Le nouveau militarisme en Amérique du Sud
Raúl Zibechi *
Les sociétés sud-américaines sont en train de se militariser, par l’intervention de la principale puissance régionale, qui sans aucun doute est un facteur clé sur le continent, mais aussi comme conséquence des profonds changements économiques et politiques, que nous appelons néolibéralisme.
Il y a quelques mois, une commission officielle de militaires brésiliens s’est rendue au Vietnam. La délégation, composée de colonels et de lieutenants-colonels, a visité Hanoi, Ho Chi Min (ancienne Saigon) et la province de Cu Chi, où l’on a conservé 250 kilomètres de tunnels construits pendant la guerre contre les Etats-Unis, dans l’objectif de faire des «échanges sur la doctrine de résistance». Sur la page web de l’armée brésilienne, le général Claudio Barbosa Figueiredo, chef du Commandement militaire de l’Amazonie, assure que le Brésil va affronter des actions similaires à celles qui ont eu lieu au Vietnam, et aujourd’hui en Irak, dans le cas d’un conflit qui impliquerait l’Amazonie. «La stratégie de la résistance ne diffère pas beaucoup de la guerre de guérilla, et c’est une ressource que l’armée adoptera sans hésiter face à une possible confrontation avec un pays ou un groupe de pays au potentiel économique et militaire plus grand que le Brésil». Il ajoute que «l’on devra compter sur la forêt tropicale elle-même comme alliée pour combattre l’envahisseur» [1]. La nouvelle eut un faible impact dans les médias, mais elle met en relief le fait que les forces armées du Brésil ont des plans stratégiques propres, et qu’ils considèrent les Etats-Unis comme ennemi militaire potentiel.
En décembre dernier, le Venezuela a signé un accord avec la Russie pour l’achat de 110.000 fusils Kalachnikov, 33 hélicoptères d’assaut, d’attaque et de transport lourd, et 50 avions de chasse ; il en a signé un autre avec l’Espagne pour l’acquisition de matériel naval aéronautique, dont quatre destroyers, et 50 avions de combat et d’entraînement au Brésil. Ces achats font partie de la «constante actualisation des forces armées vénézuéliennes, son bon niveau d’entretien et la permanente mise à jour de ses plans de modernisation et d’acquisition d’armements», selon le Bilan militaire de l’Amérique du Sud. [2] La nouvelle a été reçue par de fortes critiques de la part du secrétaire de la Défense de la Maison blanche, Donald Rumsfeld, et le département d’Etat a assuré qu’il s’agissait du «début d’une course à l’armement» [3]. Parallèlement, la nation sud-américaine a activé à la mi-avril son armée de réserve, «qui doit atteindre deux millions de membres et fait partie de la nouvelle doctrine de défense du Venezuela» [4]. La décision a été prise le 13 avril [5], jour du troisième anniversaire du coup d’état qui a écarté Hugo Chavez du gouvernement pendant quelques heures.
Des sources dans la presse assurent que Peter Goss, le directeur de la CIA, a révélé fin février devant une commission du sénat des Etats-Unis, que l’agence dispose de “preuves” de réunions entre les FARC (Forces armées révolutionnaires de Colombie) et le réseau islamique de Ben Laden, dans le but de coordonner des attaques terroristes dans la région. [6] Selon cette version, la «menace terroriste» serait imminente en Amérique latine, donnant comme exemple et modèle les attentats à Buenos Aires contre l’ambassade d’Israël et contre la AMIA (institution juive de solidarité), dans les années 90, et qui avaient causé la mort de centaines de personnes.
Sorties de leur contexte, les trois informations précédentes - et beaucoup d’autres que l’on pourrait ajouter - peuvent donner l’impression que l’Amérique du sud s’achemine vers des confrontations militaires imminentes, et que la militarisation avance à pas de géant. La réalité, cependant, est tout autre. Le Venezuela, malgré le renforcement de ses forces armées, se situe à la sixième place dans le ranking continental de pouvoir militaire en Amérique du Sud, élaboré par la revue Military Power Review en 2004. La première place est occupée par le Brésil (653 points), la deuxième par le Pérou (419), suivent ensuite le Chili (387), la Colombie (314) et le Venezuela (282).
Par ailleurs, l’Amérique latine est l’une des régions du monde de plus faible tension, et l’une de celles qui consacrent le moins de son produit intérieur brut (PIB) au budget militaire, soit à peine 1,5%. Ce chiffre contraste avec les 4% du PIB que consacre l’Union européenne en dépenses militaires, les 3% des Etats-Unis (qui représentent 47% des dépenses militaires de la planète), et les 12% du Moyen-Orient. Une bonne partie des achats et des investissements en armement que réalisent plusieurs pays sud-américains ne visent qu’à renouveler un matériel militaire acheté dans les années 60, en fin de vie utile et obsolète.
Malgré cela, et bien que cela paraisse contradictoire, on peut parler d’une militarisation croissante du continent. Mais aujourd’hui elle passe par des chemins nouveaux, qui n’ont plus grand-chose à voir avec les stratégies militaires antérieures. A grands traits, on peut établir quatre raisons pour la montée d’un nouveau militarisme: le Plan Colombie comme point émergent de la nouvelle stratégie régionale de Washington, qui inclut la lutte contre le trafic de drogue et la guérilla, et le contrôle de la biodiversité de la région andine, du Venezuela à la Bolivie ; les nouvelles formes qu’adopte la guerre à l’époque néolibérale, autrement dit la privatisation de la guerre ; le nouveau rôle du Brésil sur le continent, unique nation du Sud pauvre à avoir une autonomie stratégique militaire. Le quatrième facteur provient de tentatives des élites de chaque pays, poussées par Washington, pour contenir la protestation sociale par la militarisation des sociétés et la criminalisation des mouvements sociaux.
Vieux militarisme, nouveaux contrôles
Ayant comme objectif de garder la suprématie mondiale, les entreprises états-uniennes prétendent contrôler les nouvelles sources de pouvoir économique (liées à la diversité biologique), en même temps qu’ils cherchent à ne pas perdre le contrôle sur les anciennes (en particulier les hydrocarbures). Sur ce dernier thème, il existe une vaste bibliographie et des dizaines d’articles de journaux. Il suffit de rappeler les mots de Georges W. Bush, prononcés en 2000: «Jamais auparavant dans leur histoire, les Etats-Unis n’avaient été aussi dépendants du pétrole étranger. En 1973, le pays a importé 36% de ses besoins en pétrole. Aujourd’hui, les Etats-Unis importent 56% de leur pétrole brut». S’assurer le contrôle des ressources pétrolières sud-américaines (le Venezuela est le 4e fournisseur de pétrole des Etats-Unis, dont il fournit 15% des besoins, et la Colombie en est le 5e fournisseur), demande un contrôle territorial d’enclave (contrôle intense sur des zones réduites) à ces endroits où sont produites des richesses.
Par ailleurs, la suprématie économique exige de garder de l’avance dans les nouveaux secteurs qui peuvent permettre une relance de l’économie, et par conséquent amener à de nouveaux profits. Cet objectif implique le contrôle et la possession desdits «territoires complexes», ces zones à grande biodiversité génératrice d’endémismes, dont le contrôle peut permettre à la superpuissance d’affronter les défis provenant de l’Est (Chine, Inde et Japon). Mais utiliser et monopoliser la biodiversité exige une présence sur le vaste territoire qui va de l’Amazonie au sud du Mexique, la région la plus riche en biodiversité de la planète. [7]
Pour affronter ces défis, la Maison blanche semble avoir donné priorité au Southern Command (le Commandement Sud) basé à Miami. Son importance croissante rend visible le caractère central acquis par la dimension militaire dans le nouvel ordre mondial post 11-Septembre. Ce que Brian Loveman appelle «full spectrum threat dominance» (domination du large spectre de menaces) [8], qui implique d’envisager les principales questions de société - de la santé à l’immigration, en passant par l’agriculture et l’économie - comme des questions de sécurité. Selon certains analystes, le Commandement Sud est devenu le principal interlocuteur des gouvernements latino-américains, et l’articulateur de la politique extérieure et de défense états-unienne dans la région. [9] Le Commandement Sud a plus d’employés travaillant sur l’Amérique latine que les départements d’Etat, de l’Agriculture, du Commerce, du Trésor, et de la Défense tous réunis.
La présence militaire directe dans la région s’est intensifiée et diversifiée depuis la désactivation de la base Howard au Panamá, en 1999. Le Commandement Sud est aujourd’hui responsable des bases de Guantánamo (Cuba) Fort Buchanan et Roosevelt Roads (Puerto Rico), Soto Cano (Honduras) et Comalapa (El Salvador) ; et des bases aériennes récemment créées de Manta (Equateur), Reina Beatriz (Aruba) et Hato Rey (Curaçao). De plus, il gère un réseau de 17 garnisons terrestres de radars: trois fixes au Pérou, quatre fixes en Colombie, et le reste mobiles et secrètes dans des pays andins et des Caraïbes. [10] La Colombie est désormais le quatrième destinataire d’aide militaire des Etats-Unis dans le monde, après Israël, l’Egypte et l’Irak, et l’ambassade à Bogotá est la deuxième plus grande du monde après celle de l’Irak.
Plusieurs analystes soutiennent que Washington poursuit la création d’une «force militaire sud-américaine», ou encore une «force armée unique» commandée depuis le Pentagone, pour faire face aux nouveaux défis. [11] D’après cette lecture, entraîner des militaires à l’Ecole des Amériques, comme c’était le cas dans les années 60 et 70, ou créer des groupes de mercenaires tels que la Contra nicaraguayenne dans les années 80, ne suffit plus: il faut créer un dispositif militaire continental avec un commandement unifié. Cet ambitieux projet peut être interprété comme la version militaire du «marché unique» de l’Alaska à la Patagonie qu’est la ZLEA [Zone de libre échange des Amériques] [12].
Cette militarisation des relations entre les Etats-Unis et l’Amérique latine aurait en outre l’objectif de lutter contre les défis actuels et futurs de la région. Il faut rappeler que certains secteurs conservateurs de l’establishment états-unien considèrent qu’il existe un «axe du mal» régional constitué par le Brésil, le Venezuela et Cuba. [13]
Ce projet de force armée unique se trouvait déjà bien avancé avant le 11-Septembre 2001. Les changements mondiaux, l’attention portée par les Etats-Unis à l’Afghanistan et l’Irak, et la nouvelle situation en Amérique latine, semblent avoir ajourné sa concrétisation. En effet, en août 2001, ont eu lieu les manœuvres Cabañas 2001, dans la province de Salta, au nord de l’Argentine.
L’opération Cabañas s’est tenue dans la même province où l’on enregistrait les coupures de routes les plus importantes du mouvement piquetero. Plus de 1.200 effectifs de neuf pays (Argentine, Etats-Unis, Bolivie, Brésil, Chili, Equateur, Paraguay, Pérou et Uruguay) réalisèrent des manœuvres durant plusieurs jours, entièrement financées par Washington, qui a même fourni les rations de nourriture. Les troupes sont entrées dans le pays sans autorisation du Congrès, comme l’exige la Constitution. Selon la presse, les manœuvres avaient pour objectif «d’entraîner des militaires latino-américains en situation d’agitation urbaine». Mais le plus intéressant est que les manœuvres ont donné lieu à un débat national au cours duquel apparurent des preuves montrant que «les Etats-Unis ont programmé l’établissement de trois bases en territoire argentin: la base Antartida au sud, Delta au centre, et Salta au nord». [14]
L’une des nouveautés qui a fait surface est que dans le delta stratégique du fleuve Paraná - à très courte distance du pont stratégique Zárate-Brazo Largo, et du principal centre industriel argentin, le complexe Zárate-Campana - il pourrait y avoir un contingent militaire permanent. Pire encore, à ces moments critiques pour l’Argentine, l’agence Estado (Brésil) confirma que le gouvernement de Fernando de la Rúa [15] négociait la dette totale du pays en échange de bases militaires. [16]
A ces mêmes dates, les Etats-Unis négociaient avec le Brésil, alors présidé par Fernando Henrique Cardoso, la cession de la base militaire d’Alcantara en pleine Amazonie, près de la frontière avec l’Equateur et de la Cordillère des Andes.
Mais les changements politiques de ces dernières années en Argentine, Brésil, Bolivie et Venezuela ont partiellement frustré ces plans. Bien que la situation en Equateur ne soit pas encore définie, la démission de Lucio Gutiérrez [17] peut impliquer un changement de cap adverse pour Bush.
La privatisation de la guerre
D’une certaine manière, l’évolution de la guerre suit le modèle de l’industrie. Dans les années 60, la production à la chaîne (le fordisme, popularisé par Charlie Chaplin dans le film «Les Temps modernes») entra en crise lorsque les travailleurs se rebellèrent contre l’aliénation d’un travail monotone, et contre le contrôle excessif des contremaîtres et de la direction. Les chefs d’entreprises réussirent à reprendre la main dans l’atelier par le biais de formes de travail flexible, en introduisant de nouvelles technologies telles que les robots informatisés, réduisant ainsi le personnel dans les usines, en externalisant (outsourcing) toutes les fonctions qui seraient réalisées dorénavant par des «tiers», et en consolidant la direction. Au niveau de la société, ces nouvelles formes d’organisation de la production se traduisirent par la réduction des états, et la privatisation de secteurs entiers de la production et des services. Ce sont les politiques impulsées par le Consensus de Washington, que l’on a appelé néolibéralisme.
L’une des caractéristiques les plus importantes de nouveau modèle de production, c’est qu’en faisant sortir de l’usine une bonne partie des taches qui auparavant étaient réalisées à l’intérieur, il transforme toutes les fonctions sociales en éléments de la chaîne productive. De cette manière, on peut dire que toute la société commence à fonctionner selon la logique de l’usine, puisque le nouveau modèle se déverse sur l’ensemble de la société.
C’est la même chose avec la guerre. En 2002, il y avait 43 conflits dans le monde, dont un seul était une guerre entre états souverains, autrement dit une guerre «classique» inter-étatique. La réalité montre que «les ‘vieilles guerres’ menées par des états nationaux souverains et régulées par le droit international public, sont substituées progressivement par les ‘nouvelles guerres’, qui sont menées par différents acteurs non étatiques, sans aucun type de régulation légale» [18]. Dans de nombreux pays africains, la guerre a cessé d’être l’interruption violente de la vie quotidienne pour se transformer «en une économie régulée selon ses propres lois, et tournée vers sa reproduction» [19]. L’idée de fond, selon Robert Kurz, est de maintenir à distance les masses énormes de «superflus» pour qu’ils n’interfèrent pas dans la reproduction du système. Cette population en excédent doit être contrôlée et maintenue à distance, et la forme de le faire est la militarisation des flux migratoires et des secteurs sociaux considérés marginaux.
Selon un autre spécialiste en privatisation de la guerre, Darío Azzellini, co-auteur avec Boris Kanzleiter du livre «La privatización de la guerra» (la privatisation de la guerre), ce processus a commencé avec la défaite des Etats-Unis au Vietnam. «Nous revenons à quelque chose de semblable aux économies d’enclave de la période coloniale. Il ne s’agit plus du contrôle territorial, ni de l’imposition d’un modèle de société, aujourd’hui les forces militaires ne contrôlent que les points économiquement intéressants. Cela est très clair en Irak, ils ne sont intéressés que par contrôler les puits de pétrole, comme autrefois ils contrôlaient les plantations de cane à sucre, les mines et autres enclaves coloniales» [20]
Il y a une relation chaque fois plus étroite entre les armées étatiques et les entreprises multinationales, puisque les armées privées travaillent pour les deux. Certaines entreprises, comme la célèbre Halliburton, sont propriétaires d’armées, et il y a des entreprises militaires qui ont des actions dans des entreprises privées, comme c’est le cas des mines dans plusieurs pays d’Afrique. L’un des objectifs qui a amené à la création de corporations militaires privées (CMP) consiste à éluder tout contrôle démocratique. «Si les Etats-Unis envoient 600 soldats en Colombie, cette décision doit passer par le Congrès. Mais si c’est une entreprise privée qui envoie ces soldats, sur la base d’un contrat signé par le Pentagone, le parlement n’a rien à dire, il n’est même pas mis au courant de ce qui se passe», indique Azzellini.
D’après les experts, il y aurait trois types différents de CMP: celles qui interviennent directement sur le champ de bataille, celles qui apportent du conseil et de la formation militaires mais qui ne combattent pas, et finalement celles qui n’offrent que de la logistique, de l’appui technique et du transport. En Irak, les trois types existent. En Amérique latine, uniquement celles des types deux et trois, pour l’instant. Mais sur ce continent tous les programmes anti-drogues sont menés par des entreprises militaires, et les stations radars que contrôle le Commandement Sud sont gérées également par des employés d’entreprises privées. En Colombie, huit Nord-américains sont morts ces dernières années, mais comme ils appartiennent à des entreprises privées, le Pentagone élude toute responsabilité.
La Colombie est le laboratoire d’expérimentation des nouvelles guerres en Amérique latine. Le Congrès des Etats-Unis a autorisé, en octobre dernier, l’augmentation de 400 à 800 militaires sur le sol colombien, tandis qu’il y a 600 civils employés par des entreprises militaires privées, que certaines sources estiment même à 1000. La DynCorp à elle seule (l’une des plus grandes CMP du monde) a en charge 88 hélicoptères et avionnettes du gouvernement états-unien, et aurait entre 100 et 355 employés, dont un tiers sont des citoyens des Etats-Unis [21].
Le Plan Colombie, pour ne pas répéter l’échec du Vietnam (et en particulier le scandale provoqué dans la société nord-américaine par la diffusion d’informations sur la guerre), s’appuie de manière décisive sur les CMP. Depuis que Bill Clinton a mis le Plan en place, le résultat est alarmant: «Le nombre de soldats professionnels a été multiplié par quatre, et par vingt le nombre d’hélicoptères de l’armée, d’avions d’inspection et de conseillers militaires, tandis que le nombre total de paramilitaires qui accueillaient le Plan avec satisfaction est passé de 5.000 à 12.500» [22].
Sur ce point, il apparaît une confluence notoire entre l’activité des CMP et celle du Pentagone. James Petras la résume ainsi: «La véritable préoccupation de la USSOUTHCOM (Commandement Sud) est que les pays voisins de la Colombie (Equateur, Venezuela, Panamá, Brésil), qui subissent les mêmes effets adverses des politiques néolibérales, se mobilisent politiquement contre la domination militaire et les intérêts économiques des Etats-Unis» [23]. Selon lui, il s’agit de militariser une région stratégique, pour s’en assurer le contrôle.
Le cas du Brésil
Le Brésil est l’unique pays latino-américain à disposer d’un plan stratégique de défense. Il est aussi le seul pays de la région à avoir un secteur entrepreneurial national aux intérêts différenciés par rapport au reste du secteur entrepreneurial mondial. Ce fut ce secteur, soutenu par le gouvernement Lula, qui parvint à différer la mise en marche de la ZLEA. Le Brésil, en tant que nation, a un poids propre dans le monde (c’est la dixième puissance industrielle), et est parvenu à définir une stratégie militaire de défense autonome, qui tourne autour du contrôle de l’Amazonie (la principale réserve naturelle du monde, et la première réserve d’eau douce). En somme, nous sommes face à un grand pays avec des intérêts stratégiques définis, avec un patronat et des forces armées à vocation nationaliste, qui ne semblent pas disposés à se laisser soumettre à aucune puissance.
En bonne mesure, cette stratégie s’appuie sur une industrie militaire importante ; dit autrement, le pays a développé une industrie militaire de pointe pour assurer la défense de ses intérêts. Le Brésil est le cinquième exportateur d’armes du monde, si l’on considère l’Union européenne comme une unité. L’entreprise aéronautique Embraer est la quatrième en importance dans le monde, elle fournit à la force aérienne la moitié de son matériel aéronautique, elle fabrique des avions de combat, de surveillance, d’entraînement et de guerre anti-sous-marine [24]. L’industrie militaire brésilienne a construit des navires de guerre et est en train de construire un sous-marin nucléaire.
Le Brésil est opposé au Plan Colombie [25]. Cette opposition ne dépend pas de l’actuel gouvernement, mais de la position stratégique du Brésil sur le continent. Pendant la IVe conférence des ministres de la Défense des Amériques, qui s’est tenue à Manaus en octobre 2000, le président d’alors, Fernando Henrique Cardoso a rejeté la possibilité d’impliquer l’armée brésilienne dans le combat contre la drogue, comme le proposait l’administration Clinton. En réponse au Plan Colombie, le Brésil a mis en marche le Plan Cobra (des initiales de Colombie et Brésil) pour éviter que la guerre dans ce pays implique l’Amazonie brésilienne, et le plan Calha Norte, pour éviter que des guérilleros et des narcotrafiquants passent la frontière [26].
Pendant le gouvernement de Cardoso, il y eut de fréquentes disputes avec les militaires. Certaines furent au sujet de leur bas salaires, mais en 2000, le président démit le commandant de la Force aérienne parce que le gradé était contre l’association d’Embraer avec les capitaux français, ce qui mettait en danger l’autonomie de la principale usine d’armement du Brésil. Mais il y eut davantage. En 2002, entra en service le Sivam (Système de Vigilance de l’Amazonie), annoncé par le Brésil pendant l’ECO-92 [Conférence des Nations unies sur l’environnement, qui s’est tenue à Rio de Janeiro en 1992, ndlr], une décennie plus tôt. Le système surveille toute la région, cinq millions de kilomètres carrés, ce qui représente 61% du territoire national, 30% de la biodiversité de la planète, et territoire qui héberge 12% de la population brésilienne. En 1994, le processus d’appel d’offre pour le Sivam fut remporté par le groupe états-unien Raytheon, selon des méthodes dénoncées comme frauduleuses. Actuellement, les forces armées et le gouvernement Lula s’attachent à renforcer le contrôle de l’Etat sur l’Amazonie, et la tendance est que cela soit fait avec du matériel militaire (surtout les aéronefs) construit au Brésil.
Un long reportage paru dans le journal conservateur Zero Hora de Porto Alegre, en mars 2001, illustre la volonté du Brésil de renforcer son autonomie militaire. La vision que transmet le rapport est que les Etats-Unis encerclent le Brésil: «Les Etats-Unis ont monté en territoire sud-américain et sur les îles proches, au cours des deux dernières années, un ‘cordon sanitaire’ de 20 garnisons militaires, divisées entre bases aériennes et bases de radars» [27]. D’après le rapport, la relation entre les forces armées du Brésil et celles des Etats-Unis est de «non coopération», puisqu’il n’autorise pas la présence de bases états-uniennes sur son territoire, il ne participe pas à des manœuvres conjointes avec les Etats-Unis, et ne reçoit quasiment aucun fonds pour combattre le trafic de drogues. Le rapport rappelle que pendant la dictature militaire brésilienne (1964-1985), les Etats-Unis avaient bloqué la vente d’armes au Brésil, mais que le développement de l’industrie militaire lui a donné une «relative autonomie». De fait, aujourd’hui le Brésil possède «l’unique force militaire d’Amérique du Sud en capacité réelle d’intervention dans d’autres pays, avec des divisions aéroportées». Selon le bulletin électronique Defesanet, dans l’hémisphère sud, le seul pays qui dépasse militairement le Brésil est l’Australie [28].
Fernando Sampaio, recteur de l’Ecole supérieure de géopolitique et stratégie, qui se consacre à l’étude des questions militaires, résume en quelques mots la vision qui domine au Brésil au sujet du Plan Colombie et du déploiement militaire du Pentagone dans la région: «Il s’agit d’une dispute pour l’hégémonie régionale. Le Brésil ne veut pas être un satellite de plus dans cette constellation militaire patronnée par les [nord]-américains». [29] Dans ce but, il semble compter sur des alliés pas du tout négligeables. Un rapport du brigadier général argentin Ruben Montenegro, souligne la «profondeur et la portée auxquelles sont parvenues actuellement les relations entre les forces aériennes du Brésil et de l’Argentine», qui développent des «systèmes de sécurité coopérative dans la région», privilégiant la zone du Mercosur [30] [Marché commun du Cône Sud]. Les exercices Lazo Fuerte [lien fort] entre les deux pays, commencés en 2001, prétendent renforcer «une alliance défensive pour faire face à une invasion sur le territoire souverain de l’un d’entre eux», tandis que les forces armées argentines ont fait un «pari ferme sur le processus d’intégration avec les pays de la région, travaillant fermement à la création d’un espace de paix durable» [31].
Finalement, il faut mentionner que la présence d’une puissance telle que le Brésil a des effets apparemment contradictoires: d’un côté c’est un écueil pour l’hégémonie militaire et politique des Etats-Unis dans la région, mais, pour freiner le déploiement de Washington, le Brésil doit renforcer son appareil militaire et ses alliances dans la région et dans le reste du monde. Une situation certainement paradoxale, qui peut aboutir à une escalade de l’armement et une escalade militariste sur tout le continent, bien au-delà de la volonté des gouvernements sud-américains.
L’Amérique latine, un espace en dispute
Depuis que s’est mis en place le Plan Colombie, et qu’a été fixé le nouveau déploiement militaire des Etats-Unis après la fermeture de la base Howard en 1999 [au Panama], beaucoup de choses ont changé sur le continent. La stratégie de vouloir «faire déborder» la guerre colombienne sur les pays voisins (Venezuela, Equateur et Brésil), en cherchant à les déstabiliser s’ils ne s’adaptent pas à la stratégie tracée par le Plan Colombie, rencontre des difficultés croissantes.
A grands traits, on peut dire que les changements sur la scène politique régionale ont quatre causes: des insurrections et soulèvements populaires, de nouveaux gouvernements dans plusieurs pays, des alliances stratégiques entre des pays de la région, et des nouvelles réalités au sein des armées nationales. Ces changements, qui sont encore en cours, comme l’illustre le récent changement de président en Equateur, forment une carte régionale fluide, en évolution permanente, mais avec une tendance peu favorable aux plans de Washington pour la région.
Depuis l’an 2000, on a enregistré des soulèvements qui ont renversé des gouvernements en Argentine (décembre 2001), en Bolivie (octobre 2003) et en Equateur (avril 2005), en plus de la mobilisation populaire qui a mis un frein au coup d’état contre Hugo Chávez au Venezuela (avril 2002), et lui a permis de remporter le référendum révocatoire de son mandat (août 2004). Outre le cas vénézuélien, les nouveaux gouvernements de Lula au Brésil, Néstor Kirchner en Argentine, Tabaré Vázquez en Uruguay, et Alfredo Palacio en Equateur, prennent leurs distances par rapport aux plans du Pentagone.
A ces changements, en soi déjà très importants, il faut ajouter les “accords stratégiques” établis par plusieurs pays de la région. Le plus significatif, mais non le seul, est celui signé en février de cette année entre le Brésil et le Venezuela. Certains analystes soutiennent qu’il s’agit d’un «nouvel axe géopolitique sur le continent, un revers sévère pour Georges W. Bush, et un isolement historique majeur de Washington» dans la région [32]. Les accords signés par Lula et Chávez englobent une large gamme de domaines: depuis l’intégration économique jusqu’à la coopération militaire, en passant par des entreprises communes en matières d’énergie et de pétrole, et la construction de routes et de ponts. En tout cas, Chávez n’est plus isolé face aux Etats-Unis et à la Colombie, et le Brésil est actuellement un grand acteur dans la région.
Un troisième aspect à souligner est en lien avec les changements sur la «carte» interne des forces armées. Rosendo Fraga, directeur du Centre d’étude pour une nouvelle majorité (Centro de Estudio para una Nueva Mayoria), en Argentine, souligne que la globalisation «a signifié une crise profonde pour les militaires, puisque l’existence et la raison d’être des forces armées étaient étroitement liées à l’existence de l’Etat national» [33].A partir de là, il établit quelques changements, en se référant à l’armée argentine, mais qui peuvent inclure le reste des armées du continent. «Le nationalisme et le patriotisme, qui dans le passé étaient le patrimoine symbolique des droites et des oligarchies, sont aujourd’hui davantage représentés par les secteurs populaires et même par les gauches», affirme Fraga.
Par ailleurs, la détérioration des salaires fait que la carrière militaire n’est plus aussi attractive pour les secteurs de classe moyenne haute, ce qui fait que les forces armées sont recrutées de plus en plus dans des couches plus basses de la société. «Les militaires ont perdu les relations sociales qu’ils avaient historiquement avec les élites dominantes», ajoute-t-il. En outre, la distance intellectuelle entre les officiers et les sous-officiers s’est réduite, puisque ces derniers ont généralement fait des études secondaires, chose qui auparavant n’était que le patrimoine des premiers. 70% des officiers argentins ont un autre emploi, et beaucoup d’épouses de militaires ont des revenus supérieurs à leurs maris. A tout cela, il faut ajouter des changements culturels. «Dans la famille militaire, le mari collabore aussi dans les taches du foyer», comme cela est le cas dans les familles de classes moyennes, «phénomène qui se répète dans d’autres forces armées dans le monde», affirme Fraga. Le résultat est qu’une grande partie des militaires a aujourd’hui en Amérique latine «des revenus très bas, qui les rendent semblables, dans leurs nécessités sociales, aux secteurs les plus défavorisés de la société».
A la lumière de cette analyse, nous pouvons conclure que les forces armées latino-américaines ne sont plus des corps dociles qui peuvent être utilisés par les élites locales ou par Washington. Au contraire, les changements signalés les poussent à chercher leurs propres chemins, à sonder des formes d’obtenir de l’autonomie stratégique et retrouver le respect des sociétés dans lesquelles elles sont insérées, à avoir une autonomie toujours plus grande. Ce ne sont plus uniquement les forces armées du Brésil qui expérimentent ce chemin. Les militaires d’Equateur et du Venezuela, et peut-être aussi de l’Argentine, semblent chercher leur place dans le monde. Au Venezuela une nouvelle doctrine de défense est en train de prendre forme, où la population est appelée à jouer un rôle important, en s’incorporant à la réserve active.
Dans les années à venir, la crise de l’unilatéralisme, qui s’insinue déjà dans le monde entier, aura des effets importants en Amérique du Sud. Le détrônement des Etats-Unis comme l’unique puissance régionale provoque des tensions qui peuvent aboutir à une course aux armements, et faire exploser le militarisme. Mais plus tard, quand se consolidera la recomposition géopolitique en cours, peut-être pourra-t-on démontrer que le multilatéralisme est une meilleure garantie pour une paix durable.
* Journaliste et essayiste uruguayen, contribue régulièrement à l'hebdomadaire Brecha (Montevideo). Traduit par RISAL (Isabelle Dos Reis & Frédéric Lévêque).
Sources:
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Bilbao, Luis “Estados Unidos alista un ejército para el ALCA”, Le Monde Diplomatique, Buenos Aires, septembre 2001.
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Sites spécialisés:
Center for International Policy: www.ciponline.org
Centro de Estudios Nueva Mayoría: www.nuevamayoria.com
Comando Sur: www.southcom.mil
Defesanet (web brasileña asuntos de defensa): www.defesanet.com.br
Embraer (fábrica brasileña de aviones): www.embraer.com.br
Jane’s Defense (en inglés): www.janes.com
Military Power (revista militar especializada): www.militarypower.com.br
Segurança & Defesa (revista militar brasileña): www.segurançadefesa.com.br
Saorbats (sobre fuerzas armadas sudamericanas): www.saorbats.com.ar
NOTES:
[1] Mario Augusto Jakobskind, “Aprendiendo de Vietnam”, dans la revue Brecha, Montevideo, 18 février 2005.
[2] Centro de Estudios Nueva Mayoría, octubre de 2004, en www.nuevamayoria.com
[3] Voir Gary Leech, “L’art de la déstabilisation”, RISAL, 11 avril 2005: www.risal.collectifs.net/article.ph...
[4] “Venezuela activa su comando de reserva militar”, Prensa Latina, 13 avril 2005
[5] En fait, Hugo Chavez a été renversé dans la nuit du 11 au 12 avril et est revenu au pouvoir le 13 avril. (ndlr)
[6] “La nueva estrategia regional”, en IARNoticias, 15 mars 2005.
[7] Ana Esther Ceceña, “La territorialidad de la dominación. Estados Unidos y América Latina”, Chiapas No. 12, México, ERA, 2001 ; y Andrés Barreda, “Corredores mexicanos”, en Paradigmas y Utopías No. 3, México, décembre 2002.
[8] Brian Loveman, Strategies for Empire: U. S. Regional Security Policies in the Post-Cold War Era, citado por Juan Gabriel Tokatlian, Le Monde Diplomatique, décembre 2004.
[9] Juan Gabriel Tokatlian, Le Monde Diplomatique, décembre 2004.
[10] Idem, sur base de www.ciponline.org/facts/bases.htm et www.ciponline.org/facts/radar.htm
[11] María Luisa Mendonça, “La presencia militar de Estados Unidos en América Latina”, Alainet, 20 juillet 2004, www.alainet.org ; y Luis Bilbao, “Estados Unidos alista un ejército para el ALCA”, en Le Monde Diplomatique, septembre 2001.
[12] Voir: CETRI, «Origine, objectifs et effets de l’ALCA (Zone de Libre-Echange des Amériques)», RISAL, août 2003: www.risal.collectifs.net/article.ph....
[13] Déclarations du sénateur républicain Henry Hide, en octobre 2002.
[14] Le Monde Diplomatique, septembre 2001, et les journaux El Argentino (Gualeguaychú), El Diario (Paraná) et El Heraldo (Concordia) du 22 et 23 aôut 2001.
[15] Président argentin de 1999 à 2001. Renversé par la population en décembre 2001 (ndlr).
[16] Luis Bilbao, “Estados Unidos alista un ejército para el ALCA, Le Monde Diplomatique, septembre 2001.
[17] Voir le dossier «Equateur: la trahison de Lucio Gutierrez»: www.risal.collectifs.net/mot.php3?i...
[18] Thomas Seibert, “El nuevo orden de la guerra”.
[19] Idem.
[20] Raúl Zibechi, entrevista a Darío Azzellini, Brecha, 29 de abril de 2005.
[21] Darío Azzellini, “Colombia. Laboratorio experimental para el manejo privado de la guerra”, en La privatización de la guerra.
[22] Idem.
[23] James Petras, “La estrategia militar de Estados Unidos en América Latina”, en América Libre No. 20, Buenos Aires, janvier 2003, p. 94.
[24] Voir www.embraer.com.br
[25] Voir le dossier «Plan Colombie & Initiative andine»: www.risal.collectifs.net/mot.php3?i...
[26] “Os militares, o governo neoliberal e o pé americano na Amazonia”, dans la revue Reportagem, www.oficinainforma.com.br
[27] Humberto Trezzi, “Guerra ao narcrotráfico”, Zero Hora, 25 mars 2001.
[28] www.defesanet.com.br
[29] Humberto Trezzi, Zero Hora, 25 mars 2001.
[30] “Los intercambios de experiencias y cooperación entre las Fuerzas Aéreas de Brasil y Argentina”, Centro de Estudios Nueva Mayoría, 22 décembre 2004.
[31] “Ejercicio Lazo Fuerte II, un ejemplo de integración de los Ejércitos argentinos y brasileños”, Centro de Estudios Nueva Mayoría, 1er novembre 2004.
[32] Luis Bilbao, “Alianza estratégica Brasil-Venezuela”, Le Monde Diplomatique, mars 2005.
[33] Rosendo Fraga, “Cambios sociales y función militar”, Le Monde Diplomatique, septembre 2001.
Source: IRC Programa de las Américas (www.americaspolicy.org), mai 2005.