Travail et santé

Conditions de travail et inégalités sociales de santé

Laurent Vogel *

Les questions de santé au travail constituent un défi majeur pour le mouvement syndical. Elles sont à la fois très immédiates, locales et concrètes et renvoient à des enjeux de société majeurs. Les conditions de travail déterminent d’importantes inégalités sociales de santé qui s’ajoutent aux autres formes d’inégalité sociale en matière de revenus, de patrimoine, de scolarité, de logement, etc. Parallèlement à l’accroissement des inégalités dans d’autres domaines, les inégalités sociales de santé tendent aujourd’hui à s’accroître en Europe.

Les rapports sociaux modifient la réalité biologique des individus

Si l'on remonte le cours d’un siècle et demi d'histoire syndicale, l'on constate que la santé au travail a été un des éléments déterminants de la prise de conscience des ouvriers de constituer une classe différente par rapport aux autres classes de la société. L'exploitation intensive des premières générations de travailleurs de la révolution industrielle a eu des conséquences catastrophiques sur la santé humaine. Les récits, les enquêtes, les témoignages du XIX[e] siècle concordent pour décrire les ouvriers comme des êtres que l'on reconnaît immédiatement par les atteintes à leur intégrité physique que provoque le travail. Teint blême, taille réduite des enfants, respiration difficile des mineurs et d'autres ouvriers exposés à des risques respiratoires, nombre élevé de mutilés,... Les rapports sociaux marquent de leur empreinte les corps, la réalité biologique. Cette réalité a évolué. Le mouvement ouvrier a été à l'origine de nombreuses transformations de la société au cours de ce dernier siècle. Les inégalités sociales de santé n'en ont pas disparu pour autant. Elles restent une des formes les plus brutales d'inégalité sociale dans notre monde. Leur visibilité, à l'échelle du monde, est énorme. Une petite fille, née à Tokyo, a une espérance de vie de 85 ans. Une petite fille, née au même moment en Sierra Leone, peut espérer vivre jusqu'à l'âge de 36 ans. Derrière ces moyennes statistiques, il y a une réalité souvent occultée. Les inégalités géographiques concentrent des inégalités sociales. Dans les pays d'Europe, les espérances de vie moyennes se situent parmi les meilleures au niveau mondial. Mais ces espérances de vie varient elles-mêmes de façon considérable selon les classes sociales. En France, un ouvrier âgé de 35 ans peut espérer vivre encore 40 ans. Un cadre supérieur du même âge a une espérance de vie supérieure de 7 ans. Si l'on tient compte de la qualité de la vie, la différence est encore plus forte. L'espérance de vivre sans incapacité est de 24 ans pour un ouvrier âgé de 35 ans. Elle est de 34 ans pour un cadre supérieur du même âge. 7 années de vie en moins, 10 années de vie sans incapacité en moins.

Ces chiffres nous amènent à un deuxième constat. Les conditions de travail jouent un rôle important dans les inégalités sociales de santé. Au prix de nombreuses luttes, le mouvement ouvrier a assuré l'accès aux soins de santé pour la presque totalité de la population. Mais la santé n'est pas déterminée uniquement par l'accès aux soins. Les conditions de vie et de travail jouent aujourd’hui un rôle plus important. En Europe occidentale, un certain nombre de facteurs classiques des inégalités sociales de santé jouent un rôle plus réduit que par le passé: les différences ne s’expliquent pas principalement par la malnutrition, l’insalubrité du logement, un niveau de revenus n’assurant pas des conditions élémentaires de survie. Sans avoir disparu entièrement ces facteurs affectent les secteurs les plus exploités du monde du travail comme les travailleurs immigrés sans papier ou d’autres secteurs exclus du marché du travail. L’impact des conditions de travail est aujourd’hui un des éléments d’explication centraux. Les conditions de travail sont à l'origine de nombreuses inégalités de santé. Différents facteurs contribuent à cette situation. Les uns sont en rapport avec les conditions matérielles dans lesquelles s'effectue le travail: exposition à des agents cancérogènes, à du bruit, à des vapeurs et fumées toxiques, utilisation d'équipements de travail dangereux ou mal adaptés d'un point de vue ergonomique, port de charge,... D'autres sont en rapport avec l'organisation du travail: rythmes trop rapides, intensité du travail, mouvements répétitifs, monotonie des tâches, absence de développement personnel dans un système hiérarchique et despotique... Chacun de ces facteurs résulte de choix dans l'organisation de la production. Il n'y a aucune fatalité technique à devoir travailler dans des conditions nocives pour la santé. Il y a une pression constante à subordonner les besoins humains à l'accumulation du capital.

Pour comprendre l’impact des conditions de travail sur la santé, il faut élargir notre vision des conditions de travail. Au-delà des facteurs matériels et d’organisation du travail, il faut également considérer les conditions d’emploi. La précarité a un triple impact négatif sur la santé. L’impact direct est lié à la politique des entreprises qui utilisent des travailleurs précaires pour des activités particulièrement dangereuses. Un deuxième impact provient de la plus grande difficulté pour les travailleurs précaires de s’organiser et de construire des stratégies de défense de la santé. A expositions égales, les travailleurs précaires sont vraisemblablement plus affectés. Un troisième impact est lié à l’effet d’irradiation de la précarité au travail. Celle-ci affecte la possibilité de définir un projet de vie [1]. Une telle situation a des effets délétères qui ne se limitent pas à la sphère du travail. De la même manière, les restructurations industrielles affectent à la fois la santé des travailleurs qui ont perdu leur emploi et celle de ceux qui l’ont conservé.

Le cancer comme miroir des rapports sociaux

L'exposition à d'autres agents cancérogènes au travail reste importante en Europe. L'on ne dispose pas de données précises pour l’Italie. Ce qui en dit long sur les limites de campagnes de prévention contre le cancer qui ignorent largement les conditions de travail ! Les estimations françaises permettent de se faire une idée approximative de la situation.

Table 1: exposition des travailleurs à des substances cancérogènes en France

 

Exposés à des substances cancérogènes Parmi les exposés: sans protection collective
Tous les travailleurs
Moins de 25 ans
13.5
17.1
42.3
42.6
CONSTRUCTION
INDUSTRIE
AGRICULTURE
SERVICES
34.9
21.2
21.9
8.7
51.8
33.9
77.8
40.9
CADRES
PROFESSIONS INTERMEDIAIRES
3.3<
11.1
24.0
35.0
OUVRIERS QUALIFIES
OUVRIERS NON QUALIFIES
30.9
22.5
43.6
47.1

Source: enquête SUMER, 2003

Comme on le voit, l'inégale répartition des différents groupes sociaux est elle-même aggravée par les conditions concrètes de travail dans lesquelles se produit l'exposition. Dans le bâtiment, la moitié des travailleurs exposés à des substances cancérogènes sont privés de toute protection collective. Dans l'agriculture, ce pourcentage dépasse les trois quarts. La proportion plus élevée de jeunes travailleurs exposés est inquiétante. Elle reflète la précarisation du travail et, en particulier, le recours fréquent à des travailleurs intérimaires pour les travaux les plus dangereux.

D’après les estimations du Centre international de recherche sur le cancer, il y a eu en 2008 dans la région européenne de l’OMS (qui inclut la Turquie et les anciennes républiques soviétiques), 3.689.000 nouveaux cas de cancer ainsi que 2.575.000 décès dus au cancer [2]. Une partie de ces cancers sont directement causés par les conditions de travail. D’autres résultent d'expositions environnementales qui, dans bien des cas, sont liées aux activités économiques des entreprises. Même en s’en tenant à une estimation basse de 8 % de cancers attribuables aux conditions de travail, l’on peut constater que la mortalité par cancer liée au travail dépasse très largement la mortalité par accidents du travail et constitue vraisemblablement la première cause de mortalité due aux conditions de travail en Europe [3].

Une influence sur l’ensemble des problèmes de santé

Les cancers ne constituent pas l'unique cause de mortalité liée aux conditions de travail. La mortalité cardiovasculaire est également très inégale parmi les groupes sociaux. Et, ici encore, les conditions de travail jouent un rôle qui n'est pas négligeable. Plus le travail est intense, accompagné de stress, organisé de manière à empêcher les travailleurs de contrôler leur propre activité, plus l'on peut observer des niveaux élevés de mortalité cardiovasculaire. A la différence de ce qui se passe avec les cancers, il ne s'agit pas ici de l'exposition à un agent matériel physique ou chimique qui joue un rôle déterminant. La mortalité dérive de l'organisation du travail: de son intensité et de son caractère despotique.

Les troubles musculosquelettiques constituent aujourd'hui une véritable épidémie. C'est la plainte la plus fréquente parmi les travailleurs et une cause de souffrance et d'invalidité. Si l'on n'en meurt pas, la qualité de la vie n'en est pas moins sérieusement affectée. Les troubles musculosquelettiques reflètent à la fois des conditions matérielles inadéquates et une organisation du travail prédatrice par rapport à la santé. Ils sont fortement associés aux contraintes psychosociales, à un travail sans véritable autonomie, à des tâches monotones et répétitives.

L'on pourrait multiplier les exemples: santé mentale, santé reproductive, pathologies respiratoires, maladies de la peau,... Il est difficile de trouver un groupe de pathologies où les conditions de travail ne joueraient aucun rôle.

Inégalités au féminin

Partout en Europe, les femmes travaillent plus que les hommes si l’on additionne les temps du travail rémunéré et du travail non rémunéré. L'enquête européenne sur les conditions de travail montre que la durée du travail des femmes occupées à temps partiel est supérieure à celle des hommes occupés à temps plein si l'on tient compte du travail non rémunéré. L'on peut avoir que si, chez les hommes, le travail à temps partiel peut libérer du travail "pour soi", pour les femmes, il est généralement à l'origine d'une surexploitation dans le travail domestique associée le plus souvent à de plus mauvaises conditions de travail dans le travail rémunéré et, bien entendu, à de plus faibles revenus. Le travail à temps partiel apparaît ainsi comme une modalité de précarisation qui affecte principalement les femmes.

Table 2: Durée totale du travail dans l'Europe des 27 en 2005

 

Travail rémunéré

Travail non rémunéré

Total

Femmes temps plein

40 h

23 h</