France Le retour de la guerre sociale Pierre Dardot et Christian Laval Le fait incontestablement nouveau est que plus personne ne conteste que la lutte de classes a fait son grand retour en France. Certes depuis quelques années, il se disait ici et là qu’avec le chômage, la précarité et la pauvreté, la «question sociale» se reposait, et certains audacieux prétendaient même que les classes n’avaient pas totalement disparu du paysage. Le courage académique n’allait pas toujours jusqu'à tenir que, s’il existait toujours des classes, il y avait aussi une «lutte des classes, comme le faisait si simplement remarquer un philosophe comme Merleau-Ponty: «Il y a une lutte des classes et il faut qu'il y en ait une, puisqu'il y a, et tant qu'il y a, des classes» [1]. Par la voix de Christine Lagarde [ministre de l’Economie, des Finances et de l’ Industrie], le gouvernement Fillon avait lui-même donné le ton au début du quinquennat en reléguant la lutte des classes au musée des archaïsmes: «La lutte des classes, c’est une idée essentielle. Essentielle pour les manuels d’histoire. Il faudra certainement un jour en enseigner les aspects positifs. Mais en attendant, elle n’est plus d’aucune utilité pour comprendre notre société.»[2] L’ironie du sort est que le grand retour de la lutte des classes est d’abord dû à la guerre ouverte et déclarée méthodiquement conduite par le gouvernement contre les travailleurs salariés. Marx avait déjà averti que si la lutte des classes est bien une guerre, qu’il faut penser comme toute guerre en termes de stratégie, cette guerre est d’abord le fait du capital et de ses représentants. A tous ceux qui l’avaient oublié, le milliardaire américain Warren Buffet l’avait rappelé depuis quelques années en mettant les points sur les i: «Il y a une guerre de classe, c’est certain, mais c’est ma classe, la classe riche qui fait la guerre et nous sommes en train de la gagner»[3]. Il oubliait dans sa jubilation que, si ceux à qui l’on fait cette guerre de classe venaient à s’en apercevoir un jour et à trouver les moyens de s’y opposer, les choses pourraient tourner autrement. C’est bien ce que signifie en profondeur le mouvement social en France de la fin 2010. L’enjeu d’aujourd’hui n’est certes pas pour le «prolétariat» de prendre le pouvoir, selon la dramaturgie ancienne de la Révolution, mais il est pour tous les salariés de parvenir à bloquer la machine de pouvoir du néolibéralisme. «Blocage»: tel est en effet le maître mot du mouvement, le dénominateur commun des nombreuses actions locales auxquelles il a donné lieu, l’horizon des luttes futures. Comment arrêter un processus de transformation de la société qui a commencé voici une trentaine d’années, qui fait de plus en plus sentir ses effets au travail, mais aussi dans tous les domaines de l’existence, et qui paraît détruire les ressorts et les principes les plus profonds de la vie sociale ? Cette question n’est bien sûr pas nouvelle, mais ce qui est nouveau en revanche, c’est qu’elle commence à trouver des réponses qui sont à la hauteur de sa nouveauté. De l’usage de la crise comme instrument de légitimation de la guerre de classe En même temps qu’elle jouait comme à son habitude sur les arguments «raisonnables» et «réalistes» mis en scène par des experts disposés à la servir, la droite française n’a pu s’empêcher ces dernières années d’exposer sans complexe et au grand jour les avantages qu’elle accorde aux «amis» et aux «parents», les passe-droits de toute nature, la corruption la plus vile, les multiples intérêts croisés qui dessinent les frontières de plus en plus visibles d’une oligarchie, la brutalité idéologique et la stigmatisation des «populations à risque». Le «bouclier fiscal», qui couronne deux décennies d’allégements fiscaux pour les bénéficiaires des plus hauts revenus, est devenu ainsi le symbole de l’avidité irréfragable de richesses illimitées, et d’une politique qui substitue la protection fiscale des plus riches à la protection sociale des plus pauvres. Les apparences «républicaines» du régime, les références à «l’intérêt général», enfin tout ce que la droite classique – aujourd’hui incarnée par Dominique de Villepin [Premier ministre sous Chirac de 2005 à 2007] et hier par François Bayrou [Ministre de l’Education sous les gouvernements de Balladur et Juppé, animateur du centriste MoDem] pouvait opposer à la contestation du système économique et politique – a été remplacé par l’exhibition sans scrupule de la réussite individuelle, par l’autosatisfaction collective des parvenus, par le cynisme le plus brutal des riches, par la force policière contre les plus faibles et par la vulgarité généralisée dans tous les domaines. La vitrine des beaux principes est brisée, et c’est la droite sarkozyste qui a joué les casseurs. Sarkozy, après avoir été pour la droite le magicien de 2007 qui a réussi à rallier une fraction de l’électorat populaire, fait aujourd’hui figure d’apprenti sorcier dangereux [4]. Mais s’arrêter au sarkozysme ou à Sarkozy lui-même reviendrait à privilégier abusivement un seul aspect, certes important, de la contestation sociale et politique actuelle. Car le gouvernement sarkozyste n’est jamais que la filiale locale d’un «consortium» politique plus ancien et plus vaste. On ne peut oublier que le démantèlement progressif des institutions de l’État social et éducateur a commencé bien avant 2007 et que la mise en question du système des retraites, la baisse progressive des pensions dans le privé comme dans le public, en même temps que l’allongement de l’âge au travail, ne constituent pas des orientations spécifiquement françaises, mais s’inscrivent dans une politique générale, en particulier à l’échelle de l’Europe. La «stratégie de Lisbonne» élaborée au Conseil européen de mars 2000, à laquelle ont largement œuvré les partis socialistes européens, a défini comme priorité des gouvernements l’augmentation de la part des actifs dans les tranches d’âge des «seniors» et l’allongement de la durée de cotisation. Les embarras et les hypocrisies du parti socialiste français ne prennent tout leur sens que si l’on se rappelle des engagements pris alors par un Lionel Jospin, premier ministre, et une Martine Aubry, ministre du travail… On peut ainsi comprendre que les personnes interrogées dans les sondages d’opinion, qui n’ont pas la mémoire aussi courte qu’on le pense parfois, jugent que la gauche, si elle revenait au pouvoir, ne ferait pas autre chose que la droite ! Ce grand compromis historique entre la «nouvelle droite» et la gauche de la «troisième voie» marquait le triomphe d’un néolibéralisme «à l’européenne». La réforme des retraites de 2003, sur laquelle le parti socialiste et la CFDT n’entendent pas revenir, relevait déjà d’une telle orientation. Mais le fait nouveau, qui donne son caractère spécifique au mouvement de 2010, tient au fait que les gouvernements occidentaux sont entrés dans une phase de radicalisation du néolibéralisme, aux antipodes de toutes les promesses et illusions des quelques mois qui ont suivi la crise financière de 2008. Les discours politiques et les dissertations savantes sur la «réforme de la finance», la «moralisation du capitalisme», la «fin du néolibéralisme», la «gouvernance mondiale», le «retour de l’Etat keynésien», ont débouché, surtout en Europe, sur des «politiques d’austérité» bien réelles, qui ont pour principe de faire rembourser par la grande masse des salariés et des retraités les sommes engagées pour sauver le système financier et pour relancer l’économie. Moins de services publics, moins de prestations sociales, moins de fonctionnaires, plus d’impôts et moins de revenus pour le plus grand nombre. En l’espace de deux ans, le retournement du discours est à peu près complet: de la crise comme appel à ne pas répéter les anciennes démissions on est vite passé à la crise comme principal levier du renforcement des politiques néolibérales. Ces politiques constituent toutes des moyens de tourner la crise à l’avantage des classes qui vivent de la rente financière à l’échelle mondiale (les «marchés financiers») et qui ont comme priorité absolue de maintenir les conditions les plus favorables à leur prélèvement sur la richesse, fut-ce au risque de nuire à la croissance économique dans les vieux pays industrialisés. Il est à noter que les gouvernements eux-mêmes n’ont en rien caché leur soumission à ces «marchés» et à ces «agences» qu’ils prétendaient, il y a peu encore, vouloir soumettre à des critères de transparence et d’honnêteté. Bien au contraire, ils n’ont eu de cesse d’ériger ces marchés et ces agences en une force terrifiante, ils leur ont même accordé une volonté absolue pour mieux faire la preuve de leur propre impuissance à leur résister, pour mieux affirmer la nécessité de leur obéir en réformant les marchés du travail, les systèmes de santé, les universités, les systèmes de retraite. C’est ici qu’il convient de rappeler que les politiques néolibérales ne sont pas seulement des adaptations à des logiques objectives qui s’imposeraient de l’extérieur telles des lois naturelles, mais qu’elles s’ingénient plutôt à construire des situations comme à renforcer des dynamiques qui obligent, par effet indirect, les gouvernements à obéir aux conséquences des politiques antérieures qu’ils ont eux-mêmes conduites. En un mot, les politiques néolibérales font paraître leurs propres résultats pour des nécessités indiscutables qui engagent à aller plus loin encore dans la même voie. De sorte que l’opposition factice entre l’État et le marché n’est plus d’aucune pertinence pour comprendre des enchaînements entre les décisions politiques et les contraintes économiques. L’hypothèse d’une «stratégie du choc» avancée par Naomi Klein approche de cette réalité: toute catastrophe naturelle, toute crise économique, tout conflit militaire, est systématiquement instrumentalisé par les gouvernements néolibéraux pour approfondir et accélérer la transformation des économies, des systèmes sociaux et des appareils étatiques, à cette réserve près qu’il faut voir dans cette stratégie moins le fruit d’une conspiration mondiale que le développement, par voie d’autoentretien et d’autorenforcement, d’une logique normative qui a irréversiblement modelé les conduites et les esprits de tous ceux qui ont quelque part aux pouvoirs politiques et économiques. Il est frappant de constater que la réforme sur les retraites, qui a certes été justifiée comme en 2003 par des arguments démographiques, a été durcie dans son contenu comme dans son agenda par des «impératifs» qui n’avaient rien à voir avec le vieillissement de la population, mais tenaient au creusement des déficits engendré par la crise et le chômage, et de façon encore plus significative, à la «crédibilité de la politique française» aux yeux des «agences de notation» que Sarkozy prétendait mettre au pas quelques mois auparavant. Il est apparu plus clairement que jamais que le gouvernement n’était au fond que le factotum du capitalisme financier. Cela explique aussi pourquoi la bataille contre la réforme des retraites a pris la dimension d’une lutte sociale totale contre le néolibéralisme. Un mouvement interprofessionnel nourri par l’accumulation des résistances Le gigantesque plan d’ajustement structurel qui s’impose au niveau européen n’a pas été sans provoquer des mobilisations importantes en Grèce en Espagne et au Portugal notamment, sans que ces mouvements ne soient néanmoins parvenus à s’installer dans la durée et encore moins à réaliser leur coordination au niveau européen. Il a rencontré également une franche contestation intellectuelle de la part d’économistes critiques, tels Stieglitz et Krugman, qui ne cachent pas les risques déflationnistes d’une telle purge généralisée, sans toutefois que cette critique savante soit relayée au niveau politique. La situation française paraît cependant faire exception, comme ne s’y trompe pas la presse internationale. Le mouvement social a placé la France en pointe de la résistance. Ce n’est pas un fait nouveau, la contestation, si elle varie d’intensité, y est continue depuis le milieu des années 1990. Elle a mobilisé par rotation des milieux différents et elle les a reliés aussi de plus en plus étroitement, elle a fait sortir de leur apathie des salarié·e·s de plus en plus nombreux à mesure que les politiques néolibérales ont pénétré en profondeur le tissu social et la sphère du travail. 1995, 2003, 2006: le mouvement contre la réforme des retraites s’inscrit dans cette série. Plus proches encore, les grandes manifestations syndicales de l’année 2008-2009, déjà conduites par une intersyndicale unitaire, ont eu pour originalité qu’elles ne s’opposaient pas à une loi ou à une réforme en particulier, mais qu’elles entendaient anticiper et prévenir les mauvais coups contre le salariat. A ces grandes séquences, il faudrait ajouter les multiples mobilisations plus ponctuelles et plus sectorielles. De ce point de vue, une place toute particulière doit être faite au long mouvement des enseignants-chercheurs durant l’hiver et le printemps 2009, non seulement parce qu’il a montré que des catégories professionnelles peu habituées à la rébellion ouverte pouvaient entrer dans des formes de mobilisation durables et souvent originales, mais aussi, et peut-être surtout, parce qu’il a fait mûrir la conscience qu’un blocage purement sectoriel était voué à l’échec. De nouvelles professions intellectuelles sont également entrées dans des formes de dissidence. En 2008 et 2009, le monde des psychologues, psychiatres et psychanalystes s’est dressé, par pétitions et appels multiples, contre l’approche sécuritaire et intrusive du gouvernement dans le domaine du soin psychique, de la petite enfance, de la politique hospitalière, des pratiques thérapeutiques. Plus généralement, c’est contre la transformation qui atteint le cœur des métiers, contre la mise en place de nouvelles techniques de pouvoir visant à réformer les conduites, que se sont mobilisés ces derniers mois les professionnels qui font de «l’évaluation» quantitative la cible de leur action. Le scandale des techniques de management de France Telecom a joué sur ce point un rôle de cristallisation en mettant en évidence la violence des attaques des directions d’entreprises contre la santé et la subjectivité des salariés. Le caractère de plus en plus interprofessionnel de la lutte est pour une part le résultat d’une prise de conscience des acteurs pour lesquels il devient de plus en plus manifeste que la transformation imposée par les politiques de l’État relève d’une logique globale, qu’il n’y a pas lieu de dénoncer séparément la politique sécuritaire dirigée contre les pauvres et la mutation des institutions d’éducation et de santé, qu’il y a là un ensemble de mesures et de dispositifs qui visent à discipliner la population afin de l’incorporer à la grande machine de pouvoir. La révolte de ces professions enseignantes, sociales, sanitaires de ces derniers mois n’est pas d’abord ou seulement idéologique, elle tient à l’injonction qui leur est faite de modifier leur rôle auprès de la population, de se muer en purs agents de contrôle social pour mieux assurer performance, compétitivité et, in fine, profits des grandes entreprises et des groupes capitalistes. Les changements qui se sont opérés au sein du mouvement social et qui sont devenus visibles à l’automne 2010 tiennent à ce que les acteurs perçoivent mieux les rapports entre la nature du capitalisme, ses conséquences générales et les effets très concrets qu’ils subissent dans leur travail et dans leur vie quotidienne. Maturité et radicalité sont ici le fruit accumulé de toutes les mobilisations de ces dernières années, du croisement des différentes formes de la critique sociale et politique, comme de la fécondation réciproque des expériences vécues sur le terrain professionnel. La concentration sur les grèves d’un jour et sur les grandes manifestations contre la réforme des retraites sous un angle essentiellement quantitatif tend précisément à faire oublier que le mouvement social enferme aussi en lui des enjeux qui sont de nature qualitative, relationnelle, subjective. Derrière la question des retraites l’assujettissement à la discipline du travail Certains analystes l’ont bien mis en évidence, l’actuelle réforme des retraites s’inscrit dans le prolongement de dispositifs visant à assujettir les individus à la discipline du travail la plus féroce qui soit. A cet égard, toutes les mesures autorisant l’allongement systématique du temps de travail sont parmi les plus significatives en ce qu’elles relèvent d’une véritable «inversion de la hiérarchie des normes sociales. [5]. La réforme élaborée en 2003 par François Fillon, alors ministre du travail et des affaires sociales, a en effet permis que, sous certaines conditions, l’accord d’entreprise déroge aux accords de branche ou même aux normes prévues par la loi. Depuis 2007, le dispositif du «forfait jour», qui s’applique en particulier aux cadres, a permis que des accords d’entreprises puissent porter le nombre annuel de jours travaillés au-delà du seuil des 235 jours fixés par la loi [6]. On tient là un parfait exemple de ce que Michel Foucault appelle une «utilisation tacticienne» de la loi par laquelle la loi autorise et organise par avance son propre contournement au nom d’une norme sociale implicite tenue pour supérieure à la loi elle-même. Cette norme sociale, qui est très prosaïquement celle de la discipline du travail, ne concerne pas seulement le temps annuel de travail dans son rapport au temps libre, elle s’applique également à la sphère du travail elle-même et à son organisation interne. On sait que la loi de modernisation du marché du travail a instauré les fameux «contrats de mission» ou contrats temporaires qui mettent à bas le droit du licenciement et organisent la précarité [7]. Mais on aurait tort de n’y voir qu’une pièce isolée. De nombreux travaux, dont ceux de Danièle Linhardt, ont bien montré les transformations introduites par les nouvelles stratégies de management dans le privé comme dans le public: ruptures des collectifs, individualisation, précarisation, insécurisation psychologique. «Mettre le personnel sous tension permanente», tel est le secret des nouvelles techniques de pouvoir. Si le triptyque «objectifs quantifiés, évaluation individualisée, primes au mérite» est devenu l’outil privilégié des directions, jusque dans les institutions publiques, c’est parce qu’il permet de mieux «tenir» les individus, de les faire courir toujours plus vite, de les mettre en concurrence les uns avec les autres, de leur faire intérioriser la logique de compétition afin qu’ils s’imposent à eux-mêmes les objectifs de rentabilité financière des actionnaires. Allongement de la durée annuelle du travail, report de l’âge légal du départ à la retraite en forçant sous peine de pénalité les salarié·e·s à travailler jusqu’à 65 ans, postes non remplacés, pression accrue exercée sur les salariés par les techniques d’évaluation les plus perverses, tout converge dans un même sens qui est de retirer aux salariés toute possibilité de contrôle sur l’organisation du temps de leur propre vie (entre-temps de travail et temps de loisir, etc.) pour en faire des appendices de la machine de pouvoir condamnés à travailler jusqu’à l’épuisement. Ce qui était encore dissimulé sous le «volontarisme» des heures supplémentaires défiscalisées apparaît à présent au grand jour: il s’agit de saturer la totalité de la vie individuelle par les contraintes du travail afin de transformer le rapport de l’individu à sa propre vie en transformant son rapport au travail. Il y a là une logique qui, pour relever indiscutablement du façonnage de la force de travail analysé par Marx dans le livre I du Capital, n’emprunte pas pour autant la voie classique de l’extorsion de la plus-value absolue: car c’est désormais le sujet lui-même qui est requis de se penser et de se conduire, dans toute l’extension de sa vie, comme valeur à valoriser. Les modes de résistance se sont d’ores et déjà adaptés aux dispositifs mis en œuvre dans les entreprises et dans les administrations. Invoquer pour en rendre compte des catégories comme celle de la «désobéissance civile» revient à céder à une illusion de perspective. La désobéissance pratiquée aujourd’hui est, au moins dans ses formes les plus radicales, l’amorce d’un soulèvement politique contre les normes. Elle relève d’un acte éthique et politique qui consiste à refuser de se faire soi-même l’agent de son propre asservissement et de celui des autres. En ce sens, elle est de l’ordre de ce que Michel Foucault appelait une «contre-conduite»: soit un refus qui prend la forme d’une conduite opposant aux normes du pouvoir d’autres normes, par exemple opposant à la concurrence des individus la mise en commun des pratiques. Dès lors que la logique normative vise à fabriquer des subjectivités comptables et compétitives, coupables et consentantes, le champ entier des phénomènes subjectifs devient l’un des terrains privilégiés où se joue la lutte sociale. Aussi doit-on saluer la pertinence de la formule qui s’est répandue comme une traînée de poudre dans les dernières manifestations contre la réforme des retraites: «Je lutte des classes». Il serait fallacieux d’y lire, à la suite de certains commentateurs empressés, une proclamation d’«individualisme» se dissimulant derrière une incantation purement rhétorique visant à la résurrection nostalgique d’un passé révolu. Utiliser la première personne du singulier pour décliner une lutte dont la dimension est nécessairement collective, ce n’est pas nier cette dimension, c’est indiquer que celle-ci ne saurait en aucun cas s’imposer d’en haut, comme si chacun était sommé de choisir entre des «blocs» dont les contours seraient déjà dessinés indépendamment de sa propre action à lui. La fortune de cette formule est en particulier révélatrice d’une nouvelle configuration des forces sociales dans laquelle aucune «avant-garde» ne joue plus le rôle d’entraînement traditionnellement dévolu à certaines catégories. Plus largement, le «Je» de la formule exprime la conscience que désormais la «lutte de classes» concerne le terrain subjectif lui-même à mesure que les nouvelles formes de pouvoir au travail mobilisent et façonnent les subjectivités, et aussi que le collectif ne se construira que par un engagement de la subjectivité individuelle dans l’action commune. Le blocage total comme seule réponse à l’innégociable Par certains côtés le mouvement pourrait sembler très classique: à une réforme gouvernementale s’oppose une mobilisation syndicale. Pourtant, la rupture est encore plus nette qu’en 2006, pour le CPE [Contrat première embauche], et même plus qu’en 2003: le pouvoir ne transige pas comme il le faisait devant une mobilisation, il fait mine d’incarner un processus inéluctable et irrésistible, inscrit dans la marche même du monde comme sa raison la plus implacable. Il ne saurait y avoir de «Grenelle» [allusion à la négociation des 25 et 26 mai 1968] que voulu et dirigé unilatéralement par le pouvoir au nom de cette «raison», non pas en fonction d’un rapport de forces. «Non négociable», tel est justement le premier et le dernier mot de ce pouvoir sarkozyste, ce qui n’est pas sans bousculer le rôle problématique des syndicats dans la nouvelle situation. Car il importe ici de rappeler que les règles ont changé: les syndicats sont considérés moins comme des «partenaires sociaux» avec lesquels il convient de négocier un «partage des bénéfices» que comme des «accompagnateurs» et des «relais» de la nouvelle rationalité. A défaut d’accepter ce rôle, ils ne sont plus alors regardés que comme des obstacles à la saine raison du marché. Le pouvoir les met alors au défi «d’aller jusqu’au bout» afin de les affaiblir [8]. Tout ou rien. Telle était bien la recommandation la plus constante des sociétaires du Mont-Pèlerin dirigé par Hayek. Ce dernier, lors de la première séance de la société d'avril 1947 dont le thème était «Entreprise "libre" et ordre concurrentiel», il faisait des syndicats une cible privilégiée de la construction d’un ordre de la concurrence: «S'il y a un seul espoir de revenir à une économie libre, la question de comment la force des syndicats peut être délimitée de façon appropriée aussi bien dans la loi que dans les faits est un des thèmes les plus importants de tous ceux auxquels nous devons dédier notre attention» [9]. On oublie à cet égard trop souvent que les néolibéraux sont tout autant les ennemis des impôts que de l’organisation des salariés en lesquels ils ne voient que des monopoles dangereux qui créent du chômage. Cette rupture dans le «jeu entre partenaires sociaux», qui a déjà eu lieu aux Etats-Unis et en Angleterre, est aujourd’hui le fait d’un président qui en a fait une marque d’originalité. A cet égard, il vaut la peine de rappeler que le dispositif de réquisition expérimenté pendant le mouvement contre les salariés des raffineries a été mis au point en 2003 par Nicolas Sarkozy lui-même, alors ministre de l’Intérieur. La réquisition par les préfets a pu ainsi être étendue à «tout bien et service», comme à «toute personne nécessaire au fonctionnement de ce service ou à l’usage de ce bien», et ce au nom de la «tranquillité et de la sécurité publiques». C’est dire à quel point l’actuelle action de guerre sociale a fait en amont l’objet d’une préparation minutieuse. Dans ces conditions, on comprend que le blocage s’impose comme la seule réponse à la nouvelle pratique gouvernementale de l’innégociable. On se tromperait à ne voir dans la multiplicité des actions qui ont été menées ces dernières semaines qu’une forme inaccomplie et inaboutie de la grève générale reconductible que les éléments et les groupes les plus radicaux brandissent contre la mollesse supposée des directions syndicales. Ce qui fait de plus en plus son chemin, c’est l’idée que l’on peut parvenir à tout bloquer sans avoir à déclencher une grève générale. Le blocage était jusqu’à présent un effet de la lutte de certains secteurs: cheminots, travailleurs de la route, etc. Il avait d’ailleurs fait preuve de son efficacité à plusieurs reprises, en particulier en 1995, quoique dans un contexte fort différent. Dans le milieu universitaire et chez les lycéens, le blocage est devenu non seulement une forme normale d’action pour interrompre le fonctionnement des cours, mais un mode d’intervention hors des murs de la fac: trains, autoroutes, villes même, ont été ainsi les cibles des blocages étudiants et lycéens. L’originalité du mouvement de l’automne 2010 est que le blocage est devenu un moyen de lutte interprofessionnel visant à interrompre les flux de circulation indispensables à une économie et à une société qui ne peuvent fonctionner sans la circulation des voitures, des camions, des avions, des trains. Les blocages des dépôts de carburant, des gares et des aéroports, au niveau local, n’ont pas été le fait des seuls travailleurs des secteurs concernés, mais des modes d’action réfléchis en fonction de leur impact sur les flux et organisés sur une base interprofessionnelle. Que l’on pense en particulier à cette pratique exemplaire des piquets interprofessionnels aux portes des raffineries. Il ne s’agit plus, comme dans la grève classique, d’interrompre le travail et la production d’une usine ou d’une administration particulières, dans la mesure où, comme le disait Sarkozy et comme le pensent beaucoup de salariés, «ça ne se voit pas», et donc «ça ne sert à rien». Pourquoi en effet perdre des jours de salaires en pure perte ? Le blocage ne consiste pas non plus à faire le siège des lieux ou des symboles du pouvoir: préfecture, mairie, commissariat, ou encore locaux du Medef ou chambres du commerce, locaux du parti au pouvoir, etc. sont délaissés par les manifestants comme si le pouvoir n’était plus là. Bloquer, c’est interrompre les flux à certains points névralgiques, c’est investir les carrefours routiers, les gares de triage, les aéroports, les dépôts de raffinerie. La lutte sociale totale ne vise pas tant à obtenir des «avancées sociales», des progrès, ou des salaires plus élevés qu’à bloquer ce qui est donné comme l’inéluctable et l’imparable, qu’à faire échec à une logique censée s’imposer d’elle-même par la seule «force des choses». Avec la pratique du blocage s’inventent donc des formes de lutte et des façons communes de résister en adéquation avec la perception du caractère total de la rationalité néolibérale, en même temps que se cherche et s’élabore une réponse aux moyens coercitifs employés par le pouvoir pour rendre la grève inefficace: services minimums, réquisitions des travailleurs, etc. Et s’il est vrai que dans une lutte stratégique les leçons tirées de l’expérience importent au moins autant que les résultats immédiats, pour autant qu’elles sont traduites et transmises en termes de conscience collective, alors on a toutes raisons de penser que le mouvement de l’automne 2010 n’est pas défait, mais seulement suspendu. 1. Maurice Merleau-Ponty, Les aventures de la dialectique, Œuvres, Quarto Gallimard, 2010, p. 616. 2. Présentation du projet de loi en faveur du travail, de l’emploi et du pouvoir d’achat, Assemblée nationale, 2007. 3. «There’s class warfare, all right, but it’s my class, the rich class, that’s making war, and we’re winning», cité par BEN STEIN, «Class Warfare, Guess Which Class Is Winning», The New York Times, November 26, 2006. 4. Le succès public des travaux sociologiques de Michel Pinçon et de Monique Pinçon-Charlot (cf. Le Président des riches) montre suffisamment que le pouvoir sarkozyste, par sa stratégie «décomplexée» de restauration de l’argent comme valeur suprême, a grandement favorisé le déchiffrement «à livre ouvert» des inégalités grandissantes entre les classes sociales en France et le rétablissement d’un discours social dans lequel les mots de «classe», de «capitalisme», ou le nom de «Marx», ne sont plus tabous. 5. Selon l’expression de Laurent Mauduit dans Médiapart (15 novembre 2010): «Sarkozy change d’équipe, pas de politique sociale». 6. Laurent Mauduit montre bien ce que ce seuil signifie déjà en lui-même comme régression sociale: on l’obtient en retirant des 365 jours de l’année les 25 jours de congés annuels légaux, les 104 samedis et dimanches et le 1er mai. Il s’agit donc de donner aux entreprises la possibilité de faire travailler leurs cadres tous les autres jours fériés de l’année. 7. Ibid. 8. On se reportera ici au livre de Rick Fantasia et de Kim Voss, sur la lutte des directions d’entreprises et du gouvernement américain contre les organisations syndicales: Des syndicats domestiqués Répression patronale et résistance syndicale aux Etats-Unis, Raisons d’agir, 2003. 9. Citée par Richard Cockett, Thinking the Unthinkable - Thinks-Tanks and the Economic Counter-Revolution 1931-1983, Harper Collins Publishers, 1994, p. 114 (repris par Charles-André Udry, «Von Hayek: des postulats largement diffusés, un pèlerin prosélyte»). (16 décembre 2010) A l'encontre, case postale 120, 1000 Lausanne 20 Soutien: ccp 10-25669-5 |
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