Economie

 

Version imprimable



La flexibilité

Alain Bihr  *

Nous avons sur ce site publié divers articles d’Alain Bihr portant sur la «novlangue» propre à la restauration «néo-libérale» (voir «Egalité et “égalité des chances”», 7 septembre 2006; «Les charges sociales», 6 septembre 2006; «Le capital humain», 6 mars 2006; «La réforme», 28 novembre 2005; «La refondation sociale», 1 novembre 2005; «Le marché», 13 mai 2005). Un double but: 1° passer au filtre de la critique les mots clefs de cette langue qui enseigne la soumission volontaire au monde actuel, en le faisant passer pour le meilleur des mondes ou, du moins, le seul monde possible ; 2° espérer ainsi permettre à tous ceux qui subissent ce monde et éprouver comme une prison de se (ré)approprier un langage adéquat à leurs propres intérêts et au combat pour s’en libérer.

C’est incontestablement un des maîtres mots du discours néolibéral. A l’en croire, dans le contexte global de «la  mondialisation», l’heure serait plus que jamais à «la flexibilisation» de tout et de tous: à la suppression de toutes les contraintes légales et de toutes les rigidités sociales, à l’assouplissement de toutes les pratiques et de tous les comportements, dans le seul but de rendre plus fluide et plus rapide le procès de reproduction du capital, auquel rien ne doit faire obstacle. Car si l’exigence de flexibilité est inhérente à ce procès, elle se trouve redoublée dans la phase actuelle de son développement.

La donne structurelle

Le capitalisme est le monde engendré par l’extension spatiale et l’expansion sociale du capital, un monde dans lequel tout est tendanciellement subordonné, directement ou indirectement,  aux exigences de son procès de production. Ce monde est profondément, constitutionnellement, instable. Entendons qu’il est soumis à un incessant bouleversement, à des transformations permanentes, qui condamnent toutes les pratiques, les institutions et les représentations humaines à se métamorphoser en permanence.

Dans un passage prophétique du Manifeste du parti communiste, Engels et Marx avaient déjà indiqué que c’est là un trait spécifique du capitalisme, qui le distingue de tous les mondes antérieurs: «La bourgeoisie ne peut exister sans révolutionner sans cesse les instruments de production, ce qui veut dire les rapports de production, c'est-à-dire l'ensemble des rapports sociaux. Le maintien sans changement de l'ancien mode de production était, au contraire, pour toutes les classes industrielles antérieures, la condition première de leur existence. Ce bouleversement continuel de la production, ce constant ébranlement de tout le système social, cette agitation et cette insécurité perpétuelles distinguent l'époque bourgeoise de toutes les précédentes. Tous les rapports sociaux, figés et couverts de rouille, avec leur cortège de conceptions antiques et vénérables, se dissolvent ; ceux qui les remplacent vieillissent avant d'avoir pu s'ossifier. Tout ce qui avait solidité et permanence s'en va en fumée, tout ce qui était sacré est profané, et les hommes sont forcés enfin d'envisager leurs conditions d'existence et leurs rapports réciproques avec des yeux désabusés.»[1]

Dans ce passage, Engels et Marx n’indiquent cependant pas pour quelles raisons il en va ainsi. Si le capital ne peut se reproduire sans bouleverser en permanence ses propres conditions matérielles, sociales, politiques, culturelles, etc., d’existence, il le doit essentiellement à sa nature contradictoire et conflictuelle: à la concurrence que se mènent les multiples capitaux singuliers (les entreprises) dont il se compose, aux rivalités des différentes fractions sociales (capital industriel, capital commercial, capital financier) et spatiales (territoriales) entre lesquels ils se divisent, enfin et surtout à la lutte de classes qui opposent le capital au travail, lutte qui oblige le premier à bouleverser les conditions d’exploitation et de domination du second pour répondre à la résistance que ce dernier oppose précisément à cette même exploitation et domination.

De plus et de ce fait, ce que Engels et Marx énoncent dans le passage précédent sur le mode de l’indicatif se réalise bien plutôt sur le mode de l’impératif et même de l’optatif. C’est une nécessité pour le capital que de procéder à ces bouleversements incessants des conditions tant immédiates que générales de l’exploitation et de la domination du travail et des travailleurs, nécessité à laquelle il lui faut plier en définitive toutes les conditions de la vie sociale, tant culturelles et institutionnelles que strictement matérielles. Et c’est une nécessité dont il fait une vertu: l’assimilation naïve bien que très courante de tout changement à un progrès – à tel point que les deux termes se confondent souvent dans le langage ordinaire – figure parmi les expressions les plus banales de cette idéalisation de l’impératif de transformation constante, d’instabilité constitutionnelle qui est la loi même d’existence du capital. 

Cependant, pour être constante, cette exigence de changement inhérente n’en est pas moins variable en intensité et en modalité dans l’espace et dans le temps. Elle ne revêt ni la forme ni la même force aux différentes phases historiques de développement du capitalisme. Dans la suite de cet article, je vais m’intéresser aux seules formes prises par cette exigence dans la phase la plus récente de ce développement, ouverte par la crise du modèle fordiste de développement au cours des années 1970. Afin d’en comprendre la genèse, je vais commencer par revenir sommairement sur cette crise, avant de préciser comment le capital tente de la résoudre en renouvelant précisément ses exigences de flexibilité au sein d’un nouveau procès de production, pour finir par mentionner quelques-uns des principaux moyens par lesquels ils tentent d’imposer ses exigences aux  travailleurs voire de les faire accepter d’eux.

Retour sur la crise du fordisme

Le modèle de développement qu'a suivi le capitalisme occidental au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, connu sous le nom de fordisme, reposait essentiellement sur un double mécanisme: d'une part, l'obtention de gains de productivité par le développement de la taylorisation et de la mécanisation du travail ; d'autre part, le ‘partage’ de ces mêmes gains de productivité entre salaires et profits. La croissance des pre­miers soutenait l'expansion d'une consommation de masse, ca­pable de fournir des débouchés suffisants à la production de masse que la croissance des seconds assurait via les inves­tissements, gage de gains supplémentaires de productivité.

Ce cercle a fait croire, trois décen­nies durant, à bon nombre d'économistes, d'hommes politiques et d’idéologues que, décidément, le capitalisme avait trouvé la solution de ses contradictions économiques. En fait, ces dernières ont continué à le travailler souterrainement, au point de provoquer finalement l’essoufflement de ce modèle de développement sous l'effet de la conjonction de quatre facteurs.

1.- En premier lieu, un ralentissement de la croissance de producti­vité, sensible dans l'ensemble des pays capitalistes développés dès le début des années 1970, voire pour certains (le Royaume-Uni et les USA notamment) dès le milieu des années 1960. Ce ralentissement s'explique par des raisons à la fois techniques et sociales. D’une part, la diffusion de la taylorisation et de la mécanisation du travail atteint alors leurs limites tant extensives (tout ce qui a pu être taylorisé et mécanisé l’a été) qu’intensives. L'une et l'autre, un certain seuil passé, se révèlent contre-pro­ductives par le manque de fluidité (augmentation des encours et des stocks, problèmes d’équilibrage des chaînes, etc.) et de flexibilité (difficulté à faire face aux aléas techniques et sociaux) du procès de travail et de l'appareil de production qu'elles entraînent.

Mais c'est sur­tout, d’autre part, la révolte ouvrière de la fin des années 1960, générale dans les pays capitalistes développés, qui marquent les limites de ces méthodes d'extorsion de la plus-value. Les jeunes géné­rations d'OS ne sont plus prêtes à «perdre leur vie à la gagner»: à échanger la certitude de l'accès au standard fordiste de consommation contre celle d'un «boulot» abrutissant et sans perspective. Augmentation de l'absentéisme, du turn-over, du coulage, du sabotage, des grèves sauvages, etc., désorganisent la production et font chuter la productivité.

2.- A quoi s'ajoute, de plus, l'augmentation de la composition technique et organique du capital. Entendons l'augmentation du rap­port entre la masse du travail mort (matières et moyens de travail) et celle du travail vivant (du nombre de travailleurs) qu’il mobilise, qui est inhérente à la dynamique du fordisme. En termes plus concrets: l’augmentation des investissements en infrastructures productives, en locaux, en systèmes de machines, en brevets, etc., qu’il faut consentir par unité de temps de travail. Ses formes d'exploitation du travail condamnent à terme le fordisme à obte­nir des gains de productivité de plus en plus faibles à partir d'investissements en capital (notamment fixe) de plus en plus onéreux. Le palliatif du développement du travail posté n'est lui-même que temporaire.

3. Troisième facteur de l'épuisement du fordisme: la satura­tion et la transformation de la norme sociale de consommation. La régulation du fordisme impliquait que la consommation privée (celle des ménages) se centre sur un certain nombre de biens durables (automobile, logement fa­milial, équipements ménagers, équipements de loisirs et de tourisme, etc.). Autrement dit, elle impliquait une norme déterminée de consommation, pour assurer les débouchés de l’industrie fordiste de biens de consommation durable et, à travers elle, de tout l’appareil fordiste de production. Or , d’une part, le marché de ces biens va progressivement se saturer au cours des décennies 1960 et 1970, en entraînant une baisse des taux de croissance des débouchés pour les industries en amont, au moment où le ralentissement des gains de productivité aurait au contraire exigé un allongement des séries pour réaliser des économies d'échelle et un amortissement plus rapide des équipements productifs. Tandis que, d’autre part et de plus, sous l'effet de leur saturation, ces marchés tendent à devenir fluctuants (parce que liés au renouvellement d'équipements déjà acquis) et à se fragmenter (la massification de la consommation engen­drant par réaction une demande plus différenciée et plus ca­pricieuse). Ce qui convient mal à un appareil productif aussi peu flexible que celui du fordisme, requérant au contraire une demande à la fois uniforme et continue.

4.- Dernier facteur d'épuisement du fordisme: le développe­ment du travail improductif, assurant la circulation du capi­tal (gestion, commercialisation, banques et assurances) ainsi que l'ensemble des conditions sociales, institutionnelles et idéologiques de la reproduction du capital (principalement par les appareils d'Etat). Durant la période fordiste, dans tous les pays capitalistes développés, la masse du travail impro­ductif a crû davantage que celle du travail productif ; tandis que la productivité du travail improductif augmentait bien plus fai­blement que celle du travail productif, notamment parce que les méthodes fordistes sont peu aptes à mécaniser ce type de travail. Conséquence: une inflation des «faux frais» ou «frais généraux» de la production capitaliste sous sa forme fordiste.

L'ensemble des quatre facteurs précédents vont se conju­guer pour provoquer une baisse du taux moyen de profit réalisé par le capital en fonction. Le mouvement s'est amorcé plus tôt dans certains Etats (Grande-Bretagne, Etats-Unis) que dans d'autres (Japon, RFA, France), mais le mouvement est général dans les Etats capitalistes développés au début des années 1970, signifiant clairement l'épuisement de la dynamique for­diste.

Le procès post-fordiste de production

Manifeste à partir des années 1970, l’épuisement du modèle fordiste d’accumulation, fondé sur la taylorisation et la mécanisation du travail ouvrier et employé, met la bourgeoisie au défi d’inventer, d’expérimenter et d’imposer de nouveaux modes de valorisation du capital (de formation de la plus-value), autrement dit de nouvelles formes de domination et d’exploitation du travail. C’est ce à quoi elle va s’employer à partir de ces mêmes années 1970 ; et c’est ce qu’elle n’a pas cessé de faire depuis lors, en introduisant de multiples innovations technologiques et organisationnelles dans le travail mais aussi dans les formes d’emploi, porteuses de nouvelles exigences en matière de flexibilité.

C’est la cohérence de l’ensemble de ces innovations dont je voudrais ici présenter, en supposant qu’elles constituent un nouvel ordre productif. Je le ferai en dessinant les grands traits d’une sorte de modèle idéal, celui de l’usine fluide, flexible et diffuse, qui n’existe à peu près nulle part comme tel mais qui est la synthèse cohérente des principales tendances à l’œuvre dans les transformations en cours du procès capitaliste de production, avant de souligner son originalité et ses points de rupture par rapport à l’ancien paradigme productif fordiste, notamment quant à ses exigences de flexibilité.

Avec la grande entreprise taylorisée et mécanisée typique du fordisme, le capital s’était doté d’un type d’organisation du travail apte à dégager constamment de nouveaux gains de productivité et, partant, à valoriser le capital par formation de plus-value relative. Il s’agit toujours pour lui de persister dans cette voie, mais en dépassant les limites rencontrées par l’entreprise fordiste. Telle est l’ambition fondamentale du nouveau type d’entreprise en train de se développer sous nos yeux et dont les trois caractéristiques essentielles sont la fluidité, la flexibilité et la diffusion dans l’espace sociale.

L'usine fluide. Il s'agit de se rapprocher de l'idéal de la production en continu, sans temps morts ni arrêts. Idéal que les modes spécifiquement for­distes de production ne réalisaient que très imparfaitement en multipliant les temps morts entre les différentes séries d'opérations parcellaires ainsi que les «en cours»: les pièces en attente, les stocks intermédiaires, les pièces défectueuses à retoucher, etc. Idéal à atteindre: la production «fluente» des industries de process (industrie chimique, sidérurgie, cimenterie et verrerie, industrie agroalimentaire, etc.). On reconnaît ici l’exigence actuelle de production à flux tendus ou «just in time».

L'enjeu est double. D’une part, il s’agit d’obtenir de nouveaux gains d'intensité et de productivité du travail, donc accroître le taux d'exploitation de la force de travail, le taux de plus-value. Mais il s’agit aussi, d’autre part, d’accélérer la vitesse de rotation du capital, en luttant contre la flânerie du capital productif, de la même manière que le taylorisme visait à mettre fin à la flânerie des ouvriers. Les deux facteurs se conjuguant pour améliorer la profitabilité du capital.

L'usine flexible. Il s'agit d'adapter le procès de production aux aléas du procès de circulation, en faisant face à une demande à la fois de plus en plus diversifiée et de plus en plus fluctuante, constamment variable par conséquent en volume et en composition. Ce que les modes fordistes de produire (production en grande série uniforme d'une gamme limitée de produits) ne permettaient pas, fort mal ou (au mieux) très peu. Autrement dit, il s’agit de piloter la production par l’aval: à la limite, ne produire que ce qui est déjà vendu, ajuster constamment l’offre  à la demande ; là où, au contraire, le fordisme cherchait à ajuster la demande à l’offre (par le biais du couplage des augmentations de salaires avec les gains de productivité).

L'enjeu est ici triple. Il s’agit d’obtenir, d'une part, un accroissement de l'intensité du travail (en supprimant ou réduisant les temps morts entre les différentes séries productives) ; d'autre part, une économie de capital fixe (en permettant de faire baisser la composition organique du capital), par exemple en usinant des produits divers par un même système de machines ; enfin, encore une fois, une rotation accélérée du capital (en luttant contre la flânerie du capital-marchandise, en attente de réalisation. Trois facteurs propres à apprécier le taux de profit.

L'usine diffuse. Au lieu de concentrer en un même lieu le maximum de fonctions productives et gestionnaires comme le faisait l'usine fordiste, il s'agit désormais de diffuser le procès de production à travers tout l'espace social. L'usine diffuse suppose toujours une unité centrale qui coordonne et planifie la production de tout un réseau d'unités périphériques, qui peuvent atteindre le nombre de plusieurs centaines, voire de plusieurs milliers. Elle dirige et contrôle le tout (la totalité du réseau) sans avoir toutefois à tout di­riger et contrôler: à la concentration pyramidale de l’usine fordiste se substitue la gestion fluide et flexible d'un réseau d'unités de production disséminées.

Cette diffusion revêt de multiples formes qui reviennent toutes à externaliser une partie des fonctions productives (au sens large) jusqu'alors incluses dans le champ organisa­tionnel de la grande industrie. Ce qui peut s’obtenir par la déconcentration et la délocalisation de segments du procès de production (qui peut prendre des dimensions internationales, comme on l’a vu dans la partie précédente) ; par le développement de la filialisation et de la sous-traitance (externalisation d'une partie du travail très qualifié ou, au contraire, totalement déqualifié ); enfin par le recours à des formes marginales de travail: travail à domicile, travail au noir.

L'enjeu est, là encore, double. D'une part, il s’agit de mettre une partie du capital social (celle concentrée et centralisée dans les grandes entreprises) à l'abri des fluctuations périodiques ou erratiques des conditions de valorisation en en reportant la charge sur le restant du capital: faire varier l'engagement en capi­tal (constant et variable) en fonction des fluctuations du marché et de la conjoncture économique générale, en faisant jouer aux filiales et aux sous-traitants le rôle d'édredons amortissant les à-coups de la production qui peuvent en résulter. Et surtout, d'autre part, il s’agit de casser le rapport de forces favorable aux travailleurs que la concentration fordiste de la production avait permis de construire au sein de ces «usines forteresses» qu’étaient devenues certaines entreprises fordistes, en dispersant spatialement et juridiquement les travailleurs[2].

Les innovations du procès de production post-fordiste apparaissent lorsqu’on passe en revue les différents moyens qu’il met lui-même en œuvre pour atteindre les objectifs précédents de fluidité, de flexibilité et de diffusion. En premier lieu, une nouvelle base technologique, essentiellement caractérisé par le passage du principe mécanique au principe automatique, de la mécanisation du procès de travail à son automation, par incorporation dans le procès de travail de système de machines capables d'autorégulation grâce à leur pilotage par des ordinateurs. La «production assistée par ordinateur» est la condition notamment de la fluidité et de la flexibilité du procès de travail: elle permet, par exemple, de traiter simultanément différents modèles le long d’une même chaîne de montage automobile à répondant ainsi à une demande diversifiée variable quotidiennement.

A quoi s’ajoutent, en second lieu, de nouvelles formes d'organisation du procès de travail (de division de travail dans l'atelier) et d’usage des forces de travail. A la relation ouvrier spécialisé/machine spécialisée, cellule de l'organisation fordiste, se substitue une relation équipe polyvalente/système de machines elles aussi polyvalentes. La mise en œuvre de l'automatisation suppose donc, d’une part, la constitution d'équipes de travail réunissant toutes les compétences nécessaires au pilotage, à la surveillance, mais aussi à la maintenance des systèmes automatisés, dans lesquelles chaque travailleur doit être capable d'intervenir sur plusieurs machines différentes à la fois et où tous les travailleurs sont responsables des performances de l’ensemble de l’équipe. Ainsi la fluidité et la flexibilité du procès de travail requièrent-elles aussi celle de l'organisation du travail elle-même, et par conséquent l'abandon de l'organisation du travail en postes fixes et spécialisés. D’autre part, et simultanément, elles exigent aussi  une pluralité de compétences (de savoirs et de savoir-faire) de la part de chacun des travailleurs. Ainsi la fluidité et la flexibilité du procès de travail se traduisent globalement par une remontée vers le haut des qualifications et du niveau de formation générale et professionnelle des opérateurs de base.

Ainsi, l'atelier fluide et flexible semble devoir déboucher sur un certain dépassement du taylorisme, à travers une relative recomposition des fonctions d'exécution et des fonctions de conception. Ce qui entraîne nécessaire un bouleversement de toutes les qualifications ouvrières, impliquant, d’une part, la promotion de certaines catégories d’ouvriers ; mais aussi, inversement, le déclassement voire l’invalidation radicale des moins aptes (des moins qualifiés).

En troisième lieu, les précédents objectifs de flexibilité du capital imposent de nouveaux modes d’échange (achat-vente) et d’usage de la force de travail, impliquant un profond remodelage du rapport salarial. Tant la flexibilité du procès de travail (l'adaptation du procès de production aux fluctuations du procès de circulation) que l'éclatement de l'espace productif (l'usine diffuse) requièrent en effet:

- la flexibilité du contrat de travail: l'assouplissement des conditions légales ou conventionnelles régissant le contrat de travail (essentiellement les condi­tions d'embauche et de licenciement), impliquant notamment la possibilité de recourir facilement au travail à temps partiel et au travail temporaire: ici flexibilité du capital rime directement avec précarité du travail ;

-   la flexibilité du temps de travail: l'aménagement du temps de travail en fonction des aléas de la production par l'adoption de multiples formules d'horaires variables (sur la journée, la semaine, l'année) et, là encore, des recours plus fréquents au travail à temps partiel ; flexibilité du capital rime ici avec la mise à disposition quasi permanente de travailleurs ;

- la flexibilisation du salaire direct, sa variabi­lité en fonction de la situation micro-économique (les résultats de l’entreprise) ou macro-économique (la conjoncture économique globale). Cela passe par l'abolition des seuils minima de salaire, qu'ils soient légaux ou conventionnels, au moins pour cer­taines catégories de travailleurs ; mais aussi par l'abolition des mécanismes d'indexation des salaires sur les prix et la productivité. Et, inversement, cela passe par l'adoption, à leur place, de nouveaux mécanismes de formation du salaire direct, de nature plus concurrentielle, tenant compte à la fois de la situation économique générale, des résultats propres à l'entreprise, enfin de la performance individuelle de chaque salarié. La flexibilité du capital exige ici  en définitive l’individualisation maximale du salaire (notamment sous la forme de la multiplication des primes individuelles) et, par conséquent, le dépérissement de la négociation collective en la matière ou, du moins, son confinement au niveau de l'entreprise.

En quatrième lieu, enfin, l’ensemble des processus précédents passe par de nouveaux modes de mobilisation idéologique de la force de travail. Le procès de travail fordiste induisait un désinvestissement du travailleur à l'égard d'un travail dépourvu de sens et d'intérêt ; et, tant qu'il ne se muait pas en révolte passive (absentéisme et turn-over trop importants) ou active (sabotage et grève), le procès de travail fordiste pouvait tolérer un tel désinvestissement. Ce n'est plus le cas du procès de production post-fordiste qui suppose l'investissement du travailleur dans les objectifs de productivité et de qualité («zéro temps mort», «zéro défaut», etc.). Ce qui se traduit, tout à la fois par la réorganisation du procès de travail que je viens d'évoquer, rendant chaque travailleur responsable des résultats de toute l’équipe et plaçant, par conséquent, chacun sous la surveillance et le contrôle de ces collègues ; par l'évolution en conséquence du rôle de l'encadrement (du modèle militaire du caporal au modèle sportif du chef d'équipe) ; par l'organisation de «groupes de discussion» ou «cercles de qualité» où sont débattues de toutes les questions techniques et organisationnelles relatives à la production ; par l'intéressement des travailleurs aux résultats économiques de l'entreprise (primes de qualité, primes de productivité) ; par la revalorisation de l'image de l'entreprise (comme lieu de synergie et de consensus), etc.

Les voies externes de la flexibilité

L’analyse précédente pourrait cependant laisser croire que le procès de production post-fordiste est capable d’engendrer par lui-même la flexibilité dont le capital a aujourd’hui besoin. En fait, il n’en est rien. Il lui faut encore le secours de médiations qui sont et restent en partie externes à sa dynamique immédiate. Je dois me contenter de les évoquer sans pouvoir développer ici leur analyse autant qu’il serait nécessaire.

Au premier rang de ces dernières figure le chômage de masse qui est allé s’aggravant depuis une trentaine d’années. Sans ce dernier, sans l’exacerbation de la concurrence qu’il introduit entre les membres de «l’armée industrielle de réserve» du capital, sans la menace permanente qu’il fait peser sur les membres de «l’armée industrielle active», jamais ni les premiers ni les seconds n’auraient accepté et n’accepteraient la diffusion des multiples formes de travail précaire et de la flexibilisation de l’échange et de l’usage des forces de travail précédemment décrites. Comme toujours en période de crise, le chômage est le meilleur chien de garde du capital, dont l’effet disciplinaire est d’autant plus redoutable qu’il opère de manière silencieuse et insidieuse: nul aboiement n’est nécessaire, nul besoin de montrer les crocs, le spectacle quotidien de la misère des exclus et la peur qu’elle inspire se chargent de rappeler aux salariés employés ou à ceux à la recherche d’un emploi ce qu’ils pourraient leur en coûter de ne pas se soumettre aux exigences capitalistes de flexibilité.

L’exacerbation de la concurrence entre les travailleurs, employés ou inemployés, nécessaire à la réalisation des exigences actuelle de flexibilité du capital, opère encore par un second biais, celui de leur mise en concurrence internationale (en fait transnationale). Dans le contexte de la phase actuelle de la «mondialisation» du capital, cette mise en concurrence s’exerce essentiellement sous trois formes. Les deux premières sont anciennes, bien que la phase actuelle en ait accru singulièrement l’intensité. Il s’agit, d’une part, du commerce international, de la circulation internationale des marchandises. En effet, par l’intermédiaire de la mise en concurrence internationale des marchandises, ce sont directement les capitaux qui cherchent à se valoriser à travers leur vente et, par voie de conséquence, les travailleurs employés par ces capitaux, leurs salaires et leurs conditions d’emploi et de travail, qui sont mis en concurrence. Envisagées sous cet angle, on comprend mieux l’intérêt stratégique de la «libéralisation» des échanges marchands et des négociations qui se déroulent en permanence dans et autour de l’Organisation mondiale du commerce (OMC).  Il s’agit, d’autre part, de la circulation internationale des forces de travail, autrement dit de l’importation par les Etats capitalistes centraux de main-d’œuvre en provenance des Etats périphériques ou semi périphériques. Les mesures légales de limitation de l’immigration prise par les premiers et le durcissement continu de leurs législations concernent le séjour des travailleurs immigrés ne doivent pas masquer l’ampleur de l’immigration réelle qui, pour être illégale, n’en sert pas moins les intérêts du capital ; bien plus, c’est son caractère illégal qui y contribuent le mieux, en exacerbant encore la concurrence entre travailleurs, immigrés ou nationaux.

A ces deux formes anciennes, la phase actuelle de «mondialisation» ajoute aujourd’hui les effets de l’accroissement, de l’extension et de l’intensification de la circulation internationale des capitaux, notamment sous la forme des investissements directs à l’étranger (IDE), dont les fameuses «délocalisations» sont les formes les plus spectaculaires, précisément par les effets de mise en concurrence des travailleurs qu’elles manifestent. Dans ce dernier cas, il n’est que trop évident que, par la pression à la baisse qu’elle exerce sur les conditions d’emploi, de travail et de rémunération des salariés dans les Etats centraux tout comme dans les Etats semi-périphériques,  la circulation internationale du capital est un autre merveilleux moyens mis en œuvre par le capital pour parvenir à ses fins de flexibilité. Elle se conjugue d’ailleurs directement avec les exigences et les opportunités du procès de production post-fordiste, puisqu’elle correspond en fait à l’extension planétaire de ce procès sous la forme de la localisation de ces différents segments dans des aires dispersées, en fonction des exigences de valorisation ou de réalisation du capital.

La prédominance du capital financier sur le capital industriel et commercial, qui caractérise la phase actuelle de «mondialisation» du capital constitue une troisième médiation par l’intermédiaire de laquelle la flexibilité du capital dans son ensemble se réalise. Forme la plus fluide et la plus flexibilité du capital, la plus «mondialisée» aussi de ce fait, le capital financier tend en effet à imposer aujourd’hui ses exigences de flexibilité aux autres fractions du capital qui opèrent dans le procès de reproduction (ce que les économistes nomment «l’économie réelle»), immédiatement en ce qui concernent les grands conglomérats industriels ou commerciaux (le capital concentré) qu’il contrôle par le biais des banques ou des bourses et, médiatement, en ce qui concerne le  restant du capital (le capital diffus) placée en situation de sous-traitance ou de subordination par rapport au précédent, qui répercute pleinement sur eux, en les amplifiant, les exigences générales de flexibilité. Dans cette mesure même, cette prédominance du capital financier ne doit nullement se comprendre comme une autonomisation de ce dernier, mais bien plutôt comme la forme sous laquelle se réalisent aujourd’hui les exigences générales de valorisation de l’ensemble du capital, notamment en ce qu’elles impliquent une flexibilisation généralisée des conditions d’emploi et de travail. En ce sens, l’autonomie apparente conquise par le capital financier n’est que la forme détournée sous laquelle se réalisent les exigences de reproduction du capital en général.

Enfin, comme toujours, l’ensemble des conditions antérieures ne pourraient se réaliser sans l’intervention décisive de l’Etat, plus exactement de l’actuel système des Etats qui constitue la structure institutionnelle du capitalisme «mondialisé». Sont ici notamment en jeu les politiques néo-libérales de déréglementation des marchés, de démantèlement des réglementations et régulations mises en place dans le cadre des différents Etats-nations au cours de la période fordiste. Sans un pareil démantèlement, l’internationalisation (en fait la transnationalisation) des marchés précédemment mentionnée, qu’il s’agisse de la circulation des marchandises, des investissements directs ou des flux financiers, n’aurait pu avoir lieu ni sur une telle échelle ni à une telle vitesse. Mais ces politiques néolibérales ont fourni un appui bien plus décisif encore à la réalisation des exigences de flexibilité du capital en contribuant directement au démantèlement de la réglementation légale ou conventionnelle des conditions d'embauche, d'emploi et de licenciement de la main-d’œuvre, à la suppression  des seuils minimaux, légaux ou conventionnels, en matière de salaire (salaire minimal), à la désindexation des salaires sur les prix et sur la productivité, à la dévalorisation et au dépérissement du principe de la négociation collective et centralisée des conditions d’échange et d'usage de la force de travail (le contrat de travail), au bénéfice de l’individualisation la plus poussée possible du rapport salarial.

Au vu des quelques éléments d’analyse réunis dans cet article, on réalise que la flexibilité dont le capital s’enorgueillit – dont il a fait son slogan et qu’il érige même en valeur éthique et esthétique – a pour contrepartie la souplesse d’échine des prolétaires, salariés ou chômeurs, sur lesquels elle pèse. C’est dire aussi qu’elle ne durera que le temps que ces derniers accepteront de courber la tête.

*Alain Bihr est professeur de sociologie à l’Université de Franche-Comté. Il a notamment publié aux Editions Page deux La reproduction du Capital (2001) et La Préhistoire du Capital.Le devenir-monde du capitalisme (T 1) en novembre 2006. Il est un des animateur de la publication A Contre-Courant.

1.Le Manifeste du Parti communiste in Karl Marx et Friedrich Engels, Oeuvres choisies en deux volumes, Editions du Progrès, Moscou, tome 1, page 25.

2. J’insiste sur le fait qu’il s’agit d’un idéal-type, un modèle abstrait, qui prétend simplement rendre compte de la cohérence de certaines tendances actuellement à l’heure dans le procès de production. D’une part, ces tendances se réalisent très inégalement selon les continents, les Etats, les secteurs et les branches de la division sociale du travail ; si bien que les procès de travail concrets mêlent, juxtaposent et superposent en fait fréquemment des éléments hétérogènes pour partie post-fordistes, pour partie fordistes, pour partie même pré-fordistes. D’autre part, la mise en œuvre de ces tendances ne va pas non plus sans contradiction, qui en contrecarrent et en ralentissent la diffusion, mais sur lesquelles je dois ici faire l’impasse. 

Haut de page
Retour


case postale 120, 1000 Lausanne 20
Pour commander des exemplaires d'archive:

Soutien: ccp 10-25669-5

Si vous avez des commentaires, des réactions,
des sujets ou des articles à proposer: