Débat
Récession, retraites et résistances (2)
Entretien avec C.Durand et L. Mathieu conduit par Pierre Puchot
Nous
publions ici la seconde partie de l’entretien de Pierre Puchot, de Mediapart,
avec Cédric Durand (économiste) et Lilian Mathieu (sociologue). La
première partie a été publiée sur ce site en date du 21 mai 2010. (Réd.)
Au-delà
du plan d'austérité qui s'annonce, l'un des dossiers majeurs en
France, c'est la question des retraites, au travers de laquelle
s'exprime pleinement le paradoxe entre crise du capitalisme et
faiblesse des mobilisations...
Lilian
Mathieu - Sur cette question, il y a un élément qui joue à plein: c'est la
«ringardisation» de l'héritage du mouvement ouvrier. La critique
anticapitaliste a longtemps été placardisée, exclue des débats
médiatiques. On ne peut pas la réhabiliter comme ça du jour au
lendemain... De même, le sentiment de classe a presque disparu, et
cela n'aide pas à penser et à se mobiliser collectivement sur des
questions pourtant aussi cruciales que celle des retraites, où le
rapport travail-capital joue à plein.
Cédric
Durand - Sur
les retraites, je pense qu'il y a des évolutions positives. J'ai la
sensation que l'idée de l'allongement de la durée de cotisation
revient au final à une baisse au niveau des pensions: c'est à peu
près passé dans l'opinion. Et pourquoi une baisse des pensions?
Parce que les seniors ne trouveront pas d'emploi, pointeront au
chômage, et n'auront donc pas plus d'années de cotisation.
En
revanche, une vraie bataille idéologique existe sur l'idée qu'il
faudrait diminuer les droits à la retraite parce qu'on vivrait plus
vieux. C'est le fameux dogme: la durée de vie s'allonge, on doit
donc partir plus tard à la retraite. Face à cela, c'est Bernard
Friot (voir
sur ce site son article du 10 mars 2010) qui nous propose quelque chose d'important: la retraite, c'est
toujours du salaire. C'est du salaire socialisé, et ce n'est pas
payé pour des vacances, mais cela correspond aussi à du travail, à
de l'activité qui est socialement utile, mais non aliénée par le
capital, et qui n'est pas mesurée. Et là, il y a un débat
extrêmement important à avoir: qu'est-ce que c'est qu'être à la
retraite ? Si l'on prenait en compte tous les services rendus
par les retraités, on aurait déjà une vision tout à fait
différente. En termes de garde d'enfant, d'animation associative, de
solidarité, etc.
Le
deuxième élément, c'est le fait que le PS et les grands partis
sont à peu près d'accord sur l'allongement de la durée de
cotisation. D'autant que Zapatero [Etat espagnol] et le premier ministre grec Papandreou ont annoncé
qu'ils le feraient. Mais au fond, pourquoi sont-ils tous d'accord?
C'est que les retraites sont un élément important de surcoût pour
le capital, surcoût d'autant plus inacceptable pour le capitalisme
qu'il est dans une période de déclin. De ce point de vue, le moment
clé, c'est la crise de profitabilité des années 1970. Et cette
crise, il y a différents éléments pour l'analyser, l'un d'eux
étant le fait que la concurrence s'intensifie au niveau
international, processus qui s'accroît dans les années suivantes
avec l'émergence de l'Asie, de la Chine. Cette concurrence se
traduit par une plus grande difficulté à valoriser le capital et
les investissements industriels.
Et
c'est ici selon vous que la finance trouve sa fonction ?
Cédric
Durand - La finance, c'est quoi, si ce n'est une solution en partie fictive
pour faire tourner du capital et lui permettre de circuler et de
s'accumuler? La finance, c'est des dettes, des promesses de
remboursement qui ne seront jamais payées. Maintenant, quel est le
lien avec les retraites? C'est qu'une des solutions trouvées par le
capital pour permettre à la finance de tenir encore, c'est de
trouver de nouvelles formes d'accumulation primitives. David Harvey,
un géographe marxiste américain, explique bien comment face à ses
difficultés endogènes, le capitalisme réinstaure cette logique
d'accumulation primitive, qu'Harvey appelle «accumulation par dépossession».
Ce sont les privatisations, les crises financières à la périphérie
qui permettent de racheter les entreprises de cette même périphérie
à moindre coût, le crédit impôt-recherche, la baisse de taxe pour
les entreprises... et celle du niveau des retraites.
Toute
cette logique-là revient à prendre sur des sphères qui auparavant
n'étaient pas contrôlées par le capital, à prélever une partie
de leurs revenus pour permettre à ce dernier d'accumuler. Mais c'est
un processus à court terme, parce qu'il n'enclenche pas une nouvelle
dynamique d'efficacité. Cela décale simplement le problème dans le
temps. Pour le capitalisme, les retraites, c'est un gros morceau,
cela représente des volumes très importants dans cette bataille.
Il faut rajouter à cette logique d'épuisement du capital le fait
que les coûts tendent à augmenter. Les coûts liés au
vieillissement, à la sophistication des systèmes de santé, au
début de la prise en compte des dégâts environnementaux.
Au
final, c'est assez simple: le système est fatigué. Cette crise est
une étape dans un déclin qui s'inscrit sur plusieurs décennies (de
5,5% de croissance dans les 1960 pour les pays riches à 1,6% dans la
décennie 2000, Chine mise à part), et la logique d'accumulation par
dépossession, donc de rogner sur les retraites, est un des moyens
pour contrecarrer cette tendance.
Dans
un entretien accordé mi-mai au Monde,
le directeur des études économiques de Natixis, Patrick Artus, n'y
va pas par quatre chemins: pour réduire le déficit de la France, «la
seule façon de faire, dit-il, c'est
de procéder à une grande réforme fiscale, en alignant la taxation
des revenus du capital sur celle du travail. Cela pourrait rapporter
100 milliards d'euros, sans dégât économique puisque ces revenus
sont épargnés».
Cédric
Durand - Patrick
Artus pointe un élément tout à fait juste, mais il sous-estime les
raisons pour lesquelles cette réforme n'a pas lieu. En outre, «sans
dégâts économiques»... Cela dépend de quel point de vue on se place. Le grand scandale du
néolibéralisme, au-delà du fait qu'il nous a conduits à la crise
actuelle, c'est l'explosion des inégalités. Entre 1998 et 2005, la
progression des 90% des Français les moins riches a été de 4,3 %,
quasiment nulle. Pour les 0,01 % de Français les plus riches, la
progression a été de plus de 40%. Et ces revenus sont en grande
partie liés aux revenus financiers, utilisés pour du luxe, de
l'immobilier, mais aussi pour de l'épargne. C'est à cela que fait
référence Patrick Artus. Car ces revenus des plus riches ont été
sanctuarisés. Le meilleur exemple, c'est le bouclier fiscal, qui
garantit que ces très hauts revenus ne seront pas imposés au-delà
de 50%. Artus a donc raison, d'un point de vue économique, de dire: «Taxons
massivement ces revenus, on aura des recettes importantes, avec des
effets de bord relativement limités.»
Mais
alors, pourquoi ne le fait-on pas? Parce que les intérêts en
jeu sont colossaux, et ils touchent des gens très introduits dans
les sphères du pouvoir, qui dépensent beaucoup d'argent pour leur
propre lobbying. Mais l'autre facteur déterminant, c'est la liberté
du capital dans la mondialisation. Mettez en place de tels mécanismes
de fiscalité, il va y avoir des départs massifs de capitaux, qui
vont poser des problèmes de balance des paiements. La condition pour
faire ce que dit Artus, c'est donc de priver le capital de sa liberté
de mouvement.
Qu'est-ce
qui pousse un salarié d'une entreprise comme Natixis, symbole s'il
en est de la crise du capitalisme actuel, à sortir de sa réserve de
manière si spectaculaire?
Cédric
Durand - Patrick Artus est quelqu'un de lucide. En 2007, il avait sorti un
livre dans lequel il estimait que le capitalisme était en train de
s'autodétruire. Qu'il y avait une logique d'austérité salariale
combinée avec une explosion financière, et que cela n'était pas
tenable. D'après lui, la seule manière dont le capitalisme pourrait
se remettre en selle, ce serait de favoriser un important redémarrage
de la demande salariale. Et pour cela, il faut une fiscalité
redistributive. C'est un peu le principe keynésien, il faut sauver
le capitalisme de lui-même.
A quoi
peut-on s’attendre ces prochains mois, en termes de mesures et de
conflits politiques et sociaux ?
Lilian
Mathieu.- Tout
dépend de la conception que l'on a de l'histoire. Il y a une chose
qui m'a toujours fasciné, ce sont les vœux de Charles de Gaulle le
31 décembre 1967. Il sort sa boule de cristal et il annonce que
l'année 1968 va être une année paisible et prospère. Depuis, plus
aucun président n'a fait cela... Tout ça pour dire qu'il y a du
hasard dans l'histoire. C'est ce que propose l'historien Paul Veyne:
il y a certes des logiques profondes qui travaillent les sociétés.
Et nous sommes dans une logique du capitalisme qui voit son
affaiblissement et tente de sauver à tout prix son fonctionnement
actuel. Et puis, il y a ce que Paul Veyne appelle les causes
superficielles: les petites causes peuvent avoir des effets
démesurés. C'est par exemple, le 3 mai 1968, le recteur de
l'académie de Paris qui sollicite les flics pour évacuer la
Sorbonne où il y a quelques dizaines d'étudiants qui font du
chahut. Ce recteur a en fait ouvert la boîte de Pandore, pour
impulser un cycle de contestation majeur.
Aujourd'hui,
on a toutes les conditions structurelles pour qu'une mobilisation
contestataire et une remise en cause extrêmement forte du
capitalisme arrivent. On a des outils idéologiques qui sont à
disposition, des forces militantes encore constituées, et une
situation de vulnérabilité du capitalisme. Mais cela ne suffit pas,
il manque encore cette «cause
superficielle».
Cédric
Durand.- Il y a un pronostic à court terme qui est assez simple: la crise va
durer, longtemps, plusieurs années, notamment parce que les options
choisies par les gouvernements européens sont les pires et vont
conduire à des tensions politiques majeures. Lorsqu'on dit que la
zone euro peut se disloquer, ce n'est pas surjoué. C'est même assez
probable: s'il n'y a pas d'inflexion importante, les tensions –
telles qu'on les observe aujourd'hui et telles qu'on les met en œuvre
– vont conduire à une explosion de la zone euro. Il est possible
que d'ici quelque temps, les gouvernements réagissent et révisent
leurs positions.
Il y a
déjà quelque chose de certain: cette crise, c'est la fin de la
domination de l'Occident sur le capitalisme. C'est le G20, la Chine,
on pourrait continuer sur ce thème, c'est incontestable, et c'est
déjà une évolution considérable.
Mais il y
a un deuxième point sur lequel je souhaite insister: il peut y avoir
des scénarii de sortie de crise dans le capitalisme, des choses de
type keynésien assez intelligentes, mais qui sont très improbables
vu les rapports de force à l'œuvre aujourd'hui. Tout ça ne
permettrait que de gagner qu'un petit peu de temps. Au-delà de la
crise actuelle, nous sommes dans une logique d'épuisement plus
fondamentale du capitalisme, qui renvoie à sa capacité à
satisfaire les besoins sociaux.
Pendant
les Trente Glorieuses, il y avait une certaine association entre la
dynamique d'accumulation du capital et la satisfaction d'un certain
nombre de besoins en termes de logement, d'accès à certains biens
d'équipements, etc.
Dans
la dernière période, on voit un marketing de plus en plus violent
s'intensifier pour vendre tout une série de marchandises superflues,
tandis que, de l'autre côté, des choses vitales comme l'éducation,
la santé, l'accès à un logement, sont de plus en plus
difficilement satisfaites. Et d'où vient cette dissociation? Tout
simplement du fait qu'il est extrêmement difficile d'accumuler du
capital et de faire des profits sur ce que Robert Boyer appelle les
productions «anthropogénétiques»,
c'est-à-dire de l'homme par l'homme. Il y a donc là une barrière
extrêmement importante. On pourrait en évoquer d'autres, comme
l'environnement. Un pronostic a
minima – à une, deux ou trois décennies – c'est que le système tel
qu'on le connaît aujourd'hui n'aura certainement pas survécu.
Pour
savoir de quoi l'avenir sera fait, on peut finalement se tourner vers
ce qui est déjà là, avec le travail d'Elinor Ostrom
sur les
biens communs qui a reçu le prix Nobel l'an passé [1]. D'un certain
point de vue, nous sommes déjà en avance sur ce système qui se
meurt.
1.
L’ouvrage d’Elinor Ostrom, Governing
the Commons,
est publié en français ce mois de mai sous le titre: La
gouvernance des biens communs. Pour une nouvelle approche des
ressources naturelles.
(Réd.)
(24 mai 2010)
Haut de page
Retour
case postale 120, 1000 Lausanne 20
Pour commander des exemplaires d'archive:
Soutien: ccp 10-25669-5
Si vous avez des commentaires, des réactions,
des sujets ou des articles à proposer:
|