Travail et santé
Conditions
de travail et inégalités sociales de santé
Laurent
Vogel *
Les
questions de santé au travail constituent un défi majeur pour le
mouvement syndical. Elles sont à la fois très immédiates, locales
et concrètes et renvoient à des enjeux de société majeurs. Les
conditions de travail déterminent d’importantes inégalités
sociales de santé qui s’ajoutent aux autres formes d’inégalité
sociale en matière de revenus, de patrimoine, de scolarité, de
logement, etc. Parallèlement à l’accroissement des inégalités
dans d’autres domaines, les inégalités sociales de santé tendent
aujourd’hui à s’accroître en Europe.
Les
rapports sociaux modifient la réalité biologique des individus
Si
l'on remonte le cours d’un siècle et demi d'histoire syndicale,
l'on constate que la santé au travail a été un des éléments
déterminants de la prise de conscience des ouvriers de constituer
une classe différente par rapport aux autres classes de la société.
L'exploitation intensive des premières générations de travailleurs
de la révolution industrielle a eu des conséquences catastrophiques
sur la santé humaine. Les récits, les enquêtes, les témoignages
du XIX[e] siècle
concordent pour décrire les ouvriers comme des êtres que l'on
reconnaît immédiatement par les atteintes à leur intégrité
physique que provoque le travail. Teint blême, taille réduite des
enfants, respiration difficile des mineurs et d'autres ouvriers
exposés à des risques respiratoires, nombre élevé de mutilés,...
Les rapports sociaux marquent de leur empreinte les corps, la réalité
biologique. Cette réalité a évolué. Le mouvement ouvrier a été
à l'origine de nombreuses transformations de la société au cours
de ce dernier siècle. Les inégalités sociales de santé n'en ont
pas disparu pour autant. Elles restent une des formes les plus
brutales d'inégalité sociale dans notre monde. Leur visibilité, à
l'échelle du monde, est énorme. Une petite fille, née à Tokyo, a
une espérance de vie de 85 ans. Une petite fille, née au même
moment en Sierra Leone, peut espérer vivre jusqu'à l'âge de 36
ans. Derrière ces moyennes statistiques, il y a une réalité
souvent occultée. Les inégalités géographiques concentrent des
inégalités sociales. Dans les pays d'Europe, les espérances de vie
moyennes se situent parmi les meilleures au niveau mondial. Mais ces
espérances de vie varient elles-mêmes de façon considérable selon
les classes sociales. En France, un ouvrier âgé de 35 ans peut
espérer vivre encore 40 ans. Un cadre supérieur du même âge a une
espérance de vie supérieure de 7 ans. Si l'on tient compte de la
qualité de la vie, la différence est encore plus forte. L'espérance
de vivre sans incapacité est de 24 ans pour un ouvrier âgé de 35
ans. Elle est de 34 ans pour un cadre supérieur du même âge. 7
années de vie en moins, 10 années de vie sans incapacité en moins.
Ces
chiffres nous amènent à un deuxième constat. Les conditions de
travail jouent un rôle important dans les inégalités sociales de
santé. Au prix de nombreuses luttes, le mouvement ouvrier a assuré
l'accès aux soins de santé pour la presque totalité de la
population. Mais la santé n'est pas déterminée uniquement par
l'accès aux soins. Les conditions de vie et de travail jouent
aujourd’hui un rôle plus important. En Europe occidentale, un
certain nombre de facteurs classiques des inégalités sociales de
santé jouent un rôle plus réduit que par le passé: les
différences ne s’expliquent pas principalement par la
malnutrition, l’insalubrité du logement, un niveau de revenus
n’assurant pas des conditions élémentaires de survie. Sans avoir
disparu entièrement ces facteurs affectent les secteurs les plus
exploités du monde du travail comme les travailleurs immigrés sans
papier ou d’autres secteurs exclus du marché du travail. L’impact
des conditions de travail est aujourd’hui un des éléments
d’explication centraux. Les conditions de travail sont à l'origine
de nombreuses inégalités de santé. Différents facteurs
contribuent à cette situation. Les uns sont en rapport avec les
conditions matérielles dans lesquelles s'effectue le travail:
exposition à des agents cancérogènes, à du bruit, à des vapeurs
et fumées toxiques, utilisation d'équipements de travail dangereux
ou mal adaptés d'un point de vue ergonomique, port de charge,...
D'autres sont en rapport avec l'organisation du travail: rythmes trop
rapides, intensité du travail, mouvements répétitifs, monotonie
des tâches, absence de développement personnel dans un système
hiérarchique et despotique... Chacun de ces facteurs résulte de
choix dans l'organisation de la production. Il n'y a aucune fatalité
technique à devoir travailler dans des conditions nocives pour la
santé. Il y a une pression constante à subordonner les besoins
humains à l'accumulation du capital.
Pour
comprendre l’impact des conditions de travail sur la santé, il
faut élargir notre vision des conditions de travail. Au-delà des
facteurs matériels et d’organisation du travail, il faut également
considérer les conditions d’emploi. La précarité a un triple
impact négatif sur la santé. L’impact direct est lié à la
politique des entreprises qui utilisent des travailleurs précaires
pour des activités particulièrement dangereuses. Un deuxième
impact provient de la plus grande difficulté pour les travailleurs
précaires de s’organiser et de construire des stratégies de
défense de la santé. A expositions égales, les travailleurs
précaires sont vraisemblablement plus affectés. Un troisième
impact est lié à l’effet d’irradiation de la précarité au
travail. Celle-ci affecte la possibilité de définir un projet de
vie [1].
Une telle situation a des effets délétères qui ne se limitent pas
à la sphère du travail. De la même manière, les restructurations
industrielles affectent à la fois la santé des travailleurs qui ont
perdu leur emploi et celle de ceux qui l’ont conservé.
Le
cancer comme miroir des rapports sociaux
L'exposition
à d'autres agents cancérogènes au travail reste importante en
Europe. L'on ne dispose pas de données précises pour l’Italie. Ce
qui en dit long sur les limites de campagnes de prévention contre le
cancer qui ignorent largement les conditions de travail ! Les
estimations françaises permettent de se faire une idée
approximative de la situation.
Table 1:
exposition des travailleurs à des substances cancérogènes en
France
|
Exposés
à des substances cancérogènes |
Parmi
les exposés: sans protection collective |
Tous les
travailleurs
Moins de
25 ans |
13.5
17.1 |
42.3
42.6 |
CONSTRUCTION INDUSTRIE AGRICULTURE SERVICES |
34.9
21.2 21.9 8.7 |
51.8 33.9 77.8 40.9 |
CADRES PROFESSIONS
INTERMEDIAIRES |
3.3< 11.1 |
24.0 35.0 |
OUVRIERS
QUALIFIES OUVRIERS
NON QUALIFIES |
30.9
22.5 |
43.6 47.1 |
Source:
enquête SUMER, 2003
Comme on le
voit, l'inégale répartition des différents groupes sociaux est
elle-même aggravée par les conditions concrètes de travail dans
lesquelles se produit l'exposition. Dans le bâtiment, la moitié des
travailleurs exposés à des substances cancérogènes sont privés
de toute protection collective. Dans l'agriculture, ce pourcentage
dépasse les trois quarts. La proportion plus élevée de jeunes
travailleurs exposés est inquiétante. Elle reflète la
précarisation du travail et, en particulier, le recours fréquent à
des travailleurs intérimaires pour les travaux les plus dangereux.
D’après
les estimations du Centre international de recherche sur le cancer,
il y a eu en 2008 dans la région européenne de l’OMS (qui inclut
la Turquie et les anciennes républiques soviétiques), 3.689.000
nouveaux cas de cancer ainsi que 2.575.000 décès dus au cancer [2].
Une partie de ces cancers sont directement causés par les conditions
de travail. D’autres résultent d'expositions environnementales
qui, dans bien des cas, sont liées aux activités économiques des
entreprises. Même en s’en tenant à une estimation basse de 8 %
de cancers attribuables aux conditions de travail, l’on peut
constater que la mortalité par cancer liée au travail dépasse très
largement la mortalité par accidents du travail et constitue
vraisemblablement la première cause de mortalité due aux conditions
de travail en Europe [3].
Une
influence sur l’ensemble des problèmes de santé
Les cancers
ne constituent pas l'unique cause de mortalité liée aux conditions
de travail. La mortalité cardiovasculaire est également très
inégale parmi les groupes sociaux. Et, ici encore, les conditions de
travail jouent un rôle qui n'est pas négligeable. Plus le travail
est intense, accompagné de stress, organisé de manière à empêcher
les travailleurs de contrôler leur propre activité, plus l'on peut
observer des niveaux élevés de mortalité cardiovasculaire. A la
différence de ce qui se passe avec les cancers, il ne s'agit pas ici
de l'exposition à un agent matériel physique ou chimique qui joue
un rôle déterminant. La mortalité dérive de l'organisation du
travail: de son intensité et de son caractère despotique.
Les
troubles musculosquelettiques constituent aujourd'hui une véritable
épidémie. C'est la plainte la plus fréquente parmi les
travailleurs et une cause de souffrance et d'invalidité. Si l'on
n'en meurt pas, la qualité de la vie n'en est pas moins sérieusement
affectée. Les troubles musculosquelettiques reflètent à la fois
des conditions matérielles inadéquates et une organisation du
travail prédatrice par rapport à la santé. Ils sont fortement
associés aux contraintes psychosociales, à un travail sans
véritable autonomie, à des tâches monotones et répétitives.
L'on
pourrait multiplier les exemples: santé mentale, santé
reproductive, pathologies respiratoires, maladies de la peau,... Il
est difficile de trouver un groupe de pathologies où les conditions
de travail ne joueraient aucun rôle.
Inégalités
au féminin
Partout en
Europe, les femmes travaillent plus que les hommes si l’on
additionne les temps du travail rémunéré et du travail non
rémunéré. L'enquête
européenne sur les conditions de travail montre que la durée du
travail des femmes occupées à temps partiel est supérieure à
celle des hommes occupés à temps plein si l'on tient compte du
travail non rémunéré. L'on peut avoir que si, chez les hommes, le
travail à temps partiel peut libérer du travail "pour soi",
pour les femmes, il est généralement à l'origine d'une
surexploitation dans le travail domestique associée le plus souvent
à de plus mauvaises conditions de travail dans le travail rémunéré
et, bien entendu, à de plus faibles revenus. Le travail à temps
partiel apparaît ainsi comme une modalité de précarisation qui
affecte principalement les femmes.
Table 2:
Durée totale du travail dans l'Europe des 27 en 2005
|
Travail
rémunéré |
Travail
non rémunéré |
Total |
Femmes
temps plein |
40
h |
23
h |
63
h |
Femmes
temps partiel |
21,3
h |
32,7
h |
54
h |
Hommes
temps plein |
43,1
h |
7,9
h |
51
h |
Hommes
temps partiel |
23,5
h |
7,3
h |
30,8
h |
Source:
Fondation de Dublin, Enquête sur les conditions de travail
De ce point
de vue, la famille constitue une structure d’exploitation et de
domination d’une efficacité redoutable parce qu’elle est
investie d’une légitimité supérieure à celle des entreprises et
repose sur une tradition patriarcale plurimillénaire.
En termes
d’inégalités sociales de santé, les femmes qui se trouvent dans
les conditions les plus défavorables sont celles qui cumulent de
mauvaises conditions de travail rémunéré avec un travail
domestique intense.
Les données suivantes, tirées d’une enquête de santé publique
en Catalogne, montrent l’importance de la prise en compte de
l’interaction entre le travail rémunéré et le travail non
rémunéré pour comprendre les inégalités de santé parmi les
femmes. Elles indiquent à la fois l’importance des atteintes à la
santé lié à la charge du travail domestique et le fait que
celle-ci affecte de façon beaucoup plus significative les femmes
dont les conditions de travail sont les moins favorables.
Table 3: Corrélation entre la dimension du foyer et des conditions de santé
chez les femmes, Enquête de Santé en Catalogne, 1994
Dimension du foyer:
|
Etat de santé
perçu: travailleuses non manuelles |
Etat de santé
perçu: travailleuses manuelles |
Au moins une
condition chronique: travailleuses non manuelles |
Au moins une
condition chronique: travailleuses manuelles |
2 personnes |
1. |
1. |
1. |
1. |
3 personnes |
1.64 |
0.98 |
0.80 |
1.15 |
4 personnes |
1.36 |
1.80 |
1.08 |
1.58 |
>4 |
2.16 |
2.74 |
0.91 |
3.26 |
Source: Artazcoz et alii [4],
2001 (présentation simplifiée)
Cette observation est utile pour aborder la question de l’interaction
entre le travail domestique non rémunéré et le travail rémunéré.
L’aspect le plus immédiatement visible de cette interaction est le
cumul: cumul des temps de travail, cumul des expositions à des
risques, etc… Ainsi, des études réalisées à Barcelone montrent
que la prévalence de l’asthme parmi les femmes varie en fonction
de cumuls d’expositions à des allergènes dans la sphère du
travail rémunéré et dans la sphère du travail domestique (Medina
Ramón, 2005). Le modèle du cumul n’explique que partiellement
l’impact du travail sur la santé. Il ne rend pas compte du fait
que tant les entreprises que les familles sont structurées par les
mêmes rapports sociaux de sexe. Au-delà du cumul l’on peut donc
observer des effets que l’on pourrait qualifier de mimétisme et
d’irradiation. Mimétisme parce que les stéréotypes tendent à
transposer dans le travail rémunéré un ensemble de
caractéristiques liées au travail domestique. Cela se manifeste
suivant deux modalités principales: la ségrégation tend à
concentrer les femmes dans des professions et secteurs qui, d’une
manière ou d’une autre, se présentent comme le prolongement du
travail domestique: soins de santé, services sociaux,
éducation des enfants, nettoyage, etc.… Même dans l’industrie
manufacturière, les postes de travail sont souvent définis sur la
base de stéréotypes où le travail industriel proposé aux femmes
correspondrait à des qualités naturelles ou acquises à travers
l’expérience du travail domestique. Ce mimétisme a pour effet de
réduire le bénéfice potentiel du travail rémunéré pour la
santé. En effet, il y introduit un élément de monotonie qui limite
l’intérêt pour de nouvelles activités qui accompagne la sortie
de la sphère domestique. Il contribue aussi à une dévalorisation
sociale (et salariale !) de nombreuses professions féminines et
peut constituer par là un obstacle à l’auto-estime. Quant à
l’effet d’irradiation, il consiste dans le fait que les deux
journées de travail ne sont pas deux journées consécutives se
déroulant sur des plages de temps complètement distinctes. La
sphère domestique ne disparaît pas pendant les heures du travail
salarié. Il y a une double présence. Souvent la rigidité des
conditions de travail, notamment l’impossibilité de pouvoir
adapter des horaires en fonction des besoins individuels, constitue
une cause de souffrance au travail dont l’impact sur la santé peut
être dévastateur.
Les
conditions de travail des femmes déterminent moins de différences
en termes de mortalité totale qu’en termes d’espérance de vie
sans incapacité. La ségrégation sexuelle au travail débouche
surtout sur une usure par le travail qui explique les fortes
inégalités que l’on observe entre les femmes de différentes
catégories socio-professionnelles par rapport à la qualité de la
vie des personnes âgées. Cette situation est illustrée par les
statistiques françaises qui montrent des modalités différentes
dans les inégalités sociales de santé suivant les genres [5].
Table 4:
Espérance de vie à 35 ans (femmes en France, 1999-2003)
|
Esp.
vie à 35 ans avec incapacité |
Esp
vie à 35 ans sans incapacité |
Esp
vie totale à 35 ans |
Cadres
supérieurs |
15.5
ans |
35.4
ans |
50.9
ans |
Ouvrières |
21.8
ans |
26.8
ans |
48.6
ans |
Total
population |
20.0
ans |
28.8
ans |
48.8
ans |
Table 5:
Espérance de vie à 35 ans (hommes en France, 1999-2003)
|
Esp.
vie à 35 ans avec incapacité |
Esp
vie à 35 ans sans incapacité |
Esp
vie totale à 35 ans |
Cadres
supérieurs |
12.6
ans |
34.0
ans |
46.6
ans |
Ouvriers |
16.5
ans |
24.4
ans |
40.9
ans |
Total
population |
15.1
ans |
27.7
ans |
42.8
ans |
Où en
sommes-nous aujourd'hui?
En termes
de résultats, le bilan global est difficile à établir. Il faut
éviter de solliciter les statistiques de façon naïve en exaltant
la réduction réelle des accidents mortels ou la réduction purement
statistique des maladies professionnelles dans des pays comme
l’Italie. Les estimations de l’Organisation Internationale du
Travail ne laissent guère de place à un optimisme de commande.
Chaque année de l’ordre de 160.000 personnes meurent en raison
d’un accident du travail ou d’une maladie causée par le travail
dans l’Europe des 27. Les données des enquêtes européennes sur
les conditions de travail indiquent quatre grandes tendances:
1. des
situations très contrastées tant entre les différents pays qu'à
l'intérieur de chaque pays en fonction des secteurs et de facteurs
de précarisation qui affectent de manière concentrée certaines
catégories de travailleurs;
2. une
stabilité relative des expositions à des agents matériels
dangereux ou nocifs (substances chimiques, bruit, machines
dangereuses, etc.);
3. un
accroissement des risques liés à l'organisation du travail. Le
problème majeur est constitué par l'intensification du travail.
Les manifestations les plus évidentes de ce problème sont
constituées par la véritable épidémie de troubles
musculo-squelettiques et une série de symptômes perçus comme du
stress.
4. l'impact
différencié dans le temps des conditions de travail est plus
marqué que l'impact immédiat.
L'intensification
du travail
L'intensification
du travail apparaît de manière évidente dans l'Europe des quinze.
Pour ces pays, on dispose de données qui portent sur une période de
15 ans, de la première à la quatrième enquête européenne sur les
conditions de travail. Si l'on construit un indicateur en combinant
les réponses aux questions "travaillez-vous à un rythme très
élevé?" et "travaillez-vous dans des délais très
stricts?", l'on constate que le pourcentage de travailleurs
soumis à un travail intensif a fortement augmenté en Europe
occidentale entre 1991 et 2005. Il est passé d'un tiers environ à
près de 45%. Dans les pays d'Europe centrale et orientale, la
situation est plus variable. Entre 2001 et 2005, l'on constate une
augmentation de l'intensité perçue du travail en république
Tchèque, en Slovénie, en Hongrie et dans les républiques baltes et
une réduction de celle-ci en Pologne, en Slovaquie, en Bulgarie et
en Roumanie.
L'analyse
des données des enquêtes européennes confirme l'hypothèse d'une
hybridation croissante des contraintes d'organisation industrielle
(standardisation de la production destinée à accroître l'offre à
un moindre coût) et des contraintes marchandes (où la production
est déterminée par la demande extérieure) [6].
Le développement de la sous-traitance industrielle et une
standardisation croissante du travail dans les services ont contribué
à cette articulation entre des contraintes différentes. Elles
introduisent des similarités marquées entre les conditions de
travail des employés (majoritairement des femmes) de nombreux
secteurs des services (santé, commerce, hôtellerie et restauration)
et celles de catégories ouvrières travaillant des secteurs aussi
divers que les équipementiers de l'automobile, l'industrie
agro-alimentaire. L'intensification du travail affecte de façon
toute particulière les jeunes travailleurs. Ce dernier élément est
à mettre en rapport avec la précarisation du travail. Tout indique
qu'à une moindre qualité de l'emploi correspond une moindre qualité
du travail.
L'impact de
l'intensité du travail du travail sur la santé est double. L'impact
immédiat et à relativement court terme implique des risques accrus
d'accident, la multiplication des troubles musculosquelettiques, des
problèmes de santé mentale liée au stress. L'impact à long terme
ajoute à l'ensemble de ces problèmes des effets transversaux sur la
santé. Les conditions de travail affectent la réalité biologique
globale et déterminent une détérioration de la qualité de la vie
tout au long du vieillissement.
Les
données suivantes tirées de l'enquête française SVP 50 (2003)
illustrent ce phénomène de dégradation globale de la santé [7].
Table 6:
Pathologies et travail sous pression parmi les travailleurs âgés de
50 ans et plus
|
Jamais
travaillé sous pression |
Sous
pression dans le passé |
Sous
pression actuellement |
Douleurs |
53% |
65% |
66% |
Fatigue |
43% |
55% |
61% |
Troubles
du sommeil |
35% |
46% |
51% |
Troubles
de la mémoire |
24% |
34% |
37% |
Santé
dégradée ces dernières années |
23% |
35% |
41% |
Les
changements du travail posent la question de la pertinence des
stratégies de prévention suivies tant au niveau européen que dans
les différents pays. La précarisation du travail à travers des
mécanismes très divers produit des situations de plus en plus
éclatées [8].
La plupart des dispositifs de prévention ont pour référence
principale l’entreprise. Une telle situation ne permet pas de
traiter de la réalité des risques, et de leur répartition inégale,
tout au long de la chaîne des diverses activités productives. En
particulier, les questions posées par la sous-traitance ne reçoivent
généralement pas de réponse adéquate et elles sont souvent à
l’origine de catastrophes majeures de la Mecnavi à Ravenni il y a
presque 25 ans à l’explosion de l’usine AZF à Toulouse en 2001.
Une deuxième difficulté est liée à l’ensemble des activités
dites périphériques de la manutention au nettoyage, du
transport à l’emballage où la maîtrise des risques est
particulièrement faible.
Et le
mouvement social ?
La réforme
impulsée par les directives communautaires sur la santé au travail
a été, pour l'essentiel, une réforme par le haut. Elle s'est
déroulée dans la plupart des pays communautaires dans un contexte
de faibles mobilisations pour la santé au travail. Certes, l'on peut
mentionner quelques exceptions. En France, la prise de conscience du
désastre sanitaire provoqué par l'amiante à la fin des années '90
a donné à la santé au travail une importance et une visibilité
nouvelles dans les débats politiques comme dans les média. En
Italie, le procès de Turin contre les dirigeants du groupe mondial
Eternit pourrait contribuer à une prise de conscience de l’impact
du travail sur les inégalités sociales de santé. La grande
majorité des 2.000 morts de Casale Monferrato et d’autres
localités étaient des ouvriers ou des femmes d’ouvriers
Dans nombre
de pays européens, pour des raisons très diverses, le syndicalisme
n'est pas parvenu à relancer les mobilisations autour de la santé
au travail si ce n'est de façon ponctuelle ou sectorielle. Les
explications de cette situation sont multiples. Dans les pays de
l'ancien bloc soviétique, il n'existait aucune tradition de prise en
charge autonome de la santé au travail par les syndicats en terme
d'action revendicative. Les syndicats déléguaient la question de la
santé au travail à l'inspection étatique et ils recouraient très
largement à la monétarisation du risque. Les primes liées à des
travaux insalubres ou dangereux pouvaient constituer une part
significative de la masse salariale. La délégation à l'égard des
inspections étatiques ou de spécialistes techniques n'est pas le
monopole des syndicats d'Europe centrale et orientale. En Europe
occidentale, elle est parfois provoquée par une sorte
d'identification d'une partie des responsables syndicaux à la
gestion du système de compensation des risques professionnels.
Au-delà des différentes cultures de la santé au travail héritées
des histoires syndicales, deux difficultés majeures se posent. La
première concerne l'élaboration de revendications collectives
capables d'impulser des luttes offensives dans un contexte
d'affaiblissement des collectifs de travail. Dans ce domaine, il est
vraisemblable que la crise actuelle accroîtra les difficultés.
L'attention portée partout en Europe au thème du harcèlement au
travail est révélatrice à la fois d'un malaise réel lié
notamment aux changements dans les méthodes de gestion patronale et
de la difficulté à passer d'une vision psychologique, centrée sur
les souffrances et les conflits inter-personnels, à une approche
collective. Se réapproprier le thème de l'organisation du travail [9],
en faire un enjeu de lutte et de transformation est vraisemblablement
une des principales conditions pour une relance de l'action syndicale
en santé au travail.
Les
défis
S’il
fallait résumer les défis pour les politiques de santé au travail
dans les prochaines années, on pourrait énumérer certaines
questions d’une importance décisive.
1. La lutte
pour la santé au travail est inséparable de la lutte contre la
précarisation du travail. C’est une des critiques principales à
faire tant aux politiques communautaires que nationales dans ce
domaine. La précarisation a un triple impact sur la santé. Elle
tend à concentrer les risques sur des catégories de travailleurs
placés dans une situation où les stratégies de défense sont les
plus difficiles à mettre en œuvre. Souvent, les risques sont
cumulés dans des domaines très différents. Les mêmes catégories
de travailleurs cumulent à la fois un niveau élevé de risques
physiques et de risques psychosociaux. La précarisation n’affecte
pas la seule santé des précaires. Elle disloque les collectifs de
travail et tend par là à affaiblir les stratégies de défense de
la santé y compris de groupes de travail stables. La précarisation
implique aussi une dimension existentielle qui va au-delà des
conditions de travail. Elle remet en cause la définition de projets
de vie autonome. Elle produit une interaction permanente entre les
risques du travail au sens strict et des risques externes que l’on
qualifie trop rapidement de « comportements individuels »
alors qu’ils sont souvent liés aux les modalités particulières
d’insertion sur le marché du travail.
2. La santé
au travail s’inscrit au cœur des débats sur le modèle
productif. Il y a une convergence possible entre les exigences d’une
réorganisation de celui-ci de manière à assurer le respect de
l’environnement et l’élimination de nombreux risques au
travail. Les débats autour de REACH ont montré comment ces
convergences pouvaient aboutir à des revendications communes entre
les organisations syndicales et les organisations écologiques. Cela
ne signifie pas que de telles convergences puissent se former
spontanément. Elles demandent vraisemblablement une double
transformation. Dans le mouvement syndical, une vision critique de
l’idéologie productiviste, de la croyance selon laquelle la
croissance, mesurée par les indicateurs traditionnels, est la
condition du progrès social. Dans le mouvement écologique,
l’abandon de conceptions naïves sur l’émergence possible d’un
capitalisme vert sans devoir bouleverser les rapports de domination.
Il suffit de voir à quel point les conditions de travail sont
nocives dans la plupart des entreprises de récupération de déchets
pour comprendre les limites de stratégies de développement qui
font l’impasse sur les rapports de production.
3. Si les
acteurs de la santé sont rarement au rendez-vous de la prévention
collective, les militants syndicaux, eux, peuvent jouer un rôle
irremplaçable. C'est ici que l'action immédiate, quotidienne et
locale de milliers de militants porte sur un enjeu majeur de
société. A travers cette action, le syndicat peut donner corps à
une mobilisation collective des travailleurs pour défendre la santé
au travail. Contrairement à un préjugé bien ancré, l'action pour
la santé au travail n'est pas d'un caractère principalement
technique. Elle permet aux travailleurs de poser des problèmes de
fond. Elle correspond à une des attentes principales des
travailleurs à l’égard des organisations syndicales. Une
organisation qui n'est pas capable d’agir sur le terrain de la
santé au travail n'a pas de crédibilité lorsqu’elle se propose
de défendre les autres intérêts des travailleurs. La lutte pour
la santé est inséparable d'une action et d'une organisation
collectives destinées à transformer les conditions de travail.
Sans une telle action collective menée par les travailleurs
eux-mêmes, ni la progression des connaissances médicales, ni
l'évolution technique n'assurent spontanément des améliorations
durables. C'est ce que montre toute l'histoire de la santé au
travail de l'amiante au chlorure de vinyle monomère, du phosphore
dans les allumettes au plomb dans la peinture. Le fossé entre la
prévention possible sur la base des connaissances scientifiques et
la prévention réelle reste énorme. Seule l'action syndicale
permet de débloquer la situation.
4. Les
questions de santé au travail posent avec force la question de la
démocratie au travail. « Ne pas perdre sa vie en la gagnant »
suppose que l’on puisse exercer un contrôle sur les conditions de
travail. L’expérience montre à quel point l’activité autonome
des travailleurs et de leurs organisations syndicales est souvent le
facteur décisif d’une amélioration de la santé au travail.
Aujourd’hui, une majorité de travailleurs européens sont
dépourvus de toute forme de représentation sur les lieux de
travail. Le développement du travail précaire, l’émiettement
d’activités productives à travers des réseaux de sous-traitance
sont autant de facteurs qui contribuent à cette situation. Poser la
question de la démocratie au travail permet de lier des exigences
immédiates pour la défense de la santé avec ce qui est
vraisemblablement la pré-condition de tout changement stratégique
radical [10].
* Laurent Vogel Directeur du département Santé et sécurité de
l’Institut Syndical Européen (ETUI). Exposé fait pour des membres
de la CGIL en Italie.
1 Je recommande la lecture du livre de Richard Sennett, L'uomo
flessibile. Le conseguenze
del nuovo capitalismo sulla vita personale, Feltrinelli, 2001.
En
français: Le travail sans qualité. Les conséquences
humainede la flexibilité, 2003, 10/128 (collections Fait et cause)
2 P. Boyle et B. Levin (ed.), World
cancer report, Genève:
International Agency for Research on Cancer, 2008.
3 Pour une vue d’ensemble, voir
M. Mengeot, Les cancers
professionnels. Une plaie sociale trop souvent ignorée,
Bruxelles: ETUI-REHS, 2007
( http://hesa.etui-rehs.org/fr/publications/pub40.htm.
4 Artazcoz, L et alii (2001), Gender inequalities in health
among workers : the relation with family demands, Journal of
Epidemiology and Community Health, 2001, vol. 55, n°9 , 639-647
5 E. Cambois, C. Laborde, J.-M. Robine,
La double peine des ouvriers. Plus d’années d’incapacité au
sein d’une vie plus courte, Population
et sociétés,
N°441, Janvier 2008.
6 P. Boisard et al., Temps
de travail: l'intensité du travail,
Fondation européenne pour l'amélioration des conditions de vie et
de travail, Dublin, 2002.
7 C Mardon et S. Volkoff, Les salariés âgés face
au travail "sous pression, Quatre
pages CEE, n° 52, mars 2008.
8 B.
Appay et A.
Thebaud-Mony (dir.), Précarisation
sociale, travail et santé.
Iresco-CNRS, Paris,1997.
9 V. Daubas-Letourneux et A. Thébaud-Mony, Organisation du travail
et santé dans l'Union Européenne, Fondation
européenne pour l'amélioration des conditions de vie et de travail,
Luxembourg, 2002.
10 T. Coutrot, Démocratie contre capitalisme, La Dispute, Paris,
2005.
(16 septembre 2010)
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