France-Débat

 

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A propos de la journée d’action du 12 octobre

François Chesnais

Après les journées d’action avec grèves et manifestations du 7 septembre et du 23 septembre et la manifestation du samedi 2 octobre, l’Intersyndicale dont font partie la CFDT, la CFTC, la CGT, la FSU, Solidaires et l’UNSA a appelé à une nouvelle journée d’action mardi.

Dans leur communiqué, ils disent vouloir «faire du mardi 12 octobre une nouvelle journée massive de grèves et de manifestations pendant le débat au Sénat. Cette journée trouvera toute sa place pour amplifier la mobilisation dans le cas où les parlementaires ne prendraient pas en compte ce qui s’est exprimé dans l’action et si le Gouvernement restait intransigeant. Le Gouvernement porterait l’entière responsabilité des suites que les salariés et leurs organisations entendront donner au 12 octobre». De son côté, Force Ouvrière (Mailly) qui n’a pas signé le communiqué parce qu’il «ne mentionne pas clairement le retrait du projet de loi inacceptable et dangereux socialement», a réaffirmé la «grande détermination FO à obtenir ce retrait» et déclaré qu’il fallait «faire du 12 octobre une journée de grève et de manifestations massives».

Ainsi que Samuel Holder l’a écrit dans l’article «Eléments de discussion sur la crise politique et sociale en France» [voir ci-dessous], le nombre élevé de manifestants à chacune des manifestations (plusieurs millions avec beaucoup de nouveaux chaque fois) exprime bien sûr le rejet profond par les travailleurs de la contre-réforme des retraites. Mais il traduit aussi le fait que beaucoup de salarié·e·s (dont le nombre va bien au-delà de ceux qui ont manifesté et qui sont déjà nombreux), ainsi que des secteurs de la jeunesse lycéenne et étudiante, ont associé dans leur esprit un ensemble de raisons de manifester contre un président et un gouvernement profondément discrédités, perçus comme exclusivement au service des «banques et des riches».

Les manifestations n’ont pas été simplement «revendicatives». Elles ont eu une dimension politique. D’abord parce que l’âge et le niveau des retraites sont des questions qui éclairent la place de chacun dans la production et dans la société. Ensuite parce que la conjonction entre contre-réforme des retraites et la tentative d’étouffer l’affaire Woerth-Bettancourt à laquelle Sarkozy est très étroitement mêlé, a été perçue comme l’expression de la guerre de classe menée par celui-ci et l’UMP pour le compte de l’oligarchie.

Une phase politique se clôt et un nouveau moment de la subjectivité politique est en train d’émerger. Mais le mouvement qui fait surface en cet automne se développera à son propre rythme. Il faut lui en laisser le temps. Il est déjà le résultat de ce processus dense de combats militants, combats «associatifs» au sens générique du terme menés par et dans des secteurs de la société dont les médias ne parlent pas, mais où les «gens» s’organisent contre l’exploitation, les injustices et les corruptions. C’est sans doute une des raisons pourquoi les manifestations des petites villes ont été si importantes en pourcentage de leur population. En présence de ce type de mouvement, la tache des militants n’est pas de chercher à en hâter le mûrissement artificiellement. Ce qu’il s’agirait plutôt de faire serait de le nourrir par les idées et des débats clairs et loyaux, de sorte que les salariés et les jeunes qui se «politisent» (au sens large du terme) puissent dégager eux-mêmes les perspectives sociétales de futurs combats frontaux. Plus ce travail sera fait plus ces perspectives seront proches de celles de ce que tant de nous nous avons nommées le «socialisme» ou le «communisme».

Le tract [«Adresse au travailleurs et travailleuses», sur ce site, daté 11 octobre] joint ici est d’une très grande importance.

Le texte traduit une volonté politique qui exprime une réflexion très certainement à l’œuvre dans de très nombreux endroits ailleurs en France. Les travailleurs et précaires de l’AG interprofessionnelle de la Gare de l’Est entendent créer les conditions d’un contrôle des travailleurs des modalités et des rythmes de leur combat, dans l’immédiat celle de décider ce qu’ils feront le 12 octobre au soir.

Il y a un contraste radical entre cette adresse et la confusion qui prévaut ailleurs, une confusion qui se situe dans le sillage des orientations décidées par les directions syndicales. La «grève reconductible» n’est pas la grève générale. La «grève reconductible» est au mieux l’appel à des secteurs précis de salariés à se lancer dans la reconduction pour «servir de locomotive» aux autres. C’est l’extension de la journée d’action avec grève à un lendemain et peut-être un surlendemain dans l’attente que d’autres secteurs suivront.

La grève générale est un jaillissement qui naît au terme d’un long cheminement sous la forme d’une conviction partagées par des centaines de milliers de travailleurs et un large secteur de la jeunesse des facultés et des lycées que le «moment est venu», celui-ci étant la combinaison de refus des conditions matérielles de vie, de sentiment qu’il y a peut-être une brèche chez ceux d’en haut et qu’il y a «une vie à gagner».

Les journées d’action lancées par l’Intersyndicale dans le contexte d’années et d’années de coopération avec tous les gouvernements et avec celui de Sarkozy autant sinon plus que les autres, ne peuvent pas être «gauchies».

D’où mon désaccord avec l’article de Robert Pelletier postée en première page du site du NPA le 6 octobre 2010 [voir ci-après] avec le titre «Une seule solution, grève générale reconductible». Il écrit «Partout nous devons susciter, amplifier les mobilisations, les grèves, les débrayages, les blocages. Il ne faut plus seulement débattre de la grève reconductible mais gagner partout l’engagement de la mobilisation sur cette voie. Face à la chape de plomb médiatique, nous devons faire circuler les informations, prendre contact de secteur en secteur, de ville en ville. Moins que jamais le développement de la grève reconductible ne sera le seul résultat de consignes nationales ni de spontanéités locales».

En un mot, l’issue repose, dit Pelletier, sur l’énergie, la force de conviction d’une couche d’avant-garde de militants politiques et syndicaux. C’est charger ceux-ci d’une responsabilité écrasante. C’est aussi peser sur la pensée de ceux d’entre eux que le NPA influence le plus, décider à leur place en quelque sorte, et cela en dehors de toute discussion d’ensemble, que par rapport à la question des retraites le «moment est venu», celui où, en devenant des «locomotives», ils pourraient redresser des rapports politiques de force dont Thibault (CGT), Chérèque (CFDT), Aschéri (FSU) et Mailly (FO) sont, dans le cas de la France, pour partie les artisans.

Si on veut une analogie très imparfaite mais saisissable parce qu’encore dans beaucoup de mémoires, ce à quoi il faut associer et former ces militants, c’est à processus bien plus difficile et de longue haleine dont le modèle serait le combat de 2005 contre le Traité constitutionnel européen. Cette fois, l’enjeu serait de dégager avec les salariés et les jeunes qui se politisent, non plus ce dont on (eux et nous) ne veut pas, mais ce qu’on veut. Et cela en sachant que le jour où nous le sauront plus ou moins (car il y aura nécessairement comme dans chaque révolution un immense saut dans l’inconnu) qu’il n’y aura que nous collectivement pour le mettre en œuvre. Sans délégation. (11 octobre)

*****

Eléments de discussion sur la crise politique et sociale en France

Samuel Holder

Certains ingrédients d’une crise du régime sarkozyste ont commencé à se cristalliser depuis l’éclatement de l’affaire Woerth-Bettencourt en juin dernier. La tentative de diversion xénophobe et sécuritaire montée pour détourner l’attention du public de cette fâcheuse affaire a échoué. Elle a amplifié les critiques contre Sarkozy dans différents secteurs de la société, y compris au sein de la droite qui se trouve d’autant plus sous tension qu’elle a perdu les élections régionales et s’inquiète pour les présidentielles de 2012.

Ce début de crise dans les sphères du pouvoir a renforcé dès le début du mois de septembre des éléments d’une crise sociale probablement de longue durée. Les grandes manifestations n’en sont que la partie émergée la plus visible.

Même si ce texte cherche à dégager ce qui est spécifique et nouveau dans la situation en France, il faut avoir d’emblée à l’esprit que dans plusieurs pays européens, des problèmes de gouvernance internes existent, attisées par des contestations politiques et sociales. Les vieilles recettes par temps de crise de la xénophobie d’Etat et du renforcement des méthodes policières se généralisent à l’échelle européenne. Sarkozy ne se distingue sur ces terrains réactionnaires que par sa volonté d’apparaître spectaculairement à l’avant-garde de ses collègues. Le volet policier, anti-immigrés et xénophobe des politiques des États européens constitue l’emballage de rigueur pour faire passer les plans d’austérité antisociaux nécessaires entre autres au sauvetage des banques et à la sécurisation de leurs profits.

Une affaire emblématique

L’affaire Woerth-Bettencourt n’aura pas seulement été un révélateur mais aussi un élément important de la crise politique et sociale en cours. Une querelle de famille (une famille particulièrement fortunée) s’est transformée en une affaire d’Etat. A l’origine d’une crise dans une famille, un parti ou une institution, il y a toujours une personne (parfois plusieurs) qui «ne marche plus», qui transgresse les règles, qui se révolte contre les mensonges et les non-dits pour une raison ou une autre. En l’occurrence ce fut le majordome de Liliane Bettencourt. Ensuite quelques journalistes suffisamment indépendants, au premier chef ceux de Médiapart, ont publié une partie des bandes enregistrées et ont poussé l’enquête plus loin.

Selon un vieil adage marxiste révolutionnaire, les masses n’apprennent pas dans les livres mais au travers de leur propre expérience. Les gens en auront entendu assez à la radio et à la télévision sur cette affaire pour être convaincus que dans le petit monde des Bettencourt, Sarkozy et Woerth, on se gave pendant qu’eux ils en bavent. L’affaire Woerth-Bettencourt aurait pu tomber à plat comme bien d’autres mais elle a éclaté dans un contexte où la richesse de la haute bourgeoisie apparaît particulièrement révoltante dans la mesure où les gouvernants à leurs services font partie du même monde et agressent sévèrement les classes populaires par une série de mesures, dont celles sur les retraites. Au train où vont les choses tout le monde comprend qu’être un gouvernant, c’est aussi fréquemment être un avocat d’affaires et de toute façon un avocat du capitalisme.

Si un cinéaste ou un romancier avait imaginé il y a quelques mois une fiction où un ministre du budget, étant en même temps trésorier du parti de droite majoritaire au parlement, allait chercher depuis des années, y compris en Suisse, des sommes conséquentes auprès de la première fortune du CAC 40 pour alimenter la caisse de campagne du candidat à la présidence qui a été élu, les critiques les mieux intentionnés auraient peut-être trouvé ce scénario excessivement caricatural. Surtout s’il avait ajouté que le même ministre avait placé sa femme dans l’affaire l’Oréal et avait arrangé les affaires fiscales de Mme Bettencourt de façon très avantageuse.

La réalité caricaturale de cette affaire est apparue d’autant plus éclatante quand on a appris que Sarkozy, lui-même lié à Woerth et à Liliane Bettencourt par des liens d’argent, a nommé un magistrat, le juge Courroye au nom prédestiné, chargé de mettre un coude sur le dossier pour empêcher de plus amples investigations. L’affaire elle-même est plus parlante et implacablement démonstrative des liens mafieux entre capitalistes et gouvernants et la connivence d’une partie de l’appareil judiciaire qu’un lourd argumentaire militant.

La diversion xénophobe

Les partis de la gauche gouvernementale se sont bien gardés de dire que le roi, à défaut d’être nu, était outrageusement revêtu de l’or du CAC 40 et qu’il était discrédité comme chef d’Etat supposé être impartial. Les preuves de la corruption du régime en place sont de notoriété publique mais ils ne le disent pas. Pas question de parler de Sarkogate. Ils n’ont même pas réclamé la démission de Woerth comme ministre du Travail. Les appareils syndicaux encore moins. Thibault, Chérèque et les autres dirigeants se sont alarmé au contraire des difficultés occasionnées par cette affaire au négociateur avec qui il s’entendait plutôt bien, à savoir Éric Woerth. Ils se sont bornés à déplorer qu’il ait «la tête ailleurs que dans le dossier des retraites».

La confrérie des gouvernants et des très riches est sous les feux de la rampe. Elle est en difficulté politiquement. Avec un fair play tout à fait révélateur, les dirigeants syndicaux et les dirigeants de la gauche se sont bien gardés d’exploiter ces difficultés. Ils n’ont réclamé récemment la démission que d’un sous-fifre, Bernard Accoyer, le président du Parlement qui, sur ordre de l’Élysée, a mis fin brutalement aux débats portant sur les retraites.

La couardise des politiciens de gauche étant intrinsèquement ce qu’elle est, Sarkozy a eu un peu de marge de manœuvre au cours de l’été pour tenter sa diversion xénophobe avec ses comparses Hortefeux et Besson. La burqa ne pouvant plus beaucoup leur servir, ils ont pris pour cible les Roms.

Cette campagne s’inscrit dans une campagne raciste et xénophobe de longue haleine, campagne idéologique et campagne de répression, avec de nombreuses expulsions d’immigrés et de leurs enfants. Déjà depuis des mois l’équipe de Sarkozy cherchait à développer ce qui existe dans ce domaine à un état plus ou moins latent au sein de toutes les classes sociales («les étrangers, les gens pas comme nous, sont des délinquants») en agitant le thème d’une «identité nationale» des plus factice. La première phase a fait relativement un flop. Celle contre les Roms a suscité de multiples prises de position indignées. La surenchère de Sarkozy sur ce terrain n’a fait qu’aggraver la crise politique en créant des divisions au sein de son électorat et des prises de distances dans son camp politique. On ne peut pas considérer pour autant qu’à moyen ou à long terme cette offensive n’aura pas des effets sociaux et pas seulement électoraux en renforçant le Front National et l’aile la plus réactionnaire de l’UMP. En soufflant sur les braises du racisme et de la xénophobie, les gens de ce régime attisent des divisions, des hostilités et des haines bien réelles qui préparent des drames majeurs.

La signification des manifestations

Les manifestations du 4 septembre pour protester contre cette xénophobie d’État ont été plus importantes que ce à quoi la plupart des militants s’attendaient. Malgré la proximité des dates, elles n’ont pas nui au succès de celles du 7 septembre, au contraire. Le nombre des manifestants le 7 dans 230 villes ainsi que le 23 septembre et le 2 octobre est étonnamment important, si on a en mémoire certaines séquences antérieures de grandes manifestations à l’appel des syndicats.

Les manifestations du printemps 2003 et celle de l’hiver et du printemps 2009 se sont terminées dans les deux cas par des fiascos délibérément organisés par les centrales syndicales ne voulant pas transformer ces essais. Elles ont laissé un fort ressentiment dans les secteurs du salariat les plus combatifs. Néanmoins en ce mois septembre qui vient de s’achever, en dépit également de sévères défaites dans plusieurs secteurs face à leurs patrons, des salariés sont revenus dans la rue en nombre encore plus important à l’appel de ces mêmes centrales. Ils ne l’ont pas fait en traînant les pieds mais plutôt avec un air réjoui sur les visages. Bien des militants en France nous ont suffisamment rebattus les oreilles sur la démoralisation des travailleurs et la baisse de leur «niveau de conscience de classe» pour qu’on se permette de souligner ce paradoxe, qui en définitive n’est pas trop difficile à expliquer.

La question de la contre-réforme des retraites ne peut pas expliquer à elle seule le nombre et la bonne humeur des manifestants, même s’il est bien sûr une raison fondamentale de faire grève et de descendre dans la rue. Un grand nombre de salariés (bien au-delà de ceux qui ont manifesté) et des secteurs de la jeunesse lycéenne et étudiante, ont associé dans leur esprit toutes les raisons légitimes de manifester contre un président et un gouvernement discrédités, perçus à juste titre comme exclusivement au service des banques et des riches. Il est donc réducteur et absurde d’attribuer à ces manifestations un contenu purement revendicatif, sans dimension politique, comme le souhaiteraient les leaders syndicaux. Il en est de même pour les leaders du Parti socialiste qui s’attribuent à eux-mêmes une place de choix dans le champ politique «noble», le terrain électoral institutionnel, les conduisant à préparer les élections de 2012 en essayant de faire de moins remous possible et en cajolant les manifestants qui constituent pour eux «des parts de marché» électoral sur lesquels ils espèrent faire main basse le temps venu.

Les réflexions et les pancartes individuelles de certains manifestants sur le thème des retraites est au demeurant révélateur d’une volonté de mettre en cause notre condition humaine dans cette société où règne la dictature du fric. Tel ouvrier du bâtiment affirmait simplement sur sa pancarte: «Je ne veux pas mourir sur le chantier !». Des manifestants disent à leur façon avec humour ou avec colère ce que beaucoup ressentent: «Nous n’allons pas tenir le coup. Nous allons tomber malade (ou mourir au travail). Nous n’allons plus être en mesure d’aider nos enfants (qui n’ont pas tous un emploi stable et un bon salaire). Nous n’aurons ni le temps ni les moyens de nous occuper de nos petits enfants. Donc notre vie va perdre encore un peu plus de son sens.» Ce n’est pas seulement l’espérance pour certains de quelques années de relatif bonheur comme retraités qui s’envole. Les bases même de l’existence où les liens et solidarités entre les générations au sein des familles jouent un grand rôle sont attaquées.

Intensification des critiques sociales, politiques et culturelles

L’état de crise d’une société ne se mesure pas seulement aux aspects visibles, médiatisées telles que les grèves et les manifestations avec leur niveau quantitatif de participation. Les résistances, les désobéissances individuelles ou collectives, mais aussi les dégoûts et les formes de découragement et d’apathie (ces différents éléments pouvant se combiner ou alterner) ne sont pas quantifiables ni aisément repérables. Il est impossible de saisir à l’aide de formules schématiques, généralisantes, une situation politique et sociale volatile et en rien homogène. Ainsi certains salariés qui viennent de faire grève ou de participer à une manifestation peuvent par ailleurs penser le plus grand mal des Roms ou des jeunes «issus de l’immigration». Il est donc stérile de sélectionner les faits qui nous arrangent pour conforter une vision soit optimiste, soit pessimiste de la situation.

Ce qui est frappant malgré tout, c’est l’intensification depuis quelques semaines des interventions critiques dans la presse, sur internet ou sur la scène culturelle mettant en cause le régime de Sarkozy, les conditions de travail, la précarité, le comportement du système financier, la politique sécuritaire à l’égard des immigrés, des jeunes et en général des citoyens (notamment avec les gardes à vue massives). Les prises de position critiques et indignées des «économistes atterrés», de sociologues, de chercheurs, d’artistes, de journalistes, de juges et d’avocats, de soignants, de psychiatres et psychanalystes se multiplient ainsi que les œuvres cinématographiques, théâtrales ou romanesques dénonciatrices. Ce symptôme est d’autant plus à prendre en compte que toutes ces œuvres et prises de position suscitent un intérêt de plus en plus vif et alimentent débats et réflexions.

Par contraste la pauvreté des analyses, déclarations et propositions émanant des partis et organisations politiques ayant pignon sur rue est frappante. Elle explique en grande partie la désaffection des jeunes et même des moins jeunes à leur égard.

De nombreux jeunes se politisent au travers de leur expérience personnelle et celle de leurs ami(e)s, en allant chercher leur miel sur internet, en écoutant des émissions de radios et pour certains en voyant des films, en lisant des livres de critiques politiques, sociologiques ou philosophiques. A quelques rares exceptions, ils ne passent plus par les écoles de formation des partis et organisations politiques de gauche et d’extrême gauche. C’est ainsi. Il n’y a pas matière à être nostalgique du bon temps où les formateurs politiques disaient ce qu’il fallait lire, ce qu’il fallait penser et comment il fallait se comporter dans la vie. Politisés de façon radicale à gauche ou non, beaucoup de jeunes craignent le formatage et tiennent à leur autonomie. Ce n’est pas une mauvaise nouvelle dans une perspective de luttes multiformes pour l’émancipation de tout le monde.

Les calculs des appareils syndicaux et l’avenir du mouvement

Face aux difficultés qu’il a à affronter et à celles qu’il s’est créées lui-même, Sarkozy a pratiqué la surenchère et un mode de décision arbitraire provoquant diverses perturbations. Tout homme de pouvoir porte nécessairement en lui une certaine dose de délire paranoïaque. On ne cherchera pas trop ici toutes les raisons ou même la rationalité des actes d’un tel homme. Le pouvoir incarne une déraison par rapport aux aspirations émancipatrices. Mais il faut examiner les perturbations en cours.

Par son comportement, Sarkozy contribue à ruiner une fiction nécessaire pour la bonne marche des affaires de la bourgeoisie, à savoir l’objectivité de l’Etat se situant au-dessus des classes et censé être utile à tout le monde. D’où les protestations de certains hauts fonctionnaires, universitaires, hommes politiques ou notables garant de la mystification de l’Etat comme instance objective et respectable par tous.

L’autre perturbation concerne les relations entre les dirigeants syndicaux, avant tout de la CGT et de la CFDT avec le sommet de l’Etat. Depuis l’arrivée de Sarkozy au pouvoir, les relations étaient bien établies et bien huilées par l’entremise du conseiller aux affaires sociales de l’Elysée Raymond Soubie. Les dossiers chauds ont tous été traités ensemble par ces gentlemen pour les saboter en douceur, notamment le mouvement des cheminots de l’automne 2007 et la montée en puissance de la mobilisation salariale de janvier à mars 2009. A cette occasion Soubie avait même explicitement salué «l’esprit de responsabilité» des dirigeants de la CGT, de la CFDT, de la FSU, de l’UNSA et de FO, bien d’accord pour émietter le mouvement. Chérèque et Thibault ont donc actuellement de vrais motifs pour obliger Sarkozy à revenir à cette synergie dont tout le monde a eu à se féliciter, sauf les salariés. En l’occurrence Sarkozy a pris pour l’instant la posture de Thatcher face au mouvement des mineurs et il n’est pas sûr qu’il en sorte gagnant même s’il parvient comme cela est probable à faire passer sa contre-réforme sur les retraites. Reste à savoir à quel prix politique.

Du côté des salariés les dirigeants syndicaux ne sont pas pour l’instant inquiétés par une vigoureuse volonté d’en découdre et d’aller au-delà des journées d’action programmées. Les réunions locales sur divers secteurs n’ont pas indiqué une volonté large de débordement. Le chômage et la menace de tomber dans la misère pèsent d’un grand poids qu’il serait ridicule de nier. Cette donnée a un caractère paralysant et c’est pourquoi il est trop unilatéral et à terme générateur de déceptions de tout miser sur la perspective d’une grève générale.

Une grande partie de la population est aux abois sur son avenir proche, ses capacités à «gagner sa vie», à payer son loyer et ses factures. Le monde des chômeurs interpénètre au sein même des familles celui des salariés. La précarité de l’emploi et du salaire frappent ou menacent tout le monde.

Notre capacité de création politique et sociale doit donc aller au-delà de la grève générale. Diverses formes de contestation concrète de la société capitaliste qui surgissent sans prendre garde nous y invitent, même dans des lieux aussi improbables que la ville de Stuttgart avec son projet pharaonique de construction d’une nouvelle gare, et sans avoir été prévues et préformatées par aucune avant-garde.

Le mouvement actuel en France est déjà suffisamment fort pour entamer un fort sentiment d’impuissance et pour donner davantage l’envie de ne pas se laisser faire quelle que soit sa position dans la société.

Un conflit d’intérêt patent et ouvert avec la classe dominante

Des exigences d’ordre général s’expriment aussi dans les manifestations actuelles, en particulier celle d’une autre répartition des richesses. Le capital sous sa forme personnalisée – Bettencourt (L’Oréal, avec Nestlé), Bolloré (parmi les plus grand groupes français: allant de l’industrie, à la logistique, en passant par les batteries électriques), Pinault (groupe Pinault-Printemps-Redoute), Arnault (LVMH - Moët Hennessy Louis Vuitton), etc.) active évidemment cette idée de prendre dans les coffres de ces gens-là pour améliorer les salaires, les pensions et la sécurité sociale. On ne peut qu’approuver s’il s’agit de cela et pas seulement d’une taxation ne faisant qu’égratigner leurs fortunes. Mais outre la question «qui le fera ?», il est aussi important de voir que les richesses se répartissent inégalement à la suite d’un processus d’exploitation et de refoulement de nombreuses personnes dans la condition de chômeurs.

Il est donc important d’examiner la question en amont, là où le capital sous sa forme abstraite et anonyme et en particulier financière, se déploie sans s’arrêter aux frontières, s’épanouit pour accumuler des profits en détruisant au passage des existences et notre environnement.

Le moment est peut-être propice pour lancer quelques fusées utopiques, ouvrant une brèche vers un futur possible. Soyons pour notre propre compte et pour l’intérêt de toute la société, «sans tabou et décomplexés». Considérons par exemple que pour ne pas être définitivement écrasés par le talon de fer du capital financier et du capital en général, nous devrons prendre le contrôle des banques et autres établissements financiers, qu’en France comme dans tous les pays, il faudra les nationaliser sans indemnité ni rachat. (3 octobre 2010)

*****

Une seule solution: la grève reconductible

Robert Pelletier

Les mensonges du gouvernement n’y feront rien, une chose est sûre: la mobilisation contre la réforme Sarkozy-Fillon-Woerth des retraites ne faiblit pas.

Le 2 octobre, beaucoup de nouveaux manifestants ont défilé dans plus de 200 villes sur tout le territoire. Les cortèges étaient différents de ceux des 7 et 23 septembre. Moins de salariés venus des grandes entreprises, mais plus de salariés de catégories et de métiers qui ne peuvent faire grève ou ne sont pas organisés syndicalement, un public beaucoup plus large, et plus de jeunes. Plus familiale mais tout aussi déterminée. En fait, il s’agit bien d’un nouvel élargissement de la mobilisation, représentatif du rejet de la politique de Sarkozy par plus de 70 % de la population. Mais après ce nouveau succès nous ne devons pas nous arrêter là. Le gouvernement n’est pas décidé à reculer sous la seule pression de l’opinion publique exprimée par les sondages et la participation aux manifestations. La septième loi en dix ans sur l’immigration, les propos racistes des ministres et l’agitation de la menace terroriste ne permettent même pas à ce gouvernement de retrouver une quelconque légitimité.

Il faut donc franchir un pas dans la mobilisation. Il n’y a pas d’autre solution pour bloquer ce plan de destruction de notre système de retraites, que de bloquer l’activité économique et sociale du pays. Le gouvernement veut non seulement nous imposer une défaite sur les retraites, symbole de son quinquennat, mais aussi continuer par la casse de la Sécurité sociale, de l’école, de l’hôpital public, ce qui reste des 35 heures et par de nouvelles atteintes aux libertés publiques.

Les salariés de nombreuses professions, de nombreuses régions ont bien compris cette volonté du gouvernement de nous attaquer sur tous les terrains.

C’est bien pourquoi beaucoup de mobilisations se développent sans attendre les journées nationales. Ainsi, plusieurs milliers d’infirmiers anesthésistes ont défilé vendredi 1er octobre dans les beaux quartiers de Paris, les dockers de plusieurs ports sont en grève non seulement pour leurs emplois et la pénibilité mais aussi, parce que pour eux aussi tout est lié, pour les retraites. Plusieurs centaines de salariés de Ford-Bordeaux ont troublé la fête du Mondial de l’automobile en manifestant dans le Salon pour la sauvegarde de leurs emplois.

Certes, salariés et équipes syndicales restent marqués par les échecs et les reculs des dernières années. La dernière déclaration de l’intersyndicale du 4 octobre 2010 cache mal le refus des principales confédérations d’engager l’affrontement avec le gouvernement. Mais dans les entreprises, les bureaux, les quartiers, les écoles, les hôpitaux... la dégradation des conditions de vie et de travail, la politique raciste du gouvernement provoquent la colère et la révolte. Partout nous devons susciter, amplifier les mobilisations, les grèves, les débrayages, les blocages.

Il ne faut plus seulement débattre de la grève reconductible mais gagner partout l’engagement de la mobilisation sur cette voie. Face à la chape de plomb médiatique, nous devons faire circuler les informations, prendre contact de secteur en secteur, de ville en ville. Moins que jamais le développement de la grève reconductible ne sera le seul résultat de consignes nationales ni de spontanéités locales. Si quelques décisions fermes sont d’ores et déjà prises dans cette direction (RATP) de nombreuses structures semblent prêtes à s’y engager (SNCF, Éducation, CGT Seine-Maritime, Bouches-du-Rhône et Paris, intersyndicales Ville de Paris et plusieurs « territoriaux », Fédération chimie CGT, etc.). L’action concertée des équipes syndicales et des militants convaincus et sincèrement engagés dans la construction de l’affrontement peut modifier le rapport de forces et faire reculer le gouvernement.

N’attendons pas le 12 octobre, ne nous arrêtons pas au 12 octobre. (6 octobre 2010)

(12 octobre 2010)

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