée constituante. Il en avait des choses à raconter…»
Depuis «l’âge de 10 ou 12 ans», son père, Baltasar, l’emmenait déjeuner le samedi au restaurant où Caetano, éloigné du gouvernement en 1958, réunissait ses fidèles partisans pendant sa traversée du désert, qui ne devait prendre fin qu’avec l’AVC de Salazar en 1968 [à la suite duquel Caetano prit le pouvoir jusqu’en 1974]. «Son père s’appliquait à lui faire découvrir les dessous du régime. Marcelo, après avoir entendu les dirigeants du régime discuter pendant des heures, pourrait bien y avoir puisé son talent pour les intrigues en coulisses.» Il décrit cette expérience comme une «école» et, détail révélateur, trouve que «les comportements politiques sont à peu près les mêmes en dictature et en démocratie – amitiés, aversions, trahisons et attirance pour le pouvoir».
A 20 ans, il est présent à la table de tous les déjeuners officiers du gouvernement général du Mozambique, que son père préside depuis 1968. Lorsque Caetano arrive au pouvoir, il déjeune une fois par semaine avec lui. L’adolescent, qui ne manque ni d’intelligence ni d’intuition quand il s’agit de pouvoir, s’engage à fond dans «cette éducation qui vise à faire de lui un homme politique», à savoir un futur pilier du régime. Certains se souviennent encore de l’avoir entendu dire, au lycée, qu’il serait un jour président du Conseil. Très jeune, il a assumé les discours et les thèmes d’«exaltation nationaliste» du salazarisme des années 1960: il critique «le manque d’amour de la patrie de ceux qui se sont divertis directement ou indirectement durant ce carnaval de 1962», quelques semaines après la perte de Goa [reprise militairement par l’Inde cette année-là]. «Bien plus qu’une attitude scélérate, c’était un affront, une véritable trahison.» En 1963, il écrit: «Pauvres nations, négligées par leurs fils…» Il est finalement surprenant qu’il ne se soit pas engagé, quelques années plus tard, dans les guerres coloniales en Afrique [1961-1975]. Il aurait eu le temps: il a obtenu sa licence de droit en 1971 et a été diplômé du cours complémentaire de politique économique en 1972.
Au lycée, il était considéré comme un «nationaliste» (un terme qui, encore récemment, ne lui répugnait pas), alors que beaucoup d’autres s’étaient engagés dans le mouvement étudiant du secondaire, et passaient directement dans l’opposition ouverte à la dictature une fois à l’université. Il n’est peut-être pas très pertinent de parler de choix à l’âge de 15 ans, mais à l’université le choix est déjà conscient. Marcelo y fait celui de la droite salazariste, celle qui voulait «combattre l’idéologie du marxisme». Lors de la révolte étudiante de 1969, il «participe aux manifestations publiques de soutien à la dictature». Lors des élections qui se tiennent la même année, moment de prise de conscience politique pour tant de jeunes de sa génération, il a 21 ans et soutient à nouveau le parti unique.
Un informateur
«Personne ne se souvient de déclarations de Marcelo faisant état d’une hostilité à la guerre dans les colonies», assure Vitor Matos. Avec un père ministre des Colonies, cela paraît compréhensible. Mais il est aujourd’hui pour le moins étrange d’entendre Leonor Beleza [députée du PSD, parti de centre droit], fille d’un sous-secrétaire d’Etat de la dictature et camarade d’université de Marcelo, affirmer que «si à l’époque il était commode d’être d’un côté ou de l’autre, il était bien plus risqué de ne participer à aucun groupe et de rester au centre». Quant à la «commodité» qui amena des étudiants à être arrêtés, torturés et envoyés à la guerre en raison de leur opposition, Leonor Beleza ne semble pas s’en souvenir. En 1970, avec elle et Jorge Braga de Macedo [également membre du PSD], Marcelo infiltre les meneurs de la grève de l’université. Il se rapproche ensuite de Veiga Simao, ministre de l’Education de l’époque, et lui fournit des «informations» sur les «mouvements universitaires». C’est d’ailleurs grâce à ce dernier qu’il occupera son premier poste au cabinet du ministère de l’Education, dirigé par Adelino de Palma Carlos, autre fils du sous-secrétaire, qui tentera à plusieurs reprises de le faire adhérer à l’Opus Dei.
Il est vai qu’il fait part publiquement de son scepticisme sur la viabilité de la réforme de l’éducation que Simao veut mettre en place. «La véritable démocratisation de l’enseignement […] me semble impossible dans le cadre d’un régime autoritaire et antidémocratique», écrit-il en 1971, ce qui incite Marcelo Caetano à exiger sa démission. Mais Veiga Simao ne le révoque pas. D’une grande ambiguïté, l’assistant juridique, encore jeune, ne désespère pas d’obtenir le pardon de Caetano. En 1973, dans l’Expresso, il s’excuse pour «la fougue» de ses 24 ans et assure qu’il «a toujours eu la conviction que ses principes ne s’opposaient pas personnellement à Son Excellence [Marcela Caetano]», rendant hommage à «sa présence à la tête du gouvernement», et promettant sans équivoque de «s’éloigner de ce qui pourrait être compris comme une activité politique ostentatoire». Sa mère, qui espérait bien que son fils aurait le destin d’un héritier, intercède auprès de Caetano. En janvier 1974, le journaliste Artur Portela Filho écrit: «Il était l’enfant prodige du régime. Sur mesure, calibré, façonné.»
Héritier d’une hiérarchie politiquement influente, dont la famille, pour cette seule raison, était automatiquement cooptée au sein de la plus haute bourgeoisie, «Marcelo commence à comprendre la vie des possédants». Et il l’apprécie, aujourd’hui encore. Même s’il affiche une préoccupation chrétienne envers les plus démunis, «il affirmera tout au long de sa vie : “Etre riche c’est bien, être l’ami des riches, c’est mieux”». Il semble étrange qu’il ait pu écrire, en 1999, dans la Photobiographie de son père, que «dans les années 1950, les gouvernants doivent s’abstenir de mener une vie de riches, même s’ils le sont. Ils le peuvent entre eux, avec leurs familles, mais ils doivent éviter les contacts avec ce monde pervers, qui les détournera de l’intérêt général». Curieux, car ce n’était pas vrai.
Une girouette
Après le 25 avril, nous savons bien pourquoi ses propres coreligionnaires le décrivent comme une girouette et évoquent son «habileté naturelle à faire illusion» (Expresso), pour avoir soutenu, puis trahi, parfois rejoint après une réconciliation, des dizaines de personnes, pour des faits politiques imaginaires. Paulo Portas, figure de la droite portugaise, le traite même de «vieux Raspoutine», qui pourrait être son alter ego. «C’est le fils de Dieu et du Diable : Dieu lui a donné l’intelligence, le Diable la méchanceté.» Chez Marcelo Rebelo de Sousa, on devine avant tout cette ambition démesurée qui se heurte parfois à des erreurs stratégiques: en 1978, lors du congrès du PSD, il intègre les Inadiaveis, groupe de dissidents, contre son leader Sa Carneiro [qui sera finalement réélu]; au congrès de 1985, il soutient Salgueiro contre Cavaco Silva [qui, contre toute attente, deviendra président du PSD]; en 1999, sa tentative d’alliance avec le parti de Paulo Portas [CDS-PP, conservateur] est un échec; en trois ans à la tête du PSD [1996-1999], on se souvient surtout de la démonstration de son talent extraordinaire à compliquer les choses, même dans les conjonctures politiques les calmes.
«Pour surmonter sa frustration de ne pas être arrivé au poste de Premier ministre, il a assouvi sa soif de pouvoir à travers son influence et ses talents pour la communication.» Depuis 1973, tout d’abord dans l’Expresso, puis dans le Semanario, sur la radio TSF (1993-1996) et sur les chaînes de télévision TVI ou RPT, où il est devenu commentateur politique, il raconte ce qu’il veut, comme il le veut, expliquant le Portugal à sa façon, comme un pays qu’il réinvente toutes les semaines pour le mener là où il l’a décidé. Car l’héritier est aujourd’hui devenu président. (Publié dans Publico le 16 janvier 2016, traduction Courrier international)
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