Suisse : le dumping d’Etat fait son entrée. L’effet boomerang des mesures d’accompagnement

Laura Sadis, Département de l’économie et des Finances du Tesssin

Par Lucio Finzi

Dans le dernier numéro du bimensuel Solidarietà, nous montrions les dangers de l’introduction d’un salaire minimum trop bas dans le cadre de la mise en œuvre (jusqu’à présent largement insuffisante) des «mesures d’accompagnement» aux accords bilatéraux sur ladite «libre circulation des personnes» entre la Suisse et les pays de l’Union européenne. [Cet article a été traduit et publié sur le site Alencontre le 17.9.2012. http://alencontre.org/suisse/suisse-un-salaire-minimum-a-tout-prix.html ] Nous expliquions en quoi la fixation d’un salaire minimum légal excessivement bas dans un secteur donné non seulement ne permettrait pas à un habitant du Tessin de vivre décemment, mais contribuerait à tirer vers le bas les autres salaires en vigueur (dumping salarial), en particulier les salaires médians.

Nous avons procédé à un premier approfondissement de cette question suite à la décision, la semaine dernière, de la Commission tripartite cantonale1 en matière de « libre circulation des personnes » avec les pays de l’Union européenne d’introduire un salaire minimum de 3000 francs dans le secteur de la fabrication d’équipements électriques, celui de la fabrication de produits informatiques, électroniques et optiques, ainsi que dans les magasins de moins de 10 employé·e·s. Cette décision a été fortement contestée par Daniele Lotti – une personnalité influente dans le monde patronal tessinois.2 La décision a en revanche été soutenue par les organisations syndicales, qui l’ont saluée comme un important pas en avant dans l’application et la concrétisation des dites mesures d’accompagnement.

Reconnaissons au patronat sa cohérence idéologique à toute épreuve qui ne recule devant rien, même pas devant l’immoralité. Les organisations syndicales, quant à elles, ont contribué, une fois encore, à la dégradation des conditions salariales dans ce canton. Elles n’ont aucune gêne à tenir un double discours: dans les congrès et les résolutions, elles revendiquent un salaire minimum de 4000 francs, seuil en-dessous duquel il est impossible vivre, tandis qu’elles soutiennent et légitiment au quotidien des accords salariaux qui descendent même en-dessous de 3000 francs.

Un salaire minimum inférieur à 3000 francs pour près de 50000 salarié·e·s

Dans le canton du Tessin, 50000 salarié·e·s peuvent se voir proposer-imposer un salaire mensuel inférieur à 3000 francs (calculé sur la base de 40 heures par semaine).

Plus de 25000 salarié·e·s sont soumis aux Conventions collectives de travail (CCT) des secteurs de l’horlogerie, de la restauration et du travail temporaire, qui prévoient dans ce canton des salaires minimums inférieurs ou égaux à 3000 francs pour un temps plein (40 heures par semaine) – 2440 francs pour les temporaires (10000 salarié·e·s), 3000 francs pour la restauration (13000 salarié·e·s) et 2600 francs pour le secteur horloger (2600 salarié·e·s).

Près de 25000 autres travaillent dans des secteurs pour lesquels le Département de l’économie et des finances de Mme Sadis, en accord avec les partenaires sociaux, a introduit ou renouvelé neuf Contrat-types de travail (CTT)3, fixés dans un style des plus « nord-coréens », qui établissent des salaires minimums inférieurs à 3000 francs. Ces derniers font office de réglementations obligatoires.4 

L’ensemble de ces chiffres est résumé dans le tableau ci-dessous qui suit le présent article.

Un choix mûrement réfléchi 

On est en droit de se demander sur quelles bases a été fixé le salaire minimum pour les CCT mentionnés ci-dessus, et si c’est par pur hasard que, jusqu’à aujourd’hui, tous les CTT fixent à 3000 francs les salaires minimums les plus bas. La réponse on la trouve dans le rapport d’activités 2010 de la Commission tripartite. Ce rapport explique qu’il s’agit là d’un montant de référence. La définition du dumping salarial est « plus stricte » en dessous des 3000 francs et « moins stricte » au-dessus de ce seuil. Ce montant a fait l’unanimité auprès des ses membres, y compris chez les représentants syndicaux. On aurait pu s’attendre à ce que ces derniers montent sur les barricades ou adoptent une attitude plus en ligne avec ce que l’on peut attendre de ces socio-démocrates, en bloquant par exemple les convois de trains de l’axe ferroviaire du Gothard, pour que la barre du salaire minimum soit mise au moins à 4000 francs.

Employé·e·s de commerce, les prochain·e·s sur la liste ?

D’après les déclarations, énoncées sur la chaîne TV locale Teleticino, de la responsable de l’Office cantonal de la surveillance du marché du travail, Mme Lorenza Rossetti, des vérifications sur les conditions salariales dans le secteur de la vente sont actuellement en cours.

Il s’agit d’un secteur vaste et important pour l’emploi dans ce canton. D’après un premier bilan, de plus en plus de salarié·e·s sont engagé·e·s avec des salaires à hauteur de 3000 francs. Le secteur est officiellement soumis à un CCT avalisé par la Chambre du commerce et la Société des employés de commerce (SEC). Le salaire minimum pour le personnel qualifié après deux années de travail est de 3000 francs. Le salaire médian (à savoir le salaire qui sépare exactement en deux les travailleurs du secteur entre ceux qui gagnent plus et ceux qui gagnent moins) s’élève à environ 4700 francs. Que décidera la Commission tripartite une fois qu’elle aura constaté que ce secteur est en proie au dumping salarial ? Fixera-t-elle le salaire minimum sur la base du salaire médian, à savoir 4700 francs, ou appliquera-t-elle ces fameux 3000 francs, renforçant ainsi la logique du dumping d’État ?

 

Tableau récapitulatif avec les salaires minimums selon les branches pourvues d’une CCT ou d’un CTT dans le Canton du Tessin.

Secteur

Personnel

Durée du temps de travail hebdomadaire

Salaire horaire minimum

Salaire mensuel minimum

Salaire annuel minimum

CCT personnel temporaire 10’000 42 14.81 2’700 35’100
CCT Hôtellerie 13’000 42/43.5 18.68 (17.43)5 3’400 (3060) 44’200 (39780)
CCT Horlogerie 2’600 40 15.00 2’600 33’800
CTT Fabrication d’appareils électriques 2’500 40 17.30 3’000 36’000
CTT Fabrication d’appareils informatiques, électroniques et optiques 2’500 40 17.30 3’000 36’000
CTT Monteurs de pneus 200 41.5 16.306/18.207/

19.458/21.159

2’930/3’280/

3’500/3’800

35’160/39’360/

42’000/45’600

CTT Salons de beauté 500 43 17.23 3’210 41’730
CTT Centres d’appels 200 40 16.9510/19.50 2’940/3’380 35’280/40’560
CTT commerce de détail (pour entreprises avec moins de 10 salarié·e·s) 6’000 40 17.30 3’000 36’000
CTT commerce de détail 6’000 42 16.5011/17.6512/

18.7513

3’000/3’210/

3’410

39’000/41’730/

44’330

CTT personnel travaillant dans l’économie domestique 2000 50 12.3314/13.70 2’664/2’960 31’968/35’520
CTT agriculture 3’500 50 14.67 3’170 38’040
Total 49’100        

_______

1 Chaque canton est doté d’une commission tripartite composée par les représentants des employeurs, des syndicats et de l’État. Conformément à la législation fédérale (art. 360b CO), depuis le 1er juin 2004, cette commission a pour objectifs d’observer le marché du travail et de prévenir le risque de dumping salarial et social suite à l’entrée en vigueur de l’accord de la « libre circulation des personnes » entre la Suisse et les pays de l’Union européenne. En l’occurrence, dans celle du Canton du Tessin siègent 18 personnes, dont : a) 6 patrons – Alberto Gianni (AIET), Albertoni Luca (CCIA), Anastasia Vittorio (SSIC), Huber Marco (Gastro Ticino), Modenini Stefano (AITI), Suter Claudio (UAE) ; b) 6 syndicalistes : Agustoni Valerio (SIC), Ambrosetti Renzo (Unia), Ceruso Nando (Ocst), Lurati Saverio (Unia), Robbiani Meinrado (Ocst), Testa Stefano (SSP/Vpod) ; c) 6 fonctionnaires cantonaux : Cometta Attilio, Del Don Federico, Marazza Carlo, Montorfani Sergio, Rizzi Stefano et Rossetti Lorenza.

2 Daniele Lotti est directeur de l’Association des industries tessinoises (AITI) et de la Società Elettrica Sopracenerina (SES) ainsi que président de l’Ente Ospedaliero Cantonale. Il a été auparavant conseiller communal de la Ville de Bellinzone, chef du Parti libéral-radical tessinois (PLRT) au Grand Conseil et dirigeant d’une filiale locale de la banque UBS.

3 Ces neuf CTT concernent les secteurs suivants : agriculture, économie domestique, commerce de détail, commerce de détail pour les magasins avec moins de 10 salarié·e·s, centres d’appels, centres de beauté, magasins de pneus, appareils électroniques, appareils électriques.

4 Les contrats-types de travail sont des contrats de référence dont l’application concerne certaines branches non soumises à des CCT.

5 S’applique aux entreprises avec moins de cinq salarié·e·s.

6 Sans qualification durant la première année de service.

7 Sans qualification durant la deuxième année de service.

8 Avec qualification durant la première année de service ou sans qualification durant la troisième année de service

9 Avec qualification à partir de la deuxième année de service ou sans qualification à partir de la quatrième année de service.

10 Durant les trois premiers mois de service.

11 Personnel sans qualification.

12 Personnel avec une qualification reconnue de deux ans.

13 Personnel avec une qualification reconnue de trois ans.

14 Jusqu’à l’âge de 19 ans.

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