Amérique latine

Soldat de l'arméée brésilienne

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Le nouveau militarisme en Amérique du Sud

Raúl Zibechi *

Les sociétés sud-américaines sont en train de se militariser, par l’intervention de la principale puissance régionale, qui sans aucun doute est un facteur clé sur le continent, mais aussi comme conséquence des profonds changements économiques et politiques, que nous appelons néolibéralisme.

Il y a quelques mois, une commission officielle de militaires brésiliens s’est rendue au Vietnam. La délégation, composée de colonels et de lieutenants-colonels, a visité Hanoi, Ho Chi Min (ancienne Saigon) et la province de Cu Chi, où l’on a conservé 250 kilomètres de tunnels construits pendant la guerre contre les Etats-Unis, dans l’objectif de faire des «échanges sur la doctrine de résistance». Sur la page web de l’armée brésilienne, le général Claudio Barbosa Figueiredo, chef du Commandement militaire de l’Amazonie, assure que le Brésil va affronter des actions similaires à celles qui ont eu lieu au Vietnam, et aujourd’hui en Irak, dans le cas d’un conflit qui impliquerait l’Amazonie. «La stratégie de la résistance ne diffère pas beaucoup de la guerre de guérilla, et c’est une ressource que l’armée adoptera sans hésiter face à une possible confrontation avec un pays ou un groupe de pays au potentiel économique et militaire plus grand que le Brésil». Il ajoute que «l’on devra compter sur la forêt tropicale elle-même comme alliée pour combattre l’envahisseur» [1]. La nouvelle eut un faible impact dans les médias, mais elle met en relief le fait que les forces armées du Brésil ont des plans stratégiques propres, et qu’ils considèrent les Etats-Unis comme ennemi militaire potentiel.

En décembre dernier, le Venezuela a signé un accord avec la Russie pour l’achat de 110.000 fusils Kalachnikov, 33 hélicoptères d’assaut, d’attaque et de transport lourd, et 50 avions de chasse ; il en a signé un autre avec l’Espagne pour l’acquisition de matériel naval aéronautique, dont quatre destroyers, et 50 avions de combat et d’entraînement au Brésil. Ces achats font partie de la «constante actualisation des forces armées vénézuéliennes, son bon niveau d’entretien et la permanente mise à jour de ses plans de modernisation et d’acquisition d’armements», selon le Bilan militaire de l’Amérique du Sud. [2] La nouvelle a été reçue par de fortes critiques de la part du secrétaire de la Défense de la Maison blanche, Donald Rumsfeld, et le département d’Etat a assuré qu’il s’agissait du «début d’une course à l’armement» [3]. Parallèlement, la nation sud-américaine a activé à la mi-avril son armée de réserve, «qui doit atteindre deux millions de membres et fait partie de la nouvelle doctrine de défense du Venezuela» [4]. La décision a été prise le 13 avril [5], jour du troisième anniversaire du coup d’état qui a écarté Hugo Chavez du gouvernement pendant quelques heures.

Des sources dans la presse assurent que Peter Goss, le directeur de la CIA, a révélé fin février devant une commission du sénat des Etats-Unis, que l’agence dispose de “preuves” de réunions entre les FARC (Forces armées révolutionnaires de Colombie) et le réseau islamique de Ben Laden, dans le but de coordonner des attaques terroristes dans la région. [6] Selon cette version, la «menace terroriste» serait imminente en Amérique latine, donnant comme exemple et modèle les attentats à Buenos Aires contre l’ambassade d’Israël et contre la AMIA (institution juive de solidarité), dans les années 90, et qui avaient causé la mort de centaines de personnes.

Sorties de leur contexte, les trois informations précédentes - et beaucoup d’autres que l’on pourrait ajouter - peuvent donner l’impression que l’Amérique du sud s’achemine vers des confrontations militaires imminentes, et que la militarisation avance à pas de géant. La réalité, cependant, est tout autre. Le Venezuela, malgré le renforcement de ses forces armées, se situe à la sixième place dans le ranking continental de pouvoir militaire en Amérique du Sud, élaboré par la revue Military Power Review en 2004. La première place est occupée par le Brésil (653 points), la deuxième par le Pérou (419), suivent ensuite le Chili (387), la Colombie (314) et le Venezuela (282).

Par ailleurs, l’Amérique latine est l’une des régions du monde de plus faible tension, et l’une de celles qui consacrent le moins de son produit intérieur brut (PIB) au budget militaire, soit à peine 1,5%. Ce chiffre contraste avec les 4% du PIB que consacre l’Union européenne en dépenses militaires, les 3% des Etats-Unis (qui représentent 47% des dépenses militaires de la planète), et les 12% du Moyen-Orient. Une bonne partie des achats et des investissements en armement que réalisent plusieurs pays sud-américains ne visent qu’à renouveler un matériel militaire acheté dans les années 60, en fin de vie utile et obsolète.

Malgré cela, et bien que cela paraisse contradictoire, on peut parler d’une militarisation croissante du continent. Mais aujourd’hui elle passe par des chemins nouveaux, qui n’ont plus grand-chose à voir avec les stratégies militaires antérieures. A grands traits, on peut établir quatre raisons pour la montée d’un nouveau militarisme: le Plan Colombie comme point émergent de la nouvelle stratégie régionale de Washington, qui inclut la lutte contre le trafic de drogue et la guérilla, et le contrôle de la biodiversité de la région andine, du Venezuela à la Bolivie ; les nouvelles formes qu’adopte la guerre à l’époque néolibérale, autrement dit la privatisation de la guerre ; le nouveau rôle du Brésil sur le continent, unique nation du Sud pauvre à avoir une autonomie stratégique militaire. Le quatrième facteur provient de tentatives des élites de chaque pays, pous