Coûts de la santé en Suisse. Le million qui cache la forêt (V)

Capture d’écran, émission «Infrarouge» du 7 février 2018

Par Benoit Blanc

Nous avons vu dans la contribution précédente la manière dont les médecins rendent compte de l’impact des contraintes économiques sur leur pratique. Mais, régulièrement, les médecins sont à leur tour désignés comme des responsables majeurs de l’explosion des coûts qui pèserait sur le système de santé. En début d’année, le conseiller d’Etat genevois Mario Poggia, qui s’est souvenu qu’il doit être réélu sous peu, a ciblé les médecins spécialistes «millionnaires». Son homologue Pierre-Yves Maillard et le conseiller fédéral Alain Berset ont abondé. Les grands «éditorialistes» ont suivi. Comment s’orienter dans ce tableau?

Il était une fois la médecine libérale…

Il existe une représentation, cultivée par les associations professionnelles comme la Fédération des médecins suisses (FMH), du médecin exerçant une profession libérale, indépendant économiquement. Cette indépendance économique serait la condition de son indépendance professionnelle, et de sa possibilité d’agir prioritairement en fonction des besoins de ses patients. Le cabinet individuel ou de deux ou trois associés en est l’illustration d’Epinal.

Cette conception a historiquement été mobilisée pour justifier la défiance à l’égard de toute «intervention étatique»: les projets de caisse maladie publique, financée socialement, ont notamment fait les frais de cette «tradition». Mais celle-ci a aussi été invoquée contre les projets des caisses maladie d’introduire la liberté de contracter, permettant aux caisses de choisir les praticiens qu’elles remboursent, ce qui placerait ces derniers dans une complète relation de subordination vis-à-vis des assureurs.

Aujourd’hui, la question n’est pas de savoir si une critique historique ou sociale de cette représentation se justifie. Mais de prendre la mesure de sa critique pratique, résultant de l’évolution du système de santé. En effet, la figure historique du médecin libéral est dans les faits progressivement déportée du centre de la pratique médicale à sa périphérie. Ce qui n’est sans lien avec la question de la rémunération des médecins. Voici quelques illustrations de cette dynamique.

M-Delta

Des réseaux de centres de santé et/ou de médecins, se revendiquant d’une conception des soins intégrés (managed care) et d’une collaboration privilégiée avec un choix de caisses maladie, prennent de l’ampleur.

En Suisse alémanique, c’est le cas de MediX, qui se définit comme «un réseau et une plate-forme pour des réseaux de médecins, des centres de santé et des médecins indépendants». A Berne, MediX regroupe 123 médecins prenant en charge un peu plus de 60’000 assurés, selon les données de son portail internet. A Zurich, 136 médecins travaillent avec MediX et suivent presque 85’000 assurés. Le réseau est aussi implanté en Argovie. A Zurich, MediX possède ses propres centres de santé, de taille conséquente. L’objectif de MediX, selon ses propres termes, est de pratiquer une «médecine basée sur le partenariat [avec le patient], de haute qualité et consciente des coûts». Dans cette optique, les responsables de MediX se sont prononcés en 2012 pour la révision de la Loi sur l’assurance maladie ouvrant la voie aux soins intégrés (managed care), loi combattue par la FMH et rejetée en votation. A défaut de pouvoir pleinement déployer ce modèle, MediX s’engage à fond dans le modèle d’assurance maladie avec médecin de famille et il a développé de nombreux partenariats avec des assureurs.

On retrouve une dynamique en partie analogue en Suisse romande avec le réseau Delta, présent dans 4 cantons de Suisse romande (Genève, Vaud, Fribourg et Valais). Il revendique 600 médecins, soit environ un médecin sur huit de ces cantons, prenant en charge 250’000 patients. Delta recourt sans gêne à la publicité – ce qui ne correspond pas à la pratique habituelle des médecins – pour vanter le fait qu’une adhésion à son réseau permet d’économiser 10% à 20% sur les primes maladie. Les responsables du réseau Delta se sont aussi prononcés en 2012 pour le développement du managed care en Suisse.

La promotion des soins intégrés, la valorisation de la standardisation des pratiques avec la mise en place de «cercles de qualité», une collaboration revendiquée avec certains assureurs, des investissements d’ampleur: tout cela dessine un territoire assez différent de la classique «médecine libérale». Et quand on apprend que Medbase, la branche médicale du groupe Migros (cf. ci-dessous), collabore avec le réseau Delta, «dont il partage la philosophie et les valeurs», en vue de développer «de nouveaux centres médicaux» (Competence 3/2017 [Competence est la revue de H+, l’association des hôpitaux]), le doute n’est plus permis: ces archipels dérivent sans retour vers d’autres horizons.

Intégration verticale

Dans plusieurs régions, ce sont les hôpitaux qui ont investi dans la création de centres de santé: l’infrastructure est financée par l’hôpital; les médecins peuvent, selon les cas, y conserver formellement un statut d’indépendant. Du point de vue des hôpitaux, deux motivations se combinent. Premièrement, soulager leurs services d’urgence, en offrant une autre porte d’entrée aux soins, facilement accessible. Deuxièmement, disposer d’un réseau de médecine de ville orientant utilement vers leur institution les patients ayant besoin d’une prise en charge hospitalière. A l’heure de la concurrence, c’est plus prudent. Dans ce cas également, la figure du «médecin libéral» s’éloigne; serait-ce celle du «recruteur» qui pointe à l’horizon?

Investissements à rentabiliser

Des centres médicaux, impliquant de forts investissements, se multiplient, souvent ouverts par des médecins qui s’associent. C’est en particulier le cas dans l’imagerie médicale, dans la chirurgie ambulatoire ou dans l’ophtalmologie. Leur ouverture et leur maintien à la pointe de la technique – en particulier pour rester «concurrentiel» – supposent de gros budgets. L’obligation de rentabiliser les investissements réalisés impose sa loi: élévation du taux d’utilisation, donc augmentation du volume d’activité, et industrialisation des processus de prise en charge en découlent logiquement. Comment ces changements ne bousculeraient-ils pas aussi la représentation de ce qu’est un revenu de médecin?

Le tour des bonnes affaires

De vrais entrepreneurs de soins, se plaçant au sommet d’une chaîne de valeurs afin d’en capter une part appréciable, émergent. Les chaînes de cliniques dentaires qui se sont multipliées ces 15-20 dernières années suggèrent où conduit le développement de telles entreprises. Un exemple en Suisse romande est le réseau Magellan. A croire la Tribune de Genève du 16 février 2017, il serait reproché à ce genre de groupe d’être une «machine à fric» et de «faire faire du «tourisme» à leurs patients, en les baladant d’un spécialiste du centre à un autre». Magellan, propriété de cinq médecins fondateurs, comprend huit centres de santé, à Genève, Renens et Gland, où travaillent plusieurs dizaines de médecins. Chez Magellan «les médecins restent indépendants, ce à quoi ils tiennent généralement beaucoup. Nous percevons simplement un pourcentage sur leur chiffre d’affaires», explique le Dr Hakan Kardes, «fondateur et directeur général» de Magellan (La Côte, 9.2.2015). La svelte équipe de gestion de Magellan, de 18 personnes, suggère l’épaisseur du mot «simplement». Quant aux médecins travaillant ainsi dans des centres de santé faisant penser aux chaînes franchisées de salons de coiffure ou de MacDonald, quel rapport y a-t-il encore entre la conception qu’ils ont de leur métier et celle du médecin libéral?

A noter que les bonnes affaires ne sont pas réservées aux médecins: l’entrepreneur vaudois en pleine ascension Avni Orlatti a ainsi investi dans la création du Centre médical Lausanne Ouest (CMLO), à Prilly, dont il est le président du conseil d’administration. Le centre a ses locaux dans un immeuble bâti par Orlatti – on n’est jamais si bien servi que par soi-même – et n’est probablement pas considéré comme une œuvre de bienfaisance.

Medbase voit la vie en Rose (et orange, bien sûr…)

On change d’échelle avec le réseau Medbase, propriété de la Migros depuis 2010, et ayant intégré en 2015 les centres de santé de l’assureur Swica. Il compte une quarantaine de centres de santé, principalement en Suisse alémanique. Depuis 2017, des centres Medbase sont aussi ouverts à la Gare de Genève et à Vevey. Des implantations dans d’autres gares de Suisse romande (Renens, Lausanne…) sont à l’étude.

Medbase est un des trois piliers de la stratégie santé de Migros. Les deux autres sont son dense réseau de centres fitness/wellness, et, plus récemment, une collaboration étroite avec la pharmacie en ligne Zur Rose. Zur Rose fournit en exclusivité les centres de santé Medbase. Et Zur Rose est en train d’ouvrir des officines dans plusieurs filiales du distributeur orange. Migros «souhaite participer à l’évolution du monde de la santé et va mettre en place ces prochains mois et années toute une stratégie axée sur le mieux-être», annonce le CEO de Medbase Romandie, le Dr. Marc Cikes (Competence, 3/2017). On se sent déjà mieux… et rassuré: avec la Migros, les médecins n’ont guère plus de chance de devenir millionnaires que les paysans… ce sera donc bon pour les primes.

En voie de polarisation

Ces nouvelles figures de la pratique médicale n’émergent pas dans le vide, elles surfent sur des changements profonds dans l’exercice de cette profession. Le contrôle systématique de la facturation médicale par les assureurs n’a cessé de se renforcer ces vingt dernières années et il pèse sur tous les praticiens, les mettant en situation de devoir se justifier à tout moment. Les frais d’installation ont pris l’ascenseur. Trouver de la relève pour remettre son cabinet peut être très difficile. S’engager sans compter son temps ne correspond souvent plus à ce qui est admis comme faisant partie intégrante de la profession de médecin. La féminisation de la profession accroît la demande d’arrangements permettant la combinaison de l’activité professionnelle et de la responsabilité de la gestion familiale. Le patron de Magellan se félicite d’ailleurs du fait que, sur 15 médecins pratiquant au centre Magellan de Gland, 11 soient des femmes (La Côte, 9.2.2015).

Dans un tel contexte, on peut parier sur le renforcement de deux dynamiques divergentes. D’une part, une «salarisation» de fait d’un nombre croissant de médecins, restant peut-être indépendants formellement – à l’époque de Uber, cela serait tendance – mais de facto dépendants de réseaux ou d’institutions eux-mêmes pris dans une logique économique déterminant leur développement, avant toute considération médicale. Que ce segment de la profession soit davantage féminin que la moyenne, et touche des rémunérations «féminisées», ne serait pas une surprise. De l’autre, une couche minoritaire de médecins, engagés dans des projets entrepreneuriaux, investissant, valorisant des activités très lucratives relevant de l’assurance privée, voyant de nouveaux horizons financiers s’ouvrir à eux. Horizons «normaux» d’ailleurs, dans un monde où les entrepreneurs et autres start-up sont glorifiés chaque jour comme les héros décomplexés, et copieusement rémunérés, du temps présent – bienvenue au club de la Health Valley!

Le vecteur commun de ces évolutions divergentes, c’est l’emprise croissante du marché, des activités privées lucratives, c’est-à-dire de l’argent qui se valorise sur le dos du domaine de la santé. Dans un cas comme dans l’autre, c’est l’indépendance professionnelle, c’est-à-dire la priorité accordée aux soins pour le patient, qui est perdante.

Dénoncer la rémunération de quelques moutons noirs, sans s’en prendre à ces dynamiques qui sapent une certaine idée de la pratique médicale, c’est au mieux dérisoire, au pire de la gesticulation pour dissimuler sa capitulation devant les forces du marché qui transforment en profondeur le monde de la santé. (A suivre)

 

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Haro sur le baudet!

Depuis fin janvier, c’est à celui qui criera le plus fort son indignation contre les «profiteurs». De quoi s’agit-il? Des entreprises suisses cotées en bourse qui ont distribué plus de 37 milliards de francs de dividende en 2017 (Le Temps 12.02.2017) et vont en offrir 50 milliards en 2018 (L’agefi, 12.12.2017)? Des 166 millions de bénéfice réalisés par le groupe Hirslanden en 2016 et des 10 millions de dividende versés aux actionnaires du groupe en 2017 (Tages Anzeiger, 23.2.2017)? Non, de bien pire: des «médecins-millionnaires». Prenons la mesure de ce scandale:

– Selon Santé Suisse, une des deux associations d’assureurs maladie, 133 médecins ont un chiffre d’affaires annuel de 1,5 million de francs ou plus à charge de l’assurance de base (24 Heures, 22.02.2018). Pour Santé Suisse, la part des charges sur ce volume d’affaires se monterait à 30%, donc ces 133 médecins sont millionnaires. Ce «constat», extrêmement précis, appelle quelques commentaires:

1) la FMH rappelle que ces données se basent sur la facturation par numéro de concordat; or, dans un cabinet de groupe, un numéro peut être utilisé par plusieurs médecins;

2) la FMH évalue la part des charges à 70% du chiffre d’affaires; cette part serait particulièrement élevée chez les médecins spécialistes, devant faire des investissements importants; en d’autres termes, la campagne de Santé Suisse repose sur une seule estimation (la part des charges dans le chiffre d’affaires) fort hasardeuse;

3) les assureurs vérifient systématiquement la facturation des médecins, en comparant leur volume de facturation à des groupes de médecins ayant un profil d’activité et de clientèle censé être comparable. Si un médecin facture nettement plus, il est averti, puis il peut être dénoncé et condamné à rembourser les honoraires considérés comme indus. Qu’en est-il de ces 133 médecins? Ont-ils été dénoncés? Dans ce cas, pourquoi les présenter comme représentatifs, alors qu’ils ne le sont justement pas? Sont-ils dans la norme? Alors pourquoi ce scandale? Dans un cas comme dans l’autre, la soudaine campagne de Santé Suisse semble répondre à d’autres motifs que celui d’éclairer l’opinion publique.

Urs Kingler interviewé par la SRF

– Un «spécialiste en rémunération», Urs Klinger, aurait repéré 250 médecins chefs hospitaliers étant aussi «millionnaires» (Neue Zürcher Zeitung, 22.02.2018). Klingler consultants, qui «dispose d’une grande expérience dans le domaine du Compensation and Performance Management ainsi que son imbrication [sic]», a à coup sûr trouvé là un moyen de s’offrir une jolie publicité gratuite. Cela dit, ses estimations laissent songeur quiconque connaît la source principale utilisée, à savoir les données financières de la Statistique des hôpitaux de l’Office fédéral de la statistique (OFS), pas du tout faites pour ce genre de manipulation. Sa méthode fait penser à celle d’une personne qui chercherait à évaluer le revenu d’Urs Klinger à partir d’une série de soustractions en partant du produit intérieur brut (PIB) de la Suisse et qui arriverait à la conclusion, convaincante, qu’Urs Klinger considère qu’il mérite, lui aussi, d’être millionnaire. Par ailleurs, Urs Klinger, pourtant si bien informé, n’a pas poussé la curiosité jusqu’à évaluer la part de ces médecins chefs «millionnaires» pratiquant dans le secteur privé et la part de ceux pratiquant dans le secteur public. Pourtant, le résultat pourrait être instructif…

– En prenant pour argent comptant les élucubrations de Klinger consultants et celles de Santé Suisse, on arrive à un total de 388 médecins «millionnaires», soit 1% des médecins pratiquant en Suisse. Qui pourrait douter qu’il y a parmi les médecins un certain nombre qui «profitent» et soignent attentivement leurs intérêts financiers? Que la célébration du «marché de la santé» encourage cette tendance? Et alors? Tout le monde sait, et personne ne le conteste, que les revenus de la très grande majorité des médecins n’ont rien à voir avec cela. Cette manière de monter en épingle des cas minoritaires pour dénigrer une profession entière fait penser aux campagnes contre les «profiteurs» de l’assurance invalidité (AI), contre les «profiteurs» de l’assurance-chômage, ou contre les «profiteurs» de l’asile. On sait quelle boue cela charrie. Et à quoi ces campagnes servent: à détourner l’attention vers des boucs émissaires pour mieux imposer des politiques qui s’en prennent à des droits fondamentaux. Que des élus «socialistes» s’y associent donne la mesure de leur abaissement.

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