France

Sarkozy: une oligarchie au pouvoir, avant le 23 septembre 2010

Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot

Nous publions ci-dessous le chapitre 3 du livre de Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot, intitulé: Le président des riches. Enquête sur l’oligarchie dans la France de Nicolas Sarkozy. Editions Zones. Une édition qui offre des livres en ligne.

Au moment où se prépare la mobilisation du 23 septembre 2010 contre la «contre-réforme des retraites», il est utile de comprendre le lacis de cette oligarchie qui «gouverne» la France.

Le 15 septembre 2010, l’assemblée (de l’UMP) vote la loi anti-retraites. Elle reporte le droit à la retraite à 62 ans. Mais ce que taisent, en général, les médias helvétiques et européens, c'est que le départ à taux plein sera, de fait, repoussé à 67 ans.

Une «unité dans l’action» sera-t-elle possible pour le retrait de cette loi ? Une unité qui ne soit pas assujettie à l’échéancier des présidentielles de 2012 ? Une échéance qui ne sera pas nécessairement couronnée par une victoire électorale de «la gauche», autrement dit du centre gauche (que les expériences européenne indiquent comme proche du centre droite). C’est-à-dire ceux qui, du PS au Verts, démobilisent déjà les salarié·e·s en leur promettant de «changer la loi après la victoire… électorale». En clair, le message est le suivant: cette lutte est déjà râpée, «mobilisons-nous pour les présidentielles», la seule échéance sérieuse. Le Parlement serait seul légitime et légitimé à décider; pas des millions de salarié·e·s dans la rue et sur les lieux de travail, par des actions diverses, des débats ou, simplement, en espérant une action massive plus décidée. Cela, tout en hésitant car un signal fort manque ou est perverti par la pointe de certains appareils qui jouent un rôle décisif dans une telle conjoncture. L’histoire n’enseigne rien, mais elle fournit des exemples à ce propos. Sauf à faire de «l’objectivisme» une dite politique scientifique.

Pas étonnant, dès lors, qu’un certain scepticisme s’exprime à la veille du 23 septembre 2010 parmi des fractions de travailleuses et travailleurs du privé, mais aussi du public.

Le «dialogue social» – la «concertation sociale», comme on le dit en Suisse ou en Allemagne – ressort des déclarations de la direction de la CFDT (François Chérèque) et aussi de celles de Bernard Thibault (CGT). Aujourd’hui, le «soldat Thibault», d’une certaine façon, protège socialement le Président de l’oligarchie: Sarkozy.

Cette «concertation sociale» – en fait éminemment politique – nous l’avons déjà décrite (voir l’introduction aux prises de position de divers porte-parole de la «gauche» dite radicale, en date du 5 septembre 2010). Elle s’effectue entre Thibault et Raymond Soubie, le conseiller ès luttes sociales maîtrisées de Sarkozy.

Les initiatives qui s’expriment dans de nombreuses régions de la France démontrent un réel malaise face à cette politique des appareils qui jouent leur rôle, socialement déterminé. Mais la difficulté est grande de «passer un tel obstacle»: celui de la «concertation». D’autant plus qu’elle ne se donne pas comme telle, avec évidence, du moins pour Thibault, le plus important dans cette machinerie. L’impulsion du «tous ensemble» existe. Mais elle est utilisée et dévoyée par la figure médiatisée du «tous ensemble par le haut». Il se donne comme le vrai «tous ensemble», le seul possible.

Ceux et celles qui sont des pathfinders – comme la tradition syndicaliste révolutionnaire américaine le disait: donc des éclaireurs – se doivent de recenser ces problèmes, ces chausse-trappes. Il y a dans ce rôle une dimension politique et syndicale. Elle ne consiste pas à «dénoncer des traîtres». Elle doit, par l’éclairage des initiatives diverses sur tous les terrains et des enjeux sociaux décisifs à l’ordre du jour faire entrer en collision la dynamique sociale et politique potentielle avec les collusions des «sommets». Cela peut être illustré, a contrario, par les reculs que la concertation sociale a imposés aux salarié·e·s de nombreux pays d’Europe.

Des secteurs significatifs de salarié·e·s peuvent en comprendre l’urgence. Encore faut-il que les éclaireurs – les forces de la gauche radicale et des secteurs syndicaux classistes et combatifs qui ont un écho exceptionnel en France, comparé au reste de l’Europe – fassent ce travail d’agitation et d’explication.

Cela est, parfois, décisif pour faire «basculer une situation». Il n’en découle aucune tendance inévitable à se substituer aux salarié·e·s. Par contre, il est clair qu’il y a urgence à démontrer que cette collision contre la collusion des sommets peut seule permettre le retrait de cette contre-réforme. Et enclencher le processus d’une autre collision: celle avec le «pouvoir des riches et les riches au pouvoir».

Cette nécessité s’affirme, ici, comme une possibilité, comme ce qui devrait et pourrait être ce vers quoi il faut tendre. Cela sans aucune «assurance» sur ce qu'il peut surgir comme mouvement, à un moment donné. A défaut d’une telle approche, certes difficile, il faudrait alors renoncer à proclamer des objectifs (grève générale, retrait de la loi, etc.), tout en se refusant d’expliciter, sans crainte, la hauteur des barrières à franchir et des «bouchons» à faire sauter. Le 23 septembre 2010 sera un test. Mais sa suite encore plus. (cau)

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UNE OLIGARCHIE AU POUVOIR

Lorsque tous les pouvoirs sont entre les mains de personnes qui entretiennent des liens étroits et forment un groupe de fait, on peut parler d’oligarchie. La politique, les entreprises, la finance, les médias, le marché de l’art sont contrôlés par des agents sociaux qui se connaissent et se reconnaissent, au sens où ils se cooptent mutuellement dans les instances où ils se retrouvent.

Les liens sont familiaux et s’enracinent dans des cursus scolaires ou des origines géographiques communs. Idéologiquement proches, les membres du réseau sont issus du même milieu social. Les fils tissés entre eux font penser à une toile d’araignée ou, mieux, à ces constructions en trois dimensions dans lesquelles tous les points se trouvent unis à tous les autres.

Les membres de cette oligarchie composent les conseils d’administration de Total ou de BNP Paribas, se rencontrent dans les salons de l’Automobile Club ou à une conférence du Siècle, dans les loges de l’hippodrome de Longchamp ou sur le green du golf de Morfontaine. Ils se croisent chez un antiquaire du quai Voltaire ou dans une galerie de l’avenue Matignon, et participent aux mêmes dîners. Leur appartenance commune aux associations de défense du patrimoine, aux groupes de lobbying, aux amicales d’anciens des grandes écoles finit par gommer les clivages qu’auraient pu induire les spécialisations des fonctions ou des secteurs d’activité. Sans compter les mariages endogamiques qui multiplient les liens familiaux au sein de ce bouillon de culture où se reproduit la classe dirigeante.

Politiques, hommes d’affaires, grands propriétaires terriens, officiers généraux, personnalités de la presse, des arts et des lettres ne cessent, par les multiples occasions professionnelles et à travers une vie mondaine intense, de mettre en commun leurs savoirs et leurs pouvoirs. La diversification extrême de leurs compétences et de leurs responsabilités démultiplie le capital économique et le capital symbolique de chacun d’entre eux. Ainsi, l’oligarchie domine et réduit la démocratie à une peau de chagrin [1].

Au soir de l’élection de Nicolas Sarkozy, l’oligarchie a fêté au Fouquet’s l’intronisation de son fédérateur, de l’homme politique ayant su tisser des relations et asseoir son autorité dans les milieux les plus divers. La soirée mondaine est l’une des formes de la mobilisation de la classe. Ces grands raouts rassemblent les différentes élites. Les informations, les conseils, les conciliabules vont bon train. Ce n’est que la face la plus visible de réseaux qui enserrent la vie publique.

LES RÉSEAUX AU TRAVAIL

Le lacis des conseils d’administration

L’analyse de la composition des conseils d’administration des sociétés du CAC 40, celles dont les capitalisations boursières sont les plus importantes, permet de comprendre le fonctionnement de ces réseaux. Annie Kahn met en évidence, dans une enquête publiée le 12 janvier 2010 dans Le Monde, la «consanguinité des conseils d’administration»: 98 administrateurs sur 445, soit 22 %, détiennent 43 % des droits de vote. Parmi leurs dirigeants, selon Jean-Marc Delaunay, 94 sont administrateurs d’autres sociétés du CAC 40 [2]. Il en résulte que, à une exception près (Unibail Rodamco), «toutes les entreprises composant l’indice sont en relation les unes avec les autres par l’intermédiaire de leurs dirigeants. Cela montre que l’indice CAC 40 est plus qu’un simple indice boursier, c’est un espace social, une place financière au sens traditionnel du terme, où les acteurs entretiennent des relations professionnelles qui organisent leur activité [3]».

Le cumul des mandats dans les conseils d’administration est légal. On comprend que les intéressés y tiennent: leur addiction au pouvoir les porte à multiplier les lieux où l’exercer. Mais le nombre des fauteuils d’administrateur est limité à huit, voire à cinq dans certains cas. Il existe toutefois de nombreuses dispositions dérogatoires. Ainsi, les sociétés qui ont leur siège à l’étranger ne sont pas prises en compte. Quatre dirigeants de BNP Paribas sont présents dans douze conseils d’administration de sociétés du CAC 40, ce qui fait une moyenne de trois pour chacun d’eux.

Les dirigeants de BNP Paribas dans les conseils d’administration des sociétés du CAC 40

 

Fonctions à BNP Paribas

Sièges d’administrateur

Michel Pébereau

Président du conseil d’administration

Total EADS AXA Saint-Gobain Lafarge

Baudoin Prot

Directeur général

Veolia PPR

Amaury de Sèze

Ex-membre du directoire

Suez environnement Carrefour

Georges Chodron de Courcel

Directeur général délégué

Bouygues Alstom Lagardère

Source: BNP Paribas, Document de référence et rapport financier annuel 2009, www.bnpparibas.com.
Ces dirigeants siègent aussi dans d’autres conseils d’administration: Michel Pébereau, par exemple, cumule dix sièges dont cinq dans des sociétés hors CAC 40.

Mais les influences et les concertations ne fonctionnent pas à sens unique. Les liaisons sont croisées, entremêlées. Jean-Louis Beffa (président de Saint-Gobain) est au conseil d’administration de BNP Paribas. Le président d’AXA, Claude Bébéar, y retrouve Michel Pébereau.

L’oligarchie se lit dans l’entrecroisement sans fin de ces présences. Cela donne au graphique du CAC 40 publié dans Alternatives économiques [4] l’allure d’une pelote de laine: on peut aller de toutes les sociétés à toutes les autres comme s’il n’y avait qu’un seul fil les reliant, comme s’il n’existait qu’une seule entité. La trame est d’autant plus complexe que ces administrateurs ont des liens au cœur de l’État lui-même.

Les liaisons entre patrons et politiciens

Michel Pébereau, président de BNP Paribas, a eu d’importantes responsabilités à la direction du Trésor, au ministère des Finances. Il a également été directeur du cabinet (1978-1980) de René Monory au ministère de l’Industrie. Ancien élève de Polytechnique et de l’ENA, il appartient au corps des inspecteurs des Finances. Son abondante notice dans le Who’s Who mentionne son passage par de multiples positions institutionnelles, occupées dans le public et le privé, en France et à l’étranger, ce qui en fait un archétype de l’oligarque.

Nicolas Sarkozy est moins diplômé que l’aréopage de polytechniciens et d’énarques des présidences antérieures. Jacques Chirac est un produit de l’ENA, François Mitterrand était diplômé de l’École libre des sciences politiques, ancêtre de Sciences Po. Valéry Giscard d’Estaing est passé par Polytechnique et l’ENA. Quant à Georges Pompidou, après l’École normale supérieure, il termina de brillantes études à l’École libre des sciences politiques.

Pas de grande école pour le nouveau président. Après la faculté de droit à Paris-X-Nanterre, il passe par l’IEP de Paris puis s’engage dans une carrière d’avocat d’affaires, dans de grands cabinets parisiens, où il apporte ses réseaux et son carnet d’adresses. Cet itinéraire n’a rien d’inconciliable avec la présidence de la République. Ce qui semble moins évident, c’est la présence renforcée des avocats d’affaires dans le gouvernement. Si les hommes d’affaires n’hésitent plus à entrer au cœur du système politique, les hommes politiques, de gauche comme de droite, depuis les années 1980 entrent dans les conseils d’administration. Celui de LVMH accueille Hubert Védrine, ancien ministre de François Mitterrand. Il peut y rencontrer Nicolas Bazire, ancien directeur de cabinet d’Édouard Balladur entre 1993 et 1995 et actuel numéro deux de LVMH. Patrick Ouart, lui, fait des va-et-vient entre LVMH et l’Élysée: conseiller de Bernard Arnault depuis 2004, il est parti à l’Élysée entre 2007 et 2009, puis il a retrouvé son poste au comité exécutif de LVMH.

Les magistrats sous contrôle

Nicolas Sarkozy paraît très vigilant sur les questions juridiques. Le 8 mars 2007, peu de temps avant l’élection présidentielle, Jacques Chirac étant encore président de la République, le juge d’instruction Philippe Courroye a été nommé procureur de la République à Nanterre, contre l’avis défavorable du conseil supérieur de la magistrature. L’avis était motivé par son manque d’expérience au parquet. Or Nanterre est le quatrième parquet de France. Cette nomination d’un proche du futur président dans son fief des Hauts-de-Seine était importante à la fois pour Nicolas Sarkozy et pour Jacques Chirac. Ce dernier était mis en difficulté pour des emplois fictifs à la mairie de Paris, affaire dont le procès dépend du tribunal de Nanterre. Le parquet est sous l’autorité de l’exécutif, mais on n’est jamais trop prudent.

Philippe Courroye a été mis en question, selon Le Canard enchaîné du 22 décembre 2009, par Isabelle Prévost-Desprez, présidente de la chambre correctionnelle du tribunal de Nanterre, spécialisée dans les affaires financières, à propos d’un procès pour détournement de fonds publics au conseil général des Hauts-de-Seine. Les noms d’Isabelle Balkany et de Nicolas Sarkozy avaient alors été cités et la présidente s’est étonnée à l’audience des «investigations limitées» menées par le procureur Philippe Courroye. Autrefois juge d’instruction, Isabelle Prévost-Desprez a demandé sa mutation en 2004, estimant qu’elle ne pouvait plus exercer son travail d’investigation correctement [5]. Depuis l’arrivée de Nicolas Sarkozy à l’Élysée, les juges d’instruction, qui, appartenant au siège, sont indépendants de l’autorité politique, sont menacés de suppression.

Philippe Courroye a organisé un dîner chez lui, dans le XVIe arrondissement, en janvier 2009, un dîner que l’on peut qualifier d’oligarchique. Le but était d’arranger quelques problèmes de Jean-Charles Naouri, P-DG du Groupe Casino. Le Canard enchaîné (8 avril 2009), toujours bien informé, a donné des détails: «Ce haut magistrat, proche de Sarko, a convié trois personnes directement concernées par des dossiers judiciaires qui intéressent le groupe de distribution Casino. Jean-Charles Naouri, P-DG de Casino, a ainsi pris place à la table de la famille Courroye, aux côtés de l’avocat de sa société, Paul Lombard, et du contrôleur général de la police nationale, Patrick Hefner, sous-directeur des affaires économiques et financières à la préfecture de police. La maîtresse de maison était aussi de la partie: Ostiane Courroye exerce dans le civil les fonctions de chargée de mission à… la Fondation Casino, créée par Jean-Charles Naouri.» La présence de Patrick Hefner est particulièrement gênante, car il a la charge d’une enquête à la suite de plaintes déposées par Jean-Charles Naouri contre la famille Baud. Celle-ci a dirigé jusqu’en 2007 les magasins Franprix et Leader Price, filiales de Casino. Chacun a bien le droit de dîner avec qui bon lui semble. Toutefois, Le Canard enchaîné ayant publié cet article, la juge d’instruction en charge de cette affaire, Xavière Siméoni, principe de précaution oblige, a retiré le dossier à Patrick Hefner.

Philippe Courroye n’a pas de chance dans les dossiers dont il a la charge, comme dans celui qui oppose une très grande fortune française, Liliane Bettencourt, principale actionnaire de L’Oréal, à sa fille unique, Françoise Bettencourt-Meyers. Celle-ci a porté plainte le 19 décembre 2007 pour «abus de faiblesse» envers sa mère de la part de François-Marie Banier, qui a bénéficié de dons importants. En 2009 et 2010, le maître d’hôtel de Mme Bettencourt a clandestinement enregistré les conversations de la mère puis transmis les bandes à sa fille, qui les a fait suivre à la police. Ces enregistrements ont été révélés sur le site de Mediapart (www.mediapart.fr) le 16 juin 2010 et des extraits ont été publiés par Le Monde des 20 et 21 juin. On apprend que le gestionnaire de la fortune de Mme Bettencourt, Patrice de Maistre, rencontre régulièrement Patrick Ouart, alors conseiller de Nicolas Sarkozy pour les affaires judiciaires. Le 21 juillet 2009, Patrice de Maistre est enregistré alors qu’il explique à Mme Bettencourt qu’il a conversé le matin même avec Patrick Ouart: «Il m’a dit que le procureur Courroye allait annoncer le 3 septembre, normalement, que la demande de votre fille était irrecevable. Donc classer l’affaire. Mais il ne faut le dire à personne, cette fois-ci.» Et le 3 septembre 2009, la plainte de Françoise Bettencourt-Meyers est en effet déclarée irrecevable.

Le 23 avril 2010, poursuit Franck Johannès dans Le Monde, Patrice de Maistre reparle de Patrick Ouart. «Il a voulu me voir l’autre jour, et il m’a dit: M. de Maistre, le président [Nicolas Sarkozy] continue de suivre ça de très près […]. Et en première instance [devant le tribunal de Nanterre] on ne peut rien faire de plus, mais on peut vous dire qu’en cour d’appel, si vous perdez, on connaît très, très bien le procureur. Donc, c’est bien. Voilà. Ça date de la semaine dernière.» Rien de bien extraordinaire dans cette histoire, si les bandes sont bien validées. Rien que l’ordinaire de la vie de ceux qui mènent la France et qui ont toujours la relation qu’il faut, là où il faut et quand il faut.

Les conseillers professionnels des princes

L’oligarchie ne peut fonctionner sans les célébrissimes Alain Minc et autres Jacques Attali. Alain Minc est un ami de Dominique Strauss-Kahn, lequel, vieil adhérent du Parti socialiste, est devenu directeur du Fonds monétaire international le 1er novembre 2007. Il conseille aussi Nicolas Sarkozy. Jacques Attali, auparavant conseiller de François Mitterrand, est lui aussi mis à contribution par le chef de l’État. Ces deux conseillers démontrent que les réseaux de l’oligarchie de droite et ceux de l’oligarchie de gauche peuvent se rencontrer et se confondre. Les divergences politiques deviennent mineures lorsqu’il s’agit de défendre les intérêts majeurs du système capitaliste.

Certains personnages incarnent à merveille ce brouillard idéologique. Matthieu Pigasse est au cœur de ces imbroglios où un chat de droite pas plus qu’un chat de gauche ne retrouverait ses petits. Membre du Parti socialiste, il est aussi banquier d’affaires, à la tête de Lazard France et Europe. Il a travaillé au cabinet de Dominique Strauss-Kahn à Bercy. Puis il a enchaîné chez Laurent Fabius. Où il a contribué à quelques nouvelles privatisations. Il doit son entrée chez Lazard à Alain Minc. Mais c’est par goût personnel que, durant l’été 2009, il a acheté Les Inrockuptibles.

Les conseillers en communication, dans une société où la notoriété doit beaucoup à l’image que l’on donne de soi, sont désormais au cœur de l’oligarchie. Leurs conseils doivent permettre à celui ou à celle qui entreprend de construire une carrière publique de maîtriser efficacement son image.

Anne Méaux fait partie de ces conseillers qui transforment leurs clients en produits pour lesquels le travail consiste à définir le «marketing» le plus efficace. Stéphane Fouks et Michel Calzaroni sont ses concurrents. Ces conseillers, auxquels la journaliste Raphaëlle Bacqué a consacré, le 25 mars 2010, deux pages du Monde, sont au carrefour des interactions et des dynamiques entre les responsables des sociétés du CAC 40, de certaines entreprises publiques et des hommes politiques.

Raphaëlle Bacqué dresse avec une certaine délectation la liste des convives aux dîners d’Anne Méaux, à Paris ou près de Saint-Tropez. Comme dans un cercle, sont rassemblés autour de la table des personnalités dominantes dans les différentes sphères de l’activité sociale. Côte à côte des hommes d’affaires, Jean-Charles Naouri, Marc Ladreit de Lacharrière, François Pinault, Michel David-Weill, et quelques personnalités politiques, Éric Woerth, Hervé Novelli, Jean-Pierre Raffarin, Valéry Giscard d’Estaing. Ou encore des journalistes, Catherine Nay, du Point, Jean-Marie Pontault, de L’Express, avec quelques magistrats et avocats d’affaires.

Anne Méaux a des relations très efficaces à Bercy, bien «qu’elle n’ait jamais fait partie des proches de Nicolas Sarkozy». Selon Raphaëlle Bacqué, elle a conseillé Stéphane Courbit lorsqu’il a voulu racheter la régie publicitaire de France Télévisions. Le producteur de séries de téléréalité a ainsi pu disposer d’informations de première main sur les conditions de privatisation de la régie.

Stéphane Fouks, «cet ancien rocardien, ami de Dominique Strauss-Kahn et de Manuel Valls, recherche des clients dans tous les gouvernements, précise Raphaëlle Bacqué. Y compris à l’étranger où il conseille le président de la Côte d’Ivoire, Laurent Gbagbo, du Gabon, Ali Bongo et d’autres». Pays où Vincent Bolloré fait des affaires. Aussi est-ce sans surprise que nous apprenons que Stéphane Fouks est non seulement président exécutif d’Euro RSCG Worldwide, mais également directeur général de Havas, société présidée par Vincent Bolloré. Stéphane Fouks assure aussi, personnellement, le conseil pour le FMI et pour son ami Dominique Strauss-Kahn.

À tous ces réseaux se surajoutent et s’entremêlent ceux de la franc-maçonnerie, qui concerne quelque 150 000 personnes, réparties dans une douzaine d’obédiences. Nicolas Sarkozy en fait-il partie ? Sophie Coignard indique que «c’est un candidat à la présidentielle qui signe ses courriers en y apposant les fameux trois points, grâce auxquels les frères peu discrets se reconnaissent. Procédé un rien “rustique” ? De la part de Nicolas Sarkozy qui pesait chacun de ses actes au trébuchet pendant la campagne, c’est surtout la démonstration que les réseaux fraternels sont encore bien trop puissants pour être négligés. [6]

La puissance du pouvoir oligarchique actuel dépasse la seule personne de Nicolas Sarkozy. Celui-ci, par ses fonctions et ses engagements, se trouve au centre de ces réseaux. Il en est le porte-parole et il en défend les intérêts. Mais il n’est somme toute qu’un acteur apprécié et utile au poste stratégique qu’il occupe. Si cela tourne mal, s’il n’est pas réélu en 2012, les réseaux du pouvoir pourront toujours lui trouver un remplaçant, dans son camp ou dans un autre.

C’est l’un des pires dangers d’une situation qui a dégagé à droite, mais aussi à gauche, des personnalités susceptibles d’accéder aux plus hautes responsabilités pour prendre les mesures les plus favorables au capitalisme financier. Nicolas Sarkozy peut être remplacé, y compris par un(e) leader socialiste, en préservant les intérêts essentiels de l’oligarchie: n’oublions pas que ce sont des socialistes qui ont nationalisé le système bancaire dans les années 1980 et d’autres socialistes qui l’ont reprivatisé quelque temps après.

Une classe sociale au sens marxiste

Le recul de la classe ouvrière dans les sociétés occidentales développées est lié à la désindustrialisation. Au-delà de la perte de leur emploi, les ouvriers sont dépossédés de leurs repères, de leur fierté et du souvenir des luttes passées. Ils se perçoivent de moins en moins comme constituant une classe au sein de laquelle chacun est conscient de son identité. L’organisation et la mobilisation sont mises à rude épreuve face à la force de l’adversaire. À l’inverse, la bourgeoisie se sent autorisée à s’affirmer plus ouvertement, voire cyniquement, comme classe consciente d’elle-même et de ses intérêts, au-delà de clivages politiques qui ont tendance à s’estomper dans certaines zones de l’éventail des partis.

La position de l’oligarchie est d’autant plus assurée qu’elle n’a pas besoin, au contraire de la classe ouvrière, de faire la théorie de sa position pour se défendre en tant que classe. Ses membres peuvent vivre et agir quasi instinctivement dans la mesure où leur représentation du monde est adaptée à leur position: le libéralisme et son adoration pour la concurrence et la lutte de tous contre tous est une idéologie plus pratique que théorique. En se comportant comme ses dispositions intériorisées le portent à le faire, grâce à une éducation conforme, l’oligarque agira «spontanément» en fonction de ses intérêts de classe. Nicolas Sarkozy revendique le pragmatisme. Le monde étant un monde où la classe dominante domine, il ne reste aux dominants qu’à être ce qu’ils sont pour que ça dure, dans le secret et la discrétion.

Mais, avec Nicolas Sarkozy et l’argent décomplexé, les rouages du pouvoir sont moins cachés. La visibilité du fonctionnement de l’oligarchie est certes un avantage pour le sociologue qui a ainsi accès à des structures habituellement cachées. Mais, pour les citoyens ordinaires, leur étalage exerce une violence symbolique telle que lui résister paraît hors d’atteinte.

UN PRÉSIDENT ATTENTIONNÉ

Décorer les amis

Le chef de l’État dispose d’un capital symbolique important et il a le pouvoir d’en faire profiter son entourage. Nicolas Sarkozy a ainsi généreusement décoré ses amis, leur offrant une reconnaissance que la République ne distribuait auparavant qu’avec parcimonie.

Antoine Bernheim, ex-banquier d’affaires, associé-gérant de la banque Lazard où il a contribué au développement des sociétés de Bernard Arnault et de François Pinault, s’est vu remettre, le 22 octobre 2007, les insignes de la grand-croix de la Légion d’honneur, distinction qui n’avait jamais été accordée à un chef d’entreprise. Il en fut de même plus tard pour deux autres invités de la soirée du Fouquet’s, les financiers Paul Desmarais et Albert Frère. «Si je suis aujourd’hui président, je le dois en partie aux conseils, à l’amitié et à la fidélité de Paul Desmarais», déclare Nicolas Sarkozy le 15 février 2008, en le décorant. Le baron Albert Frère a reçu sa croix quelques jours plus tard, le 26 février, au cours d’une cérémonie privée en présence du Premier ministre et de la garde des Sceaux.

Vincent Bolloré et Alain Minc ont, quant à eux, été élevés, en récompense de tous les services rendus, au rang de commandeurs de la Légion d’honneur. C’est d’ailleurs Alain Minc qui a fait connaître Vincent Bolloré à Nicolas Sarkozy. On ne peut reprocher à ce dernier d’être un ingrat. Deux couples amis, les Cromback et les Agostinelli, avaient mis à sa disposition, en août 2007, une résidence de vacances très haut de gamme aux États-Unis. Dès octobre, ils eurent le privilège d’accompagner leur obligé dans l’avion présidentiel qui l’emmenait à l’assemblée générale de l’Organisation des Nations unies. Agnès Cromback fut promue dans l’ordre de la Légion d’honneur quelques mois plus tard et Mathilde Agostinelli, choisie comme témoin de son mariage avec Carla Bruni, en février 2008. La reconnaissance présidentielle emprunte donc des voies diverses.

Le Journal officiel de la République française publie les noms des promus. Dans la liste parue le 31 janvier 2008, on note celui d’un frère de Cécilia (seconde épouse de Nicolas Sarkozy), d’Isabelle Balkany (les Balkany étant de très proches amis du président), de Béatrice Stern (fille de Michel David-Weill, associé-gérant de la banque Lazard).

L’éclectisme social de cette liste des proches de Nicolas Sarkozy, décorés sans doute pour leur fidélité au leader, est indéniable. On y trouve aussi des acteurs, Jean Reno et Christian Clavier, qui participaient à la soirée du Fouquet’s, et le chanteur Michel Polnareff, Alain Minc, le conseiller aux bonnes idées, Pierre Giacometti, l’un des sondeurs préférés du président, Nicolas Baverez, auteur de chroniques économiques en phase avec l’évolution du capitalisme: la liste est longue.

Pour la clore en beauté, on mentionnera la promotion de Christine Ockrent au grade d’officier de la Légion d’honneur le 14 juillet 2007, alors que son mari Bernard Kouchner, compagnon de route du Parti socialiste et ministre de Mitterrand, est ministre des Affaires étrangères depuis le premier gouvernement Fillon [7].

La Légion d’honneur a été fondée en 1802 par Bonaparte. «Vous me reprochez, disait-il à ceux qui critiquaient cette initiative, de vouloir donner des hochets. Mais c’est avec des hochets qu’on mène les hommes.» Sans doute, mais à condition qu’ils soient accompagnés de quelques avantages moins symboliques, nominations à des postes bien rémunérés ou textes législatifs arrangeant les affaires des amis et autres faveurs appréciées de leurs bénéficiaires.

La «gouvernance» des amis: François Pérol, un «patron» du président

Aujourd’hui, plus d’OS, mais des «techniciens de surface»; plus de Noirs, mais des «minorités visibles». Même poudre aux yeux anesthésiante avec la direction des entreprises devenues de courtoises «gouvernances».

François Pérol, ex-secrétaire général adjoint de l’Élysée pour les questions économiques et financières, a quitté la rue du Faubourg Saint-Honoré en février 2009 après avoir été nommé par Nicolas Sarkozy à la tête de l’établissement bancaire issu de la fusion des Banques populaires et des Caisses d’épargne sous le sigle BPCE. Le président avait précisément nommé François Pérol à l’Élysée, pour gérer cette fusion.

Nicolas Sarkozy justifie cette nomination avec un raisonnement de P-DG: «Le jour où je mets des fonds propres, dit-il, je nomme les patrons.» «Il y a quelques semaines, s’étonnait-il lors d’un déplacement dans l’Ain, on me reprochait de ne pas être assez autoritaire avec les banques… Maintenant, ils ne sont pas contents qu’on donne le meilleur à une nouvelle banque !»

François Pérol était le directeur adjoint du cabinet de Nicolas Sarkozy lorsque celui-ci était ministre de l’Économie. Sorti major de sa promotion de l’ENA, cet inspecteur général des Finances manifeste des compétences dans les montages industrialo-financiers. Après Bercy, François Pérol part pantoufler de janvier 2005 à la mi-mai 2007 dans la Banque Rothschild, dont il devient associé-gérant. La commission de déontologie, chargée de contrôler les conditions de départ des fonctionnaires vers le privé, avait accepté ce pantouflage, à la stricte condition que l’intéressé ne s’occupe pas d’affaires bancaires ! C’est pourtant durant cette période qu’il conseille les Banques populaires dans la création de Natixis, dont l’action perd plus de 90 % de sa valeur, passant de 19,55 euros en décembre 2006 à 1,50 euro en juin 2007.

Pour faire valider sa nomination à la tête de la BPCE, François Pérol ne prend même plus la peine de se présenter devant la commission de déontologie. Nicolas Sarkozy soutient que cette commission a donné un avis favorable, alors qu’il ne s’agissait que de l’appréciation positive de son président. Deux commissaires démissionnent en signe de protestation, dont le représentant de la Cour des comptes. La loi du 2 février 2007 interdit en effet à tout fonctionnaire de travailler pour une entreprise qu’il a surveillée, avec laquelle il a conclu un contrat ou qu’il a conseillée dans ses opérations durant les trois années précédant son départ de la fonction publique.

Le 25 février 2010, François Pérol annonce son intention de resserrer l’activité de BPCE sur le cœur du métier bancaire, et donc de céder son secteur immobilier, qui comprend Nexity et Foncia. D’après Le Canard enchaîné (3 mars 2010), les transactions porteraient sur plusieurs milliards d’euros, avec, pour les banques conseils, des commissions estimées entre 10 et 20 millions d’euros. Or François Pérol a prévu de confier la plupart des ventes à… la Banque Rothschild. Le cercle se referme. «Longtemps destinées au service de l’État ou à la direction des entreprises du secteur public, les élites administratives se sont massivement converties dans le privé et ont concouru à l’affaiblissement de l’État-nation», écrivent François-Xavier Dudouet et Éric Grémont [8]. Malgré l’ouverture d’une information judiciaire le 21 juin 2010, pour «prise illégale d’intérêts», François Pérol a été élevé au rang de chevalier de la Légion d’honneur en juillet 2010.

Stéphane Richard, «la France que j’aime»

Dans le cas de Stéphane Richard, lui aussi inspecteur des Finances, ancien élève de l’ENA et d’HEC, les cartes sont non seulement brouillées entre privé et public, mais aussi entre droite et gauche. En 1991, il est conseiller de Dominique Strauss-Kahn, ministre de l’Économie et des Finances. Chargé de mission chez Vivendi dès 1992, il devient le patron de la branche immobilière du groupe, la CGIS qui, sous le nom de Nexity, va quitter Vivendi. Il vend les bijoux immobiliers de la famille.

À l’entrée en Bourse de Nexity, Stéphane Richard encaisse, en 2006, une plus-value de 35 millions d’euros, ce qui explique les compliments mâtinés d’envie du président de la République lors de la cérémonie au cours de laquelle, le 14 juillet 2006, il le fait chevalier de la Légion d’honneur. «Stéphane, t’es riche, t’as une belle maison, t’as fait fortune… Peut-être plus tard y parviendrai-je moi-même… C’est la France que j’aime !»

Mais Stéphane Richard doit faire face à un redressement fiscal portant sur 660 000 euros. Malgré cela, retour au bercail en 2007, comme directeur de cabinet, dans un premier temps, de l’éphémère ministre de l’Économie Jean-Louis Borloo (18 mai-18 juin), puis de Christine Lagarde. Il s’acquittera de son redressement fiscal quelques mois plus tard.

Accepter la nomination à un poste de responsabilité d’un personnage en bisbille avec l’administration dans laquelle il va jouer un rôle de premier plan est un pari hardi. C’est un ami, un frère, un camarade en recherche de la fortune que l’on investit. Un membre du clan, pour ne pas dire de la bande. Il sera d’ailleurs nommé directeur général de France Télécom, en septembre 2009, pour venir en aide à tous ces travailleurs en souffrance au point de se suicider, alors qu’on leur demande simplement de se tuer au travail.

Stéphane Richard traîne quelques autres boulets, notamment avec des mètres carrés fantômes à La Défense. «En janvier 2006, écrit le journaliste Erwan Seznec, quelques mois seulement avant de recevoir sa Légion d’honneur, Stéphane Richard a été placé en garde à vue […] en sa qualité d’ancien directeur des affaires immobilières de Vivendi. Les enquêteurs travaillent sur un gigantesque dépassement de permis de construire portant sur 45 000 m2 bâtis entre 1996 et 2000 dans le quartier d’affaires de La Défense [9].» L’instruction relève du tribunal de Nanterre.

Henri Proglio, l’homme du président à EDF

L’emblème d’une oligarchie qui ne connaît plus les frontières entre le public et le privé est incarné par Henri Proglio qui, lui, assume une double casquette agrémentée d’un double salaire. Il a été nommé à l’automne 2009 président directeur-général d’EDF, entreprise publique, alors qu’il était déjà président du conseil d’administration de Veolia environnement, société privée, véritable empire de 100 milliards d’euros de chiffre d’affaires et de 500 000 salariés. Dès le 19 janvier 2010, le gouvernement confirmait la rumeur: Henri Proglio cumulera bien les salaires de ses deux fonctions. Celui du patron d’EDF, soit 1,6 million d’euros par an, et celui de président non exécutif de Veolia, avec 450 000 euros, soit plus de 2 millions d’euros par an.

En 2008, la rémunération annuelle moyenne des dirigeants du CAC 40 s’élevait à 3,6 millions d’euros. Alors, pourquoi les rémunérations d’Henri Proglio ont-elles soulevé un tel tollé ? Parce que, avec la complicité d’un État qui fait sienne la «gouvernance de l’entreprise privée», les lois du marché dérégulé ont pénétré au cœur des entreprises dont l’État est le principal actionnaire. Devant l’ampleur de la polémique, Henri Proglio a renoncé aux 450 000 euros de Veolia. Mais pas à sa «retraite chapeau» de 13,1 millions d’euros. Ni à ses jetons de présence.

«Il est quand même étonnant que, faisant fi de tout risque de conflit d’intérêts…»

D’autres exemples de ce brouillage entre public et privé pourraient être cités, mais nous conclurons par la composition, particulièrement éloquente, du comité d’orientation chargé de piloter le Fonds stratégique d’investissement créé par Nicolas Sarkozy en 2008, en pleine crise économique. Ce fonds, nouvelle filiale de la Caisse des dépôts et consignations, doit assurer une mission de financement du développement industriel et de défense du capital des entreprises françaises stratégiques. «Comment ne pas s’étonner, écrit la CGT de la Caisse des dépôts et consignations, dans un communiqué du 30 janvier 2009, du fait que M. Dehecq, chargé de piloter le comité d’orientation de ce fonds demeure parallèlement président du conseil d’administration du Groupe Sanofi-Aventis et que, surtout, Mme Patricia Barbizet, chargée d’animer le très important comité des investissements de ce fonds, reste par ailleurs administrateur-directeur général d’Artémis et de la Financière Pinault ? Il est quand même étonnant que, faisant fi de tout risque de conflit d’intérêts, le dernier outil financier public confie à la dirigeante d’un grand opérateur financier privé, par ailleurs proche du président de la République, la responsabilité des décisions d’investissement de ce fonds entièrement public.» Le choix de ces personnalités a été fait au mépris du principe d’autonomie de la Caisse des dépôts et consignations.

«Avec Sarkozy, écrit le philosophe Alain Badiou, la nécessité de la corruption, en son sens intellectuel, soit l’harmonie qu’on suppose entre les intérêts privés et le bien public, cesse de devoir se dissimuler, et cherche à ce qu’on puisse même en faire étalage [10].» Nicolas Sarkozy n’hésite pas à nommer – et à le faire savoir – des amis sur lesquels il sait pouvoir compter et dont l’agenda dans les affaires ne sera pas lié à l’agenda électoral du président de la République. Il est probable que la nouvelle oligarchie qui succédera au sarkozysme pourra laisser aux commandes de ces grands groupes des Proglio et autres Richard qui ont partagé les bancs de l’ENA, de Polytechnique, de HEC ou de Sciences Po avec nombre de hauts responsables politiques, de droite comme de gauche.

Les petits cadeaux font les grands amis

Nicolas Sarkozy avait pris le sens du vent et apprécié les résultats électoraux des écologistes aux élections européennes de 2009. Il y avait là du grain à moudre et du beurre à battre. Le projet d’une taxe carbone sur certains produits énergétiques fut inscrit dans la loi de finances pour 2010, alors en préparation. Taxer les carburants et les produits de chauffage doit réduire la production du néfaste dioxyde de carbone, et limiter le réchauffement climatique. Mais l’idée avait le tort de méconnaître la loi du profit: les industries sont les plus gros producteurs de ce maudit dioxyde et donc les plus grands consommateurs des produits menacés de taxation. Les agences de lobbying se sont mises au travail et les premiers pollueurs devinrent les derniers payeurs dans le projet qui les faisait bénéficier d’exonérations bienvenues. La nouvelle taxe pèserait donc surtout sur les ménages, et serait d’autant plus durement ressentie que les revenus seraient modestes. De quoi creuser encore un peu l’inégalité fiscale.

Mais le Conseil constitutionnel a prouvé qu’il pouvait être un garde-fou efficace. Sa saisine par soixante députés et soixante sénateurs a conduit à l’examen du texte par les sages et à son rejet. Dans sa décision du 29 décembre 2009, le Conseil constate que «93 % des émissions de dioxyde de carbone d’origine industrielle, hors carburant, seront totalement exonérées de contribution carbone [11]». En conséquence, «les activités assujetties à la contribution carbone représenteront moins de la moitié de la totalité des émissions de gaz à effet de serre […]. La contribution carbone portera essentiellement sur les carburants et les produits de chauffage, qui ne sont que l’une des sources d’émission de dioxyde de carbone […]. Par leur importance, les régimes d’exemption totale institués par l’article 7 de la loi déférée sont contraires à l’objectif de lutte contre le réchauffement climatique et créent une rupture caractérisée de l’égalité devant les charges publiques», et il s’ensuit que «la loi déférée doit être déclarée contraire à la Constitution» en son article 7, pour ce qui est de la taxe carbone.

Pour le coup, c’est raté: le gouvernement a dû remballer ce produit fiscal diabolique. «C’est le Medef qui a planté la taxe carbone. Au nom de la compétitivité», a affirmé la secrétaire d’État à l’Écologie, Chantal Jouanno, dans Libération, le 25 mars 2010. Pour les patrons, tout est bien qui finit bien.

Charles-Henri Filippi, banquier distingué mais lucide, ayant beaucoup appris pour avoir été président et directeur général du Crédit commercial de France, puis de HSBC France après que le CCF fut passé sous cette marque, a écrit antérieurement à cette décision du Conseil constitutionnel, mais qui lui convient parfaitement: «La dérive oligarchique risque de ne plus être capable d’offrir de perspective de prospérité qu’à une petite élite pleine d’appétit, plus soucieuse du compromis efficace que de la démocratie et du progrès pour tous [12].»

Il faut sauver le soldat Tapie

Les tribulations de Bernard Tapie sont un bon révélateur de l’oligarchie au travail. On y voit un président de la République mettre toute son énergie à renflouer un ami qui compte dans ses soutiens. Au début du mois de juillet 2008, on apprend que l’État va devoir verser 390 millions d’euros, intérêts compris, à Bernard Tapie en dédommagement des pertes subies au moment de la vente d’Adidas effectuée par le Crédit lyonnais (LCL aujourd’hui) en février 1993. Cette conclusion d’un rocambolesque feuilleton juridique, fruit d’un recours ultime auprès d’un tribunal arbitral ad hoc, surprend et choque.

Les jugements se sont succédé, un premier au détriment de Bernard Tapie, le second, en appel, en sa faveur et pour finir à son détriment en cassation en octobre 2006. Bernard Tapie est définitivement débouté et les millions réclamés lui échappent. Son avenir d’acteur et de chanteur semble se confirmer, le monde des affaires devenant hors de portée.

C’est sans compter avec le travail d’une araignée qui sait tisser sa toile sans fin pour aboutir à son objectif: sauver le soldat Tapie. Ce qui se fera aux frais de l’État et donc du contribuable, par l’intermédiaire du Consortium de réalisation (CDR), organisme public dépendant du ministère de l’Économie et des Finances, qui a hérité de tous les contentieux du Crédit lyonnais.

La justice ayant tranché, les réseaux vont prendre le relais. «L’histoire révèle l’investissement personnel, très tôt, de Nicolas Sarkozy dans ce dossier, écrit le journaliste Laurent Mauduit. De lui, mais aussi de Claude Guéant, qui, depuis, est devenu secrétaire général de l’Élysée, et de François Pérol qui, de son côté, après un aller et retour à la Banque Rothschild, est devenu secrétaire général adjoint, en charge de l’économie, à l’Élysée, suivant donc toujours de très près, en relation avec Stéphane Richard à Bercy, ce même dossier Tapie [13].»

Stéphane Richard est entré en relation avec Bernard Tapie par l’entremise de Jean-Louis Borloo. Il a confié aux journalistes Denis Demonpion et Laurent Léger que la décision de recourir à un tribunal arbitral, donc hors du cadre juridique stricto sensu, «était bien un choix politique». Ce que leur a confirmé Patrick Ouart, conseiller juridique du président de la République, en allant même plus loin puisqu’il a répondu, lorsque les journalistes lui ont demandé qui avait pu faire un tel choix: «Sarkozy, j’imagine [14].»

L’amitié entre Bernard Tapie et Nicolas Sarkozy est ancienne. Ils furent présentés l’un à l’autre en 1983, par le publicitaire Jacques Séguéla. Depuis, ils ne se sont plus perdus de vue. Lorsque Nicolas Sarkozy était ministre du Budget, «il avait donné un coup de pouce à l’Olympique de Marseille, alors présidé par Bernard Tapie, en lui permettant d’étaler un redressement fiscal de 120 millions de francs [15]». Bernard Tapie a appelé à voter pour Sarkozy en 2007 et a organisé une rencontre avec son ami Bernard Kouchner en mars 2007, qui a porté les fruits que l’on sait.

Nicolas Sarkozy et Bernard Tapie ont des points communs dans leurs manières de faire de la politique au service des affaires. «Les deux hommes entretiennent des relations très particulières, écrit le journaliste Airy Routier. Ils ne connaissent que les rapports de forces, se sentent tous deux hors de l’establishment. Ils ont surtout en commun une forme de puérilité, celle d’adolescents permanents, avec les atouts, ils osent tout, et les faiblesses que cela implique… Ils ont en commun leur “parler vrai”, un langage simple et concret, parfois à la limite de la vulgarité, mais avec un sens inné du mot, de la formule qui fait mouche… Ils ont en commun, aussi, d’être totalement centrés sur leur propre personne pour laquelle leur admiration n’a pas de limites [16]…»

L’idée de recourir à un tribunal arbitral était présente avant que Nicolas Sarkozy ne soit entré à l’Élysée. Alors ministre de l’Intérieur, il aurait préparé, selon Laurent Mauduit, un amendement permettant le recours à l’arbitrage dans le cas où, dans un contentieux, une structure publique (ministère, collectivité locale…) serait partie prenante, ce qui est interdit depuis longtemps par l’article 2060 du code civil, sauf rares dérogations comme l’ordonnance de 2004 sur les contrats de partenariat. Le 15 février 2007, Pascal Clément, garde des Sceaux, fait voter un amendement au Sénat qui autorise à l’avenir le gouvernement à prendre par ordonnance des mesures permettant à des personnes de droit public de recourir à l’arbitrage. Mais, comme souvent en Sarkozie, une mesure générale peut cacher un intérêt particulier.

L’amendement sera cassé par le Conseil constitutionnel, le 1er mars 2007. À peine élu, Nicolas Sarkozy impose le tribunal arbitral dans l’affaire Tapie. «C’est donc en pleine connaissance de cause de l’illégalité de la décision, écrit le dirigeant centriste François Bayrou, que le pouvoir issu de l’élection présidentielle de 2007 relance, dès son installation, la procédure d’arbitrage [17].»

Le tribunal arbitral sera composé de trois experts: Pierre Mazeaud, ancien président du Conseil constitutionnel, fonction qu’il occupait au moment de la déclaration d’inconstitutionnalité de l’utilisation d’un tribunal arbitral dès lors que l’État est concerné; Jean-Denis Bredin, avocat et ancien président des radicaux de gauche, dont Bernard Tapie fut un membre très en vue; et Pierre Estoup, magistrat à la retraite, ancien président de la cour d’appel de Versailles. Celui-ci avait déjà été critiqué pour les conditions dans lesquelles il avait procédé à un précédent arbitrage dans le cadre de l’affaire Elf.

Chacun de ces trois experts touchera, selon Le Canard enchaîné, en dédommagement de sa peine, une modeste compensation de 300 000 euros. Le contribuable en sera pour ses frais, sans jamais savoir ce qui aura été dit au cours de cette procédure, car tout est couvert par une opportune clause de confidentialité. On sait simplement que la décision d’attribuer un dédommagement global de 390 millions d’euros à Bernard Tapie a été prise le 7 juillet 2008. Elle ne fut rendue publique que le 11 juillet, à la veille d’un grand week-end du 14 juillet, qui tombait un lundi ! Pour une fois, il n’y a pas eu de fanfaronnade, pas de victoire historique autoproclamée: le pactole a été attribué à Bernard Tapie dans le secret et l’opacité.

Saisi par plusieurs parlementaires de l’opposition comme de la majorité, François Bayrou, Jean-Marc Ayrault ou Charles de Courson, le tribunal administratif de Paris validera par son jugement du 8 octobre 2009 la décision ministérielle de recours à l’arbitrage. Il juge que la société CDR (Consortium de réalisations), même passée du fait de la loi du 28 novembre 1995 sous le contrôle de l’État, et de l’EPFR (Établissement public de financement et de restructuration), n’est pas un organe public ni même un mandataire de l’État. Le CDR échappe donc à l’interdiction d’arbitrage de l&#