France
Le
retour de la guerre sociale
Pierre Dardot et Christian Laval
Le
fait incontestablement nouveau est que plus personne ne conteste que
la lutte de classes a fait son grand retour en France. Certes depuis
quelques années, il se disait ici et là qu’avec le chômage, la
précarité et la pauvreté, la «question sociale» se reposait, et
certains audacieux prétendaient même que les classes n’avaient
pas totalement disparu du paysage.
Le
courage académique n’allait pas toujours jusqu'à tenir que, s’il
existait toujours des classes, il y avait aussi une «lutte des
classes, comme le faisait si simplement remarquer un philosophe comme
Merleau-Ponty: «Il y a une lutte des classes et il faut qu'il y en
ait une, puisqu'il y a, et tant qu'il y a, des classes» [].
Par
la voix de Christine Lagarde [ministre de l’Economie, des Finances
et de l’ Industrie], le gouvernement Fillon avait lui-même donné
le ton au début du quinquennat en reléguant la lutte des classes au
musée des archaïsmes: «La
lutte des classes, c’est une idée essentielle. Essentielle pour
les manuels d’histoire. Il faudra certainement un jour en enseigner
les aspects positifs. Mais en attendant, elle n’est plus d’aucune
utilité pour comprendre notre société.»[]
L’ironie
du sort est que le grand retour de la lutte des classes est d’abord
dû à la guerre ouverte et déclarée méthodiquement conduite par
le gouvernement contre les travailleurs salariés. Marx avait déjà
averti que si la lutte des classes est bien une guerre, qu’il faut
penser comme toute guerre en termes de stratégie, cette guerre est
d’abord le fait du capital et de ses représentants. A tous ceux
qui l’avaient oublié, le milliardaire américain Warren Buffet
l’avait rappelé depuis quelques années en mettant les points sur
les i: «Il
y a une guerre de classe, c’est certain, mais c’est ma classe, la
classe riche qui fait la guerre et nous sommes en train de la
gagner»[].
Il oubliait dans sa jubilation que, si ceux à qui l’on fait cette
guerre de classe venaient à s’en apercevoir un jour et à trouver
les moyens de s’y opposer, les choses pourraient tourner autrement.
C’est bien ce que signifie en profondeur le mouvement social en
France de la fin 2010.
L’enjeu
d’aujourd’hui n’est certes pas pour le «prolétariat» de
prendre le pouvoir, selon la dramaturgie ancienne de la Révolution,
mais il est pour tous les salariés de parvenir à bloquer la machine
de pouvoir du néolibéralisme. «Blocage»: tel est en effet le
maître mot du mouvement, le dénominateur commun des nombreuses
actions locales auxquelles il a donné lieu, l’horizon des luttes
futures. Comment arrêter un processus de transformation de la
société qui a commencé voici une trentaine d’années, qui fait
de plus en plus sentir ses effets au travail, mais aussi dans tous
les domaines de l’existence, et qui paraît détruire les ressorts
et les principes les plus profonds de la vie sociale ? Cette
question n’est bien sûr pas nouvelle, mais ce qui est nouveau en
revanche, c’est qu’elle commence à trouver des réponses qui
sont à la hauteur de sa nouveauté.
De
l’usage de la crise comme instrument de légitimation de la guerre
de classe
En
même temps qu’elle jouait comme à son habitude sur les arguments
«raisonnables» et «réalistes» mis en scène par des experts
disposés à la servir, la droite française n’a pu s’empêcher
ces dernières années d’exposer sans complexe et au grand jour les
avantages qu’elle accorde aux «amis» et aux «parents», les
passe-droits de toute nature, la corruption la plus vile, les
multiples intérêts croisés qui dessinent les frontières de plus
en plus visibles d’une oligarchie, la brutalité idéologique et la
stigmatisation des «populations à risque».
Le
«bouclier fiscal», qui couronne deux décennies d’allégements
fiscaux pour les bénéficiaires des plus hauts revenus, est devenu
ainsi le symbole de l’avidité irréfragable de richesses
illimitées, et d’une politique qui substitue la protection fiscale
des plus riches à la protection sociale des plus pauvres. Les
apparences «républicaines» du régime, les références à
«l’intérêt général», enfin tout ce que la droite classique –
aujourd’hui incarnée par Dominique de Villepin [Premier ministre
sous Chirac de 2005 à 2007] et hier par François Bayrou [Ministre
de l’Education sous les gouvernements de Balladur et Juppé,
animateur du centriste MoDem] pouvait opposer à la contestation du
système économique et politique – a été remplacé par
l’exhibition sans scrupule de la réussite individuelle, par
l’autosatisfaction collective des parvenus, par le cynisme le plus
brutal des riches, par la force policière contre les plus faibles et
par la vulgarité généralisée dans tous les domaines.
La
vitrine des beaux principes est brisée, et c’est la droite
sarkozyste qui a joué les casseurs. Sarkozy, après avoir été pour
la droite le magicien de 2007 qui a réussi à rallier une fraction
de l’électorat populaire, fait aujourd’hui figure d’apprenti
sorcier dangereux [].
Mais
s’arrêter au sarkozysme ou à Sarkozy lui-même reviendrait à
privilégier abusivement un seul aspect, certes important, de la
contestation sociale et politique actuelle. Car le gouvernement
sarkozyste n’est jamais que la filiale locale d’un «consortium»
politique plus ancien et plus vaste. On ne peut oublier que le
démantèlement progressif des institutions de l’État social et
éducateur a commencé bien avant 2007 et que la mise en question du
système des retraites, la baisse progressive des pensions dans le
privé comme dans le public, en même temps que l’allongement de
l’âge au travail, ne constituent pas des orientations
spécifiquement françaises, mais s’inscrivent dans une politique
générale, en particulier à l’échelle de l’Europe.
La
«stratégie de Lisbonne» élaborée au Conseil européen de
mars 2000, à laquelle ont largement œuvré les partis
socialistes européens, a défini comme priorité des gouvernements
l’augmentation de la part des actifs dans les tranches d’âge des
«seniors» et l’allongement de la durée de cotisation. Les
embarras et les hypocrisies du parti socialiste français ne prennent
tout leur sens que si l’on se rappelle des engagements pris alors
par un Lionel Jospin, premier ministre, et une Martine Aubry,
ministre du travail…
On
peut ainsi comprendre que les personnes interrogées dans les
sondages d’opinion, qui n’ont pas la mémoire aussi courte qu’on
le pense parfois, jugent que la gauche, si elle revenait au pouvoir,
ne ferait pas autre chose que la droite !
Ce grand compromis
historique entre la «nouvelle droite» et la gauche de la «troisième
voie» marquait le triomphe d’un néolibéralisme «à
l’européenne». La réforme des retraites de 2003, sur laquelle le
parti socialiste et la CFDT n’entendent pas revenir, relevait déjà
d’une telle orientation. Mais le fait nouveau, qui donne son
caractère spécifique au mouvement de 2010, tient au fait que les
gouvernements occidentaux sont entrés dans une phase de
radicalisation du néolibéralisme, aux antipodes de toutes les
promesses et illusions des quelques mois qui ont suivi la crise
financière de 2008. Les discours politiques et les dissertations
savantes sur la «réforme de la finance», la «moralisation du
capitalisme», la «fin du néolibéralisme», la «gouvernance
mondiale», le «retour de l’Etat keynésien», ont débouché,
surtout en Europe, sur des «politiques d’austérité» bien
réelles, qui ont pour principe de faire rembourser par la grande
masse des salariés et des retraités les sommes engagées pour
sauver le système financier et pour relancer l’économie.
Moins
de services publics, moins de prestations sociales, moins de
fonctionnaires, plus d’impôts et moins de revenus pour le plus
grand nombre. En l’espace de deux ans, le retournement du discours
est à peu près complet: de la crise comme appel à ne pas répéter
les anciennes démissions on est vite passé à la crise comme
principal levier du renforcement des politiques néolibérales. Ces
politiques constituent toutes des moyens de tourner la crise à
l’avantage des classes qui vivent de la rente financière à
l’échelle mondiale (les «marchés financiers») et qui ont comme
priorité absolue de maintenir les conditions les plus favorables à
leur prélèvement sur la richesse, fut-ce au risque de nuire à la
croissance économique dans les vieux pays industrialisés.
Il
est à noter que les gouvernements eux-mêmes n’ont en rien caché
leur soumission à ces «marchés» et à ces «agences» qu’ils
prétendaient, il y a peu encore, vouloir soumettre à des critères
de transparence et d’honnêteté. Bien au contraire, ils n’ont eu
de cesse d’ériger ces marchés et ces agences en une force
terrifiante, ils leur ont même accordé une volonté absolue pour
mieux faire la preuve de leur propre impuissance à leur résister,
pour mieux affirmer la nécessité de leur obéir en réformant les
marchés du travail, les systèmes de santé, les universités, les
systèmes de retraite.
C’est
ici qu’il convient de rappeler que les politiques néolibérales ne
sont pas seulement des adaptations à des logiques objectives qui
s’imposeraient de l’extérieur telles des lois naturelles, mais
qu’elles s’ingénient plutôt à construire des situations comme
à renforcer des dynamiques qui obligent, par effet indirect, les
gouvernements à obéir aux conséquences des politiques antérieures
qu’ils ont eux-mêmes conduites. En un mot, les politiques
néolibérales font paraître leurs propres résultats pour des
nécessités indiscutables qui engagent à aller plus loin encore
dans la même voie. De sorte que l’opposition factice entre l’État
et le marché n’est plus d’aucune pertinence pour comprendre des
enchaînements entre les décisions politiques et les contraintes
économiques.
L’hypothèse
d’une «stratégie du choc» avancée par Naomi Klein approche de
cette réalité: toute catastrophe naturelle, toute crise économique,
tout conflit militaire, est systématiquement instrumentalisé par
les gouvernements néolibéraux pour approfondir et accélérer la
transformation des économies, des systèmes sociaux et des appareils
étatiques, à cette réserve près qu’il faut voir dans cette
stratégie moins le fruit d’une conspiration mondiale que le
développement, par voie d’autoentretien et d’autorenforcement,
d’une logique normative qui a irréversiblement modelé les
conduites et les esprits de tous ceux qui ont quelque part aux
pouvoirs politiques et économiques.
Il
est frappant de constater que la réforme sur les retraites, qui a
certes été justifiée comme en 2003 par des arguments
démographiques, a été durcie dans son contenu comme dans son
agenda par des «impératifs» qui n’avaient rien à voir avec le
vieillissement de la population, mais tenaient au creusement des
déficits engendré par la crise et le chômage, et de façon encore
plus significative, à la «crédibilité de la politique française»
aux yeux des «agences de notation» que Sarkozy prétendait mettre
au pas quelques mois auparavant.
Il
est apparu plus clairement que jamais que le gouvernement n’était
au fond que le factotum du capitalisme financier. Cela explique aussi
pourquoi la bataille contre la réforme des retraites a pris la
dimension d’une lutte sociale totale contre le néolibéralisme.
Un
mouvement interprofessionnel nourri par l’accumulation des
résistances
Le
gigantesque plan d’ajustement structurel qui s’impose au niveau
européen n’a pas été sans provoquer des mobilisations
importantes en Grèce en Espagne et au Portugal notamment, sans que
ces mouvements ne soient néanmoins parvenus à s’installer dans la
durée et encore moins à réaliser leur coordination au niveau
européen.
Il
a rencontré également une franche contestation intellectuelle de la
part d’économistes critiques, tels Stieglitz et Krugman, qui ne
cachent pas les risques déflationnistes d’une telle purge
généralisée, sans toutefois que cette critique savante soit
relayée au niveau politique.
La
situation française paraît cependant faire exception, comme ne s’y
trompe pas la presse internationale. Le mouvement social a placé la
France en pointe de la résistance. Ce n’est pas un fait nouveau,
la contestation, si elle varie d’intensité, y est continue depuis
le milieu des années 1990. Elle a mobilisé par rotation des milieux
différents et elle les a reliés aussi de plus en plus étroitement,
elle a fait sortir de leur apathie des salarié·e·s de plus en plus
nombreux à mesure que les politiques néolibérales ont pénétré
en profondeur le tissu social et la sphère du travail. 1995, 2003,
2006: le mouvement contre la réforme des retraites s’inscrit dans
cette série.
Plus
proches encore, les grandes manifestations syndicales de l’année
2008-2009, déjà conduites par une intersyndicale unitaire, ont eu
pour originalité qu’elles ne s’opposaient pas à une loi ou à
une réforme en particulier, mais qu’elles entendaient anticiper et
prévenir les mauvais coups contre le salariat. A ces grandes
séquences, il faudrait ajouter les multiples mobilisations plus
ponctuelles et plus sectorielles.
De
ce point de vue, une place toute particulière doit être faite au
long mouvement des enseignants-chercheurs durant l’hiver et le
printemps 2009, non seulement parce qu’il a montré que des
catégories professionnelles peu habituées à la rébellion ouverte
pouvaient entrer dans des formes de mobilisation durables et souvent
originales, mais aussi, et peut-être surtout, parce qu’il a fait
mûrir la conscience qu’un blocage purement sectoriel était voué
à l’échec.
De
nouvelles professions intellectuelles sont également entrées dans
des formes de dissidence. En 2008 et 2009, le monde des
psychologues, psychiatres et psychanalystes s’est dressé, par
pétitions et appels multiples, contre l’approche sécuritaire et
intrusive du gouvernement dans le domaine du soin psychique, de la
petite enfance, de la politique hospitalière, des pratiques
thérapeutiques. Plus généralement, c’est contre la
transformation qui atteint le cœur des métiers, contre la mise en
place de nouvelles techniques de pouvoir visant à réformer les
conduites, que se sont mobilisés ces derniers mois les
professionnels qui font de «l’évaluation» quantitative la cible
de leur action.
Le
scandale des techniques de management de France Telecom a joué sur
ce point un rôle de cristallisation en mettant en évidence la
violence des attaques des directions d’entreprises contre la santé
et la subjectivité des salariés.
Le
caractère de plus en plus interprofessionnel de la lutte est pour
une part le résultat d’une prise de conscience des acteurs pour
lesquels il devient de plus en plus manifeste que la transformation
imposée par les politiques de l’État relève d’une logique
globale, qu’il n’y a pas lieu de dénoncer séparément la
politique sécuritaire dirigée contre les pauvres et la mutation des
institutions d’éducation et de santé, qu’il y a là un ensemble
de mesures et de dispositifs qui visent à discipliner la population
afin de l’incorporer à la grande machine de pouvoir.
La
révolte de ces professions enseignantes, sociales, sanitaires de ces
derniers mois n’est pas d’abord ou seulement idéologique, elle
tient à l’injonction qui leur est faite de modifier leur rôle
auprès de la population, de se muer en purs agents de contrôle
social pour mieux assurer performance, compétitivité et, in
fine, profits des grandes entreprises et des groupes capitalistes.
Les
changements qui se sont opérés au sein du mouvement social et qui
sont devenus visibles à l’automne 2010 tiennent à ce que les
acteurs perçoivent mieux les rapports entre la nature du
capitalisme, ses conséquences générales et les effets très
concrets qu’ils subissent dans leur travail et dans leur vie
quotidienne. Maturité et radicalité sont ici le fruit accumulé de
toutes les mobilisations de ces dernières années, du croisement des
différentes formes de la critique sociale et politique, comme de la
fécondation réciproque des expériences vécues sur le terrain
professionnel. La concentration sur les grèves d’un jour et sur
les grandes manifestations contre la réforme des retraites sous un
angle essentiellement quantitatif tend précisément à faire oublier
que le mouvement social enferme aussi en lui des enjeux qui sont de
nature qualitative, relationnelle, subjective.
Derrière
la question des retraites l’assujettissement à la discipline du
travail
Certains
analystes l’ont bien mis en évidence, l’actuelle réforme des
retraites s’inscrit dans le prolongement de dispositifs visant à
assujettir les individus à la discipline du travail la plus féroce
qui soit.
A
cet égard, toutes les mesures autorisant l’allongement
systématique du temps de travail sont parmi les plus significatives
en ce qu’elles relèvent d’une véritable «inversion
de la hiérarchie des normes sociales. [].
La réforme élaborée en 2003 par François Fillon, alors ministre
du travail et des affaires sociales, a en effet permis que, sous
certaines conditions, l’accord d’entreprise déroge aux accords
de branche ou même aux normes prévues par la loi. Depuis 2007, le
dispositif du «forfait jour», qui s’applique en particulier aux
cadres, a permis que des accords d’entreprises puissent porter le
nombre annuel de jours travaillés au-delà du seuil des 235 jours
fixés par la loi [].
On
tient là un parfait exemple de ce que Michel Foucault appelle une
«utilisation tacticienne» de la loi par laquelle la loi autorise et
organise par avance son propre contournement au nom d’une norme
sociale implicite tenue pour supérieure à la loi elle-même.
Cette
norme sociale, qui est très prosaïquement celle de la discipline du
travail, ne concerne pas seulement le temps annuel de travail dans
son rapport au temps libre, elle s’applique également à la sphère
du travail elle-même et à son organisation interne. On sait que la
loi de modernisation du marché du travail a instauré les fameux «contrats
de mission» ou contrats temporaires qui mettent à bas le droit du licenciement
et organisent la précarité [].
Mais on aurait tort de n’y voir qu’une pièce isolée.
De
nombreux travaux, dont ceux de Danièle Linhardt, ont bien montré
les transformations introduites par les nouvelles stratégies de
management dans le privé comme dans le public: ruptures des
collectifs, individualisation, précarisation, insécurisation
psychologique. «Mettre
le personnel sous tension permanente»,
tel est le secret des nouvelles techniques de pouvoir. Si le
triptyque «objectifs
quantifiés, évaluation individualisée, primes au mérite» est devenu l’outil privilégié des directions, jusque dans les
institutions publiques, c’est parce qu’il permet de mieux «tenir» les individus, de les faire courir toujours plus vite, de les mettre
en concurrence les uns avec les autres, de leur faire intérioriser
la logique de compétition afin qu’ils s’imposent à eux-mêmes
les objectifs de rentabilité financière des actionnaires.
Allongement
de la durée annuelle du travail, report de l’âge légal du départ
à la retraite en forçant sous peine de pénalité les salarié·e·s
à travailler jusqu’à 65 ans, postes non remplacés, pression
accrue exercée sur les salariés par les techniques d’évaluation
les plus perverses, tout converge dans un même sens qui est de
retirer aux salariés toute possibilité de contrôle sur
l’organisation du temps de leur propre vie (entre-temps de travail
et temps de loisir, etc.) pour en faire des appendices de la machine
de pouvoir condamnés à travailler jusqu’à l’épuisement.
Ce
qui était encore dissimulé sous le «volontarisme» des heures
supplémentaires défiscalisées apparaît à présent au grand jour:
il s’agit de saturer la totalité de la vie individuelle par les
contraintes du travail afin de transformer le rapport de l’individu
à sa propre vie en transformant son rapport au travail. Il y a là
une logique qui, pour relever indiscutablement du façonnage de la
force de travail analysé par Marx dans le livre I du Capital,
n’emprunte pas pour autant la voie classique de l’extorsion de la
plus-value absolue: car c’est désormais le sujet lui-même qui est
requis de se penser et de se conduire, dans toute l’extension de sa
vie, comme valeur à valoriser.
Les
modes de résistance se sont d’ores et déjà adaptés aux
dispositifs mis en œuvre dans les entreprises et dans les
administrations. Invoquer pour en rendre compte des catégories comme
celle de la «désobéissance civile» revient à céder à une
illusion de perspective. La désobéissance pratiquée aujourd’hui
est, au moins dans ses formes les plus radicales, l’amorce d’un
soulèvement politique contre les normes. Elle relève d’un acte
éthique et politique qui consiste à refuser de se faire soi-même
l’agent de son propre asservissement et de celui des autres.
En
ce sens, elle est de l’ordre de ce que Michel Foucault appelait une
«contre-conduite»: soit un refus qui prend la forme d’une
conduite opposant aux normes du pouvoir d’autres normes, par
exemple opposant à la concurrence des individus la mise en commun
des pratiques. Dès lors que la logique normative vise à fabriquer
des subjectivités comptables et compétitives, coupables et
consentantes, le champ entier des phénomènes subjectifs devient
l’un des terrains privilégiés où se joue la lutte sociale. Aussi
doit-on saluer la pertinence de la formule qui s’est répandue
comme une traînée de poudre dans les dernières manifestations
contre la réforme des retraites: «Je lutte des classes».
Il
serait fallacieux d’y lire, à la suite de certains commentateurs
empressés, une proclamation d’«individualisme» se dissimulant
derrière une incantation purement rhétorique visant à la
résurrection nostalgique d’un passé révolu. Utiliser la première
personne du singulier pour décliner une lutte dont la dimension est
nécessairement collective, ce n’est pas nier cette dimension,
c’est indiquer que celle-ci ne saurait en aucun cas s’imposer
d’en haut, comme si chacun était sommé de choisir entre des
«blocs» dont les contours seraient déjà dessinés indépendamment
de sa propre action à lui.
La
fortune de cette formule est en particulier révélatrice d’une
nouvelle configuration des forces sociales dans laquelle aucune
«avant-garde» ne joue plus le rôle d’entraînement
traditionnellement dévolu à certaines catégories. Plus largement,
le «Je» de la formule exprime la conscience que désormais la
«lutte de classes» concerne le terrain subjectif lui-même à
mesure que les nouvelles formes de pouvoir au travail mobilisent et
façonnent les subjectivités, et aussi que le collectif ne se
construira que par un engagement de la subjectivité individuelle
dans l’action commune.
Le
blocage total comme seule réponse à l’innégociable
Par
certains côtés le mouvement pourrait sembler très classique: à
une réforme gouvernementale s’oppose une mobilisation syndicale.
Pourtant, la rupture est encore plus nette qu’en 2006, pour le CPE
[Contrat première embauche], et même plus qu’en 2003: le pouvoir
ne transige pas comme il le faisait devant une mobilisation, il fait
mine d’incarner un processus inéluctable et irrésistible, inscrit
dans la marche même du monde comme sa raison la plus implacable. Il
ne saurait y avoir de «Grenelle» [allusion à la négociation des
25 et 26 mai 1968] que voulu et dirigé unilatéralement par le
pouvoir au nom de cette «raison», non pas en fonction d’un
rapport de forces.
«Non
négociable», tel est justement le premier et le dernier mot de ce
pouvoir sarkozyste, ce qui n’est pas sans bousculer le rôle
problématique des syndicats dans la nouvelle situation. Car il
importe ici de rappeler que les règles ont changé: les syndicats
sont considérés moins comme des «partenaires sociaux» avec
lesquels il convient de négocier un «partage des bénéfices» que
comme des «accompagnateurs» et des «relais» de la nouvelle
rationalité.
A
défaut d’accepter ce rôle, ils ne sont plus alors regardés que
comme des obstacles à la saine raison du marché. Le pouvoir les met
alors au défi «d’aller jusqu’au bout» afin de les affaiblir
[].
Tout ou rien. Telle était bien la recommandation la plus constante
des sociétaires du Mont-Pèlerin dirigé par Hayek. Ce dernier, lors
de la première séance de la société d'avril 1947 dont le thème
était «Entreprise "libre" et ordre concurrentiel», il
faisait des syndicats une cible privilégiée de la construction d’un
ordre de la concurrence: «S'il
y a un seul espoir de revenir à une économie libre, la question de
comment la force des syndicats peut être délimitée de façon
appropriée aussi bien dans la loi que dans les faits est un des
thèmes les plus importants de tous ceux auxquels nous devons dédier
notre attention» [].
On
oublie à cet égard trop souvent que les néolibéraux sont tout
autant les ennemis des impôts que de l’organisation des salariés
en lesquels ils ne voient que des monopoles dangereux qui créent du
chômage. Cette rupture dans le «jeu
entre partenaires sociaux»,
qui a déjà eu lieu aux Etats-Unis et en Angleterre, est aujourd’hui
le fait d’un président qui en a fait une marque d’originalité.
A
cet égard, il vaut la peine de rappeler que le dispositif de
réquisition expérimenté pendant le mouvement contre les salariés
des raffineries a été mis au point en 2003 par Nicolas Sarkozy
lui-même, alors ministre de l’Intérieur. La réquisition par les
préfets a pu ainsi être étendue à «tout
bien et service», comme à «toute
personne nécessaire au fonctionnement de ce service ou à l’usage
de ce bien»,
et ce au nom de la «tranquillité et de la sécurité publiques».
C’est dire à quel point l’actuelle action de guerre sociale a
fait en amont l’objet d’une préparation minutieuse.
Dans
ces conditions, on comprend que le blocage s’impose comme la seule
réponse à la nouvelle pratique gouvernementale de l’innégociable.
On se tromperait à ne voir dans la multiplicité des actions qui ont
été menées ces dernières semaines qu’une forme inaccomplie et
inaboutie de la grève générale reconductible que les éléments et
les groupes les plus radicaux brandissent contre la mollesse supposée
des directions syndicales.
Ce
qui fait de plus en plus son chemin, c’est l’idée que l’on
peut parvenir à tout bloquer sans avoir à déclencher une grève
générale. Le blocage était jusqu’à présent un effet de la
lutte de certains secteurs: cheminots, travailleurs de la route, etc.
Il avait d’ailleurs fait preuve de son efficacité à plusieurs
reprises, en particulier en 1995, quoique dans un contexte fort
différent. Dans le milieu universitaire et chez les lycéens, le
blocage est devenu non seulement une forme normale d’action pour
interrompre le fonctionnement des cours, mais un mode d’intervention
hors des murs de la fac: trains, autoroutes, villes même, ont été
ainsi les cibles des blocages étudiants et lycéens.
L’originalité
du mouvement de l’automne 2010 est que le blocage est devenu un
moyen de lutte interprofessionnel visant à interrompre les flux de
circulation indispensables à une économie et à une société qui
ne peuvent fonctionner sans la circulation des voitures, des camions,
des avions, des trains. Les blocages des dépôts de carburant, des
gares et des aéroports, au niveau local, n’ont pas été le fait
des seuls travailleurs des secteurs concernés, mais des modes
d’action réfléchis en fonction de leur impact sur les flux et
organisés sur une base interprofessionnelle. Que l’on pense en
particulier à cette pratique exemplaire des piquets
interprofessionnels aux portes des raffineries. Il ne s’agit plus,
comme dans la grève classique, d’interrompre le travail et la
production d’une usine ou d’une administration particulières,
dans la mesure où, comme le disait Sarkozy et comme le pensent
beaucoup de salariés,
«ça ne se voit pas»,
et donc «ça
ne sert à rien».
Pourquoi
en effet perdre des jours de salaires en pure perte ? Le blocage
ne consiste pas non plus à faire le siège des lieux ou des symboles
du pouvoir: préfecture, mairie, commissariat, ou encore locaux du
Medef ou chambres du commerce, locaux du parti au pouvoir, etc. sont
délaissés par les manifestants comme si le pouvoir n’était plus
là. Bloquer, c’est interrompre les flux à certains points
névralgiques, c’est investir les carrefours routiers, les gares de
triage, les aéroports, les dépôts de raffinerie.
La
lutte sociale totale ne vise pas tant à obtenir des «avancées
sociales», des progrès, ou des salaires plus élevés qu’à
bloquer ce qui est donné comme l’inéluctable et l’imparable,
qu’à faire échec à une logique censée s’imposer d’elle-même
par la seule «force des choses».
Avec la pratique du blocage
s’inventent donc des formes de lutte et des façons communes de
résister en adéquation avec la perception du caractère total de la
rationalité néolibérale, en même temps que se cherche et
s’élabore une réponse aux moyens coercitifs employés par le
pouvoir pour rendre la grève inefficace: services minimums,
réquisitions des travailleurs, etc.
Et
s’il est vrai que dans une lutte stratégique les leçons tirées
de l’expérience importent au moins autant que les résultats
immédiats, pour autant qu’elles sont traduites et transmises en
termes de conscience collective, alors on a toutes raisons de penser
que le mouvement de l’automne 2010 n’est pas défait, mais
seulement suspendu.
.
Maurice Merleau-Ponty, Les aventures de la dialectique, Œuvres,
Quarto Gallimard, 2010, p. 616.
.
Présentation du projet de loi en faveur du travail, de l’emploi
et du pouvoir d’achat, Assemblée nationale, 2007.
.
«There’s class warfare, all right, but it’s my class, the rich
class, that’s making war, and we’re winning», cité par BEN
STEIN, «Class Warfare, Guess Which Class Is Winning», The
New York Times,
November 26, 2006.
.
Le succès public des travaux sociologiques de Michel Pinçon et de
Monique Pinçon-Charlot (cf. Le
Président des riches)
montre suffisamment que le pouvoir sarkozyste, par sa stratégie
«décomplexée» de restauration de l’argent comme valeur
suprême, a grandement favorisé le déchiffrement «à livre
ouvert» des inégalités grandissantes entre les classes sociales
en France et le rétablissement d’un discours social dans lequel
les mots de «classe», de «capitalisme», ou le nom de «Marx»,
ne sont plus tabous.
.
Selon l’expression de Laurent Mauduit dans Médiapart (15 novembre 2010): «Sarkozy change d’équipe, pas de
politique sociale».
.
Laurent
Mauduit montre bien ce que ce seuil signifie déjà en lui-même
comme régression sociale: on l’obtient en retirant des 365 jours
de l’année les 25 jours de congés annuels légaux, les 104
samedis et dimanches et le 1er mai. Il s’agit donc de donner
aux entreprises la possibilité de faire travailler leurs cadres
tous les autres jours fériés de l’année.
.
Ibid.
.
On se reportera ici au livre de Rick Fantasia et de Kim Voss, sur la
lutte des directions d’entreprises et du gouvernement américain
contre les organisations syndicales: Des
syndicats domestiqués Répression patronale et résistance
syndicale aux Etats-Unis,
Raisons d’agir, 2003.
.
Citée par Richard Cockett, Thinking the Unthinkable - Thinks-Tanks
and the Economic Counter-Revolution 1931-1983,
Harper Collins Publishers, 1994, p. 114 (repris par
Charles-André Udry, «Von Hayek: des postulats largement diffusés,
un pèlerin prosélyte»).
(16 décembre 2010)
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