Suisse: les enjeux de la loi sur les réseaux de soins (managed care)

Par Benoît Blanc

La loi sur les réseaux de soins (managed care), adoptée par les Chambres le 30 septembre 2011, est comme un virus informatique. Elle se présente sous le meilleur jour: ne prétend-elle pas garantir des soins de meilleure qualité pour moins cher? Une fois installé, il activera cependant son programme qui vise à renforcer les mécanismes de subordination du système de santé, et des médecins en particulier, à une logique de marché et à des objectifs financiers contraires au droit de chaque personne d’accéder aux meilleurs soins possible et adaptés à sa situation. C’est pour cette raison qu’il faut la combattre par référendum (ici accès à la feuille de signature).

 

Les points clés de la loi

Jugement hâtif? Regardons le contenu de cette loi.

Les dispositions clés de la loi sur les réseaux de soins sont les suivantes:

  • Une nouvelle forme «d’assurance particulière» est mise en place: les réseaux de soins intégrés (art. 41c LAMal). Cela signifie que des fournisseurs de prestations (médecins, mais pas seulement) se rassemblent pour «coordonner la couverture des soins médicaux». «Dans un tel réseau, le processus thérapeutique des assurés est conduit tout au long de la chaîne thérapeutique». En clair, le réseau de soins définira des procédures de prise en charge, avec des partenaires (internes au réseau ou externes) préétablis. L’assuré adhérant au réseau devra s’y conformer.
  • Les réseaux de soins intégrés concluent des contrats spécifiques avec un/des assureurs, réglant notamment la question de la rémunération. Dans ce cadre, les fournisseurs de prestations regroupés dans un réseau «assument la responsabilité financière» des soins médicaux fournis: c’est la notion de «coresponsabilité financière».
  • Les contrats avec les assureurs devront également régler la question de «l’échange de données».
  • Il n’y pas d’obligation pour les médecins de participer à de tels réseaux, ni pour les assureurs de conclure des contrats avec des réseaux de soins.
  • Une incitation financière est mise en place pour «encourager» les assurés à s’affilier aux réseaux de soins: pour eux, leur participation aux frais, en sus de la franchise, sera de 10% (niveau actuel), avec un maximum (quote-part annuelle) de 500 francs (actuellement 700 francs). Pour les autres, la participation passera à 15%, avec un maximum annuel de 1000 francs. Le Conseil fédéral se réserve de plus la possibilité d’adapter les montants maximaux de la quote-part annuelle à «l’évolution des coûts de l’assurance maladie», en clair de les augmenter (art. 64, al. 3 bis).
  • La durée du contrat d’assurance en cas d’adhésion à un réseau de soins intégrés pourra être portée jusqu’à 3 ans (art. 41d): le principe de contrats pluriannuels est ainsi introduit.
  • Enfin, le régime de compensation des risques entre assureurs, censé freiner la chasse aux «bons risques», devra prendre en compte à l’avenir les séjours hospitaliers de plus de 3 jours au cours de l’année précédente et «la morbidité des assurés déterminée au moyen d’indicateurs appropriés». Le but est de limiter la chasse aux « bons risques » menées par les assureurs.

Le programme de la loi

Quels sont les effets prévisibles de ces dispositions? Ils seront à la fois mécaniques et immédiats, et physiologiques et à moyen-long terme.

Mécaniques: La loi sur les réseaux de soins va induire une augmentation des dépenses de santé financées directement par les ménages. Cela concernera dans un premier temps toutes les personnes qui ne seront pas affiliées à un réseau de soins, très probablement une grande majorité de la population. Mais des hausses de la quote-part annuelle sont planifiées, avec la compétence donnée au Conseil fédéral de l’ajuster à l’évolution des coûts de l’assurance maladie. C’est donc bien une hausse généralisée qui est préparée.

Or la Suisse se caractérise par le fait que la part des dépenses de santé financées directement par les ménages est déjà à un niveau record: 30,5% en 2009. Parmi les pays de l’OCDE, seuls le Mexique, le Chili, la Corée et la Grèce ont des parts plus élevées. Les paiements out of pocket (paiements directs des ménages) pour la santé représentent en moyenne 6% de la consommation finale des ménages vivant en Suisse: c’est le niveau le plus élevé de tous les pays de l’OCDE (OCDE, Reviews of Health Systems: Switzerland, 2011, p.35, voir graphique en fin d’article). Ce fardeau se combine avec le système des primes par tête pour l’assurance maladie, qui est totalement régressif d’un point de vue social (même l’OCDE doit faire ce constat! On paie la même prime, que l’on gagne 4000 francs ou 15’000 francs par mois). Le résultat est que l’ensemble des dépenses de santé pèse sur le budget des ménages de manière très inégale. Les 20% des ménages avec les revenus les plus bas doivent y consacrer 22% de leur revenu disponible (en tenant compte des subsides pour l’assurance maladie), contre 11% pour le 20% des ménages les plus aisés (OCDE, idem, p. 71).

L’augmentation des dépenses out of pocket qui découlera de la loi sur les réseaux de soins augmentera encore ce fardeau et son impact inégalitaire. Les conséquences sont prévisibles. Premièrement, une part croissante de la population est amenée à renoncer à certains soins (dentaires en premier lieu, mais pas seulement) pour des raisons financières. En 2010, 18% des personnes souffrant d’une maladie en Suisse ont renoncé, pour des raisons financières, à des examens, des traitements ou des contrôles. C’est certes nettement moins qu’aux Etats-Unis (42%), mais bien plus qu’en Suède (11%), ou en Grande-Bretagne (11%), où existe un système national de santé (communiqué de presse de l’Office fédéral de la santé publique (OFSP), 10.11.2011).

Ensuite, des personnes doivent renoncer à des dépenses importantes pour financer les soins dont elles ont besoin. Selon une enquête réalisée par le cabinet de conseil Deloitte, en 2010, 72% des personnes interrogées se sont restreintes dans leurs dépenses de nécessité quotidienne (alimentation, formation, logement) pour pallier leurs dépenses mensuelles de santé et 9% ont même été obligées de choisir entre des dépenses de santé et des «dépenses pour des choses essentielles de la vie quotidienne (logement, alimentation, carburant, formation)» (Deloitte, communiqué de presse du 1er novembre 2011).

Physiologiques: les réseaux de soins (managed care) renforceront le rôle de la triade  «contrainte financière – mécanismes de marché – acteurs privés orientés par la recherche de profit» dans la définition des objectifs et des modalités de fonctionnement du système de santé. Le tout avec les assureurs dans le rôle de «pilotes» du système. Et cela de trois manières:

1. La loi sur les réseaux de soins est un moyen d’avancer vers la liberté de contracter, devant permettre aux assureurs de choisir les médecins avec lesquels ils travaillent et dont ils remboursent les prestations. Dans son message, le Conseil fédéral reconnaît ouvertement que la promotion des modèles de managed care s’inscrit «dans la perspective d’une suppression partielle de l’obligation de contracter» (Message relatif à la révision partielle de la loi fédérale sur l’assurance-maladie (Managed Care) du 15 septembre 2004, p. 5262). La liberté de contracter renforcerait massivement le pouvoir de négociation des assureurs face aux médecins, surtout dans une situation de forte croissance de l’offre du côté des prestataires de soins. Or, dès le 1er janvier 2012, le moratoire sur l’installation des médecins tombera.

Les médecins sont à juste titre opposés à ce mécanisme qui mettrait les assureurs en position de façonner la prise en charge médicale offerte à la population, en contractant prioritairement avec les médecins se soumettant à leurs directives. En 2008, un article constitutionnel ouvrant la voie à la liberté de contracter à été massivement refusé en votation populaire. Le dispositif des réseaux de soins intégrés permet de contourner le résultat de cette votation: les assureurs pourront choisir les réseaux avec lesquels ils ont un contrat. Le monde médical sera ainsi divisé en deux catégories: les médecins des réseaux de soins et les autres. Le pouvoir d’imposition qui en découlera pour les assureurs dépendra de l’évolution de la démographie médicale. En cas de pénurie de médecins, il ne sera pas très grand. Dans le cas contraire, il sera équivalent à la liberté de contracter.

2. La «coresponsabilité financière» signifie imposer comme règle de base que les choix thérapeutiques des médecins membres des réseaux de soins sont systématiquement surplombés par une exigence qui n’a rien à voir avec l’objectif de soigner au mieux les patients: le respect d’une contrainte financière. Aujourd’hui, les assureurs passent déjà au crible les facturations des médecins et ils peuvent, dans certains cas, exiger des remboursements. Avec les réseaux de soins, la contrainte sera beaucoup plus serrée.

Quatre effets sont prévisibles. Premièrement un effet de sélection: un réseau de soins aura intérêt a ne pas ouvrir trop grand ses portes à des cas lourds, générant des charges trop élevées. Deuxièmement, un effet de rationnement des soins: pour tenir le cadre budgétaire, il y aura une pression constante à limiter le recours à certains traitements ou analyses coûteux. Troisièmement, un effet de boucle. Les réseaux de soins pourront contracter avec d’autres prestataires de soins, comme des hôpitaux ou des établissements médico-sociaux (EMS), pour des soins qu’ils ne sont pas en mesure de fournir directement. Ils seront amenés à répercuter la contrainte budgétaire à laquelle ils sont soumis sur leurs «sous-traitants» et, ainsi, à devenir eux-mêmes des agents de transmission et d’imposition du système qui les emprisonne. De même, les réseaux de soins, s’ils prennent de l’ampleur, tendront à imposer des standards de «coût-efficacité» pour des traitements, qui pourront ensuite devenir des arguments aux mains des assureurs dans leurs négociations avec les autres médecins. Quatrièmement, un effet délétère sur le secret médical. Au nom du contrôle de la facturation et du respect des protocoles de soins prédéfinis, les assureurs exigeront d’avoir accès à toujours plus d’informations sur les patients, les diagnostics et les soins prescrits. C’est déjà ce qu’ils font vis-à-vis des hôpitaux, dans le cadre de la facturation par DRG [voir à ce sujet le Cahier La brèche: Le marché contre la santé]. Comme nous l’avons vu, la loi les y encourage. Le secret médical, qui est essentiel pour la protection de la personnalité du patient comme pour la qualité de la relation thérapeutique qu’il établit avec les personnes qui le soignent, sera sérieusement mis à mal.

3. Pour les patients, les réseaux de soins sont un pas de plus vers l’affaiblissement du libre choix du médecin (mais potentiellement aussi de l’hôpital ou de l’EMS) et l’acceptation, pour des raisons financières, d’une prise en charge inférieure aux meilleures pratiques possible. L’incitation financière mise en place – une quote-part annuelle plafonnée à 500 francs au lieu de 1000 francs – cible des personnes qui recourent régulièrement aux soins, puisqu’il faut avoir des dépenses annuelles de santé de plusieurs milliers de francs pour bénéficier de cet «avantage». Ce sont donc les personnes souffrant de maladie chronique et ayant un budget serré qui sont désignées par la loi comme la proie des réseaux de soins. Liées par des contrats de trois ans, elles risquent de devoir se satisfaire de prises en charge dans lesquelles les protocoles et les parcours sont surdéterminés par le cadre budgétaire «négocié» entre assureurs et réseaux de soins. Un des effets prévisibles sera de soumettre systématiquement les traitements et les procédures de soins à l’analyse de leur «coût-efficacité». Les assureurs feront pression pour que les traitements jugés trop chers relativement à leur effet bénéfique – sur la base de critères des plus discutables – ne soient pas offerts aux adhérents des réseaux de soins. Ces derniers, prisonniers de la «coresponsabilité financière», seront dans une position de faiblesse pour s’y opposer. Le refus – appuyé par le Tribunal fédéral – des assureurs de prendre en charge certains traitements pour des maladies orphelines, en arguant de fait qu’ils ne seraient pas «coûts-efficaces», montre de manière particulièrement dramatique où peut amener cette logique. La «co-responsabilité financière» rendra ce genre de «calcul» quotidien dans les réseaux de soins.

Deux remarques pour conclure

  • Les promoteurs des réseaux de soins martèlent que ces derniers seraient garants d’une meilleure qualité et d’une réduction des dépenses. Or, même l’OCDE doit reconnaître que: «la mesure dans laquelle les réseaux de soins intégrés augmentent la qualité et l’efficience dans la fourniture de soins n’est pas connue pour l’heure» (idem, p. 77). Les prétendus gains d’efficience sont en réalité, précise l’organisation internationale, souvent le résultat d’effets de sélection: les réseaux de soins coûtent moins cher parce qu’ils ne prennent pas en charge les cas les plus lourds. Il n’y a aucune raison que la réforme du système de compensation des risques, prévu par la loi, empêche de phénomène, mis en évidence à l’échelle internationale. Quant aux  «preuves de l’impact du managed care sur la qualité des soins, elles sont rares et se centrent sur les processus de soins plutôt que sur les résultats en termes de santé», enfonce le clou l’OCDE (idem). Pour mémoire, les Etats-Unis sont le pays pionnier du managed care. Avec le succès que l’on sait en matière de qualité des soins fournis par certains HMO et de contrôle des dépenses de santé!
  • Le fait de fonctionner en réseau pour coordonner les soins n’est pas une nouveauté pour le monde médical. Cela fait des années que ce genre de pratique se développe, en réponse à la fois à l’évolution des tableaux cliniques parmi la population (importance accrue des maladies chroniques, prise en charge des personnes, âgées en particulier, souffrant de multiples affections [multimorbidité]) et aux mutations dans la pratique médicale (spécialisation toujours plus poussée) ou dans la démographique médicale (féminisation et montée en puissance de l’activité à temps partiel, par exemple). Il est certain que cela fait sens d’encourager une telle dynamique. Mais de tels réseaux volontaires, construits pour répondre à de nouveaux besoins en termes de soins ou de pratique médicale, n’ont rien à voir avec le managed care conçu par la loi pour subordonner la pratique médicale aux exigences financières des assureurs.

1 Commentaire

  1. Remarquable article. Il est pertinent, en conclusion d’insister sur le fait que l’idée des réseaux est utile. Mais il faut alors que tout professionnel de la santé soit obligé de travailler en réseau, la composition de ce dernier variant strictement selon le critère des besoins du patient: tout dispensateur de soins peut être utilisé par le réseau créé de fait pour les besoins du suivi du patient. Autre chose: les DRG sont une véritable catastrophe, en particulier du fait de l’inflation des coûts administratifs et de la standardisation des soins qu’ils favorisent. Ils sont en outre absurdes. Imaginons par exemple que les soins à domicile permettent d’éviter des hospitalisations. Dans ce cas les DRG des établissements hospitaliers auront une structure de coûts plus lourde ce qui les désavantage par rapports aux autres établissements et peut les pénaliser au plan financier. Les DRG n’auraient de sens qu’en prenant en compte l’ensemble des prestations des acteurs intervenant pour chaque cas. Amère conclusion: on n’oubliera pas que le « génie » Kleiber est l’un des acteurs ayant favorisé l’introduction des DRG. Pauvre homme.

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