Tchécoslovaquie 1968: la résistance (2)

Frantisek Kriegel: il refusa, à Moscou, de signer le «protocole»; le seul sur vingt.

Par Anna Libera

Nous publions ici le deuxième volet du quadriptyque sur la Tchécoslovaquie en 1968. Ces textes ont été publiés dans La brèche en 1988, en date du 25 mars. (Réd)

L’invasion militaire soviétique de la Tchécoslovaquie, par son aspect massif (500’000 soldats, chars blindés, raids hélioportés, etc.) cherchait à étourdir la population, à la paralyser. Dans la mesure où aucun secteur de l’armée tchécoslovaque n’engagerait la résistance et où les masses n’avaient pas conquis, au cours de leur lutte précédente, les moyens d’autodéfense, il était peu probable qu’un affrontement «à la hongroise» (1956) se produise.

Donc, pour les Soviétiques, il s’agissait, dans une première phase, d’utiliser la présence des troupes pour rétablir le contrôle bureaucratique sur les institutions politiques afin que, dans une seconde phase, ces institutions puissent vaincre le mouvement populaire. La direction A. Dubcek du PCT allait, hélas, se montrer un instrument docile pour mener  à bien ce projet.

Le mouvement spontané et massif de résistance non-armée à l’occupation révélait le profond attachement de la masse des travailleurs et des jeunes aux idéaux de liberté du «Printemps de Prague». Mais son ampleur  même allait vite montrer tout le retard pris dans l’apparition d’une direction politique et sociale indépendante avant l’intervention. Malgré l’activité de résistance remarquable de nombreux communistes de gauche, de militants socialistes et démocratiques, ils ne réussiront pas, dans les conditions de clandestinité d’après le 21 août 1968 (date de l’intervention qui se fait dans la nuit du 20 au 21 août), à mettre en place une telle direction. C’est ce qui permettra, tout autant que la capitulation de Dubcek, la victoire de la «normalisation» au long de l’année 1969.

L’enlèvement de la direction du PCT

La tâche des Soviétiques n’était pas aisée. Ils ne voulaient pas d’une solution purement militaire. Ils voulaient utiliser la pression militaire pour «résoudre» politiquement la crise. Il leur fallait rétablir une légalité pour un Parti communiste tchécoslovaque aux ordres. Mais avec qui ? A. Novotny était trop déconsidéré. D’autres conservateurs, tels Indra et Bilak, ne jouissaient d’aucun appui ou base parmi les travailleurs. Il ne restait que l’équipe Dubcek: c’est à elle qu’il reviendra de défaire le mouvement qu’elle avait suscité en partie.

Les dirigeants du Printemps de Prague furent donc emmenés à Moscou et mis à rude épreuve, comme l’a bien raconté l’un des participants, Zdenek Mlynar, dans ses mémoires [1]..

Ce n’est pourtant pas ces pressions qui expliquent avant tout leur capitulation et leur signature dudit protocole de Moscou qui accepte le «stationnement temporaire» des troupes du Pacte de Varsovie sur le territoire de la République tchécoslovaque. Après tout, un des membres de la direction, Frantisek Kriegel, a refusé de le signer. La cause principale de cette reddition réside dans les conceptions politiques de la direction dubcekienne, dans son attachement prioritaire aux intérêts de l’appareil bureaucratique du PCT et du «mouvement communiste international», soumis au pouvoir du Kremlin, qui prennent le pas sur les intérêts des masses populaire de Tchécoslovaquie.

Certes, le PCT avait des divergences avec Moscou, mais elles étaient aux yeux de Dubcek et des siens d’ordre tactique et ces derniers n’avaient jamais envisagé qu’elles puissent déboucher sur une rupture. L’attitude de Dubcek à Moscou, mais surtout lors son retour à Prague, le montre bien: à aucun moment il n’envisagera de répudier le protocole de Moscou et de s’appuyer sur le mouvement de  résistance qui regroupait l’écrasante majorité de la population tchécoslovaque.

Le congrès clandestin du PCT

Dès l’annonce de l’invasion, la direction du parti de Prague avait pris l’initiative, lançant un appel à la résistance pacifique et à la fraternisation avec les soldats russes, créant un réseau de communication par la radio et la télévision et convoquant la réunion immédiate du XIVe congrès du PCT dans l’usine CKD de Prague.

La légitimité de ce congrès ne faisait aucun doute, plus des deux tiers des délégués élus étaient présents. Ils adoptèrent une résolution condamnant l’invasion, demandant la libération des dirigeants emmenés à Moscou et procédèrent à l’élection d’un nouveau comité central. Il est remarquable de noter qu’aucun des conservateurs présents au congrès ne voulut assumer la responsabilité de l’invasion en votant contre la résolution.

Dès l’annonce de la signature du «protocole de Moscou», le 27 août 1968, le nouveau comité central le rejeta. Mais la direction dubcékienne, de retour à Prague, déclara le XIVe congrès nul et non avenu et restaura le comité central (CC) de 1966, en y adjoignant malgré tout certains des membres élus le 22 août.

Mais noyés dans la masse des conservateurs, ils n’avaient aucune chance d’influencer les événements, même s’ils n’hésitèrent pas, malgré les pressions, à s’élever contre l’occupation, lors de la réunion du CC du 31 août 1968 (ce fut le cas en particulier de Jaroslav Sabata).

Le résultat immédiat de ce comité central fut de mettre un frein à la mobilisation de masse, car il n’y avait d’autre autorité que celle de la direction Dubcek. Dans la population, une attitude attentiste prévalut en septembre et début octobre, dans l’espoir que Dubcek réussirait quand même à sauver l’essentiel des réformes du Printemps.

Etudiants et ouvriers résistent

Si l’heure n‘était plus aux manifestations de rue contre l’occupant, elle n’était pas non plus à la confiance aveugle dans la direction du PCT. C’est au cours de cette période que l’auto-organisation des masses a fait un saut qualitatif, avant tout par l’élection de conseils ouvriers dans toutes les entreprises. Cette élection avait été prévue par la loi sur les Conseils ouvriers, mais elle prenait, dorénavant, une dimension directement politique qu’elle n’aurait probablement pas eue dans d’autres circonstances. De  même les étudiants renforçaient leurs organisations indépendantes.

Bien vite, les timides espoirs placés dans la direction dubcékienne de l’après-invasion commencèrent à se dissiper. Fin octobre 1968, les manifestations reprirent.

Le 28, jour du 50e anniversaire de la création de l’Etat tchécoslovaque, des milliers de manifestants défilent dans Prague en exigeant le départ des troupes soviétiques. Les manifestations sont encore plus fortes les 6 et 7 novembre lors des célébrations officielles. Réponse du pouvoir: les trois journaux les plus en pointe dans la résistance – Politika, Literarny Listy et Reporter – sont interdits.

Les étudiants furent les premiers à comprendre qu’il était nécessaire de relancer l’action contre l’occupation et de mettre en place une direction indépendante de l’équipe dubcékienne. Ils décidèrent de prendre l’initiative à la veille du comité central de novembre qui était considéré comme un test des intentions réelles des dirigeants du PCT.

Ils créèrent un comité d’action, représentant toutes les facultés, qui se transformera en décembre en Parlement étudiant. Sous l’impulsion de Karel Kovanda, Petr Uhl et Jiri Müller, le comité d’action appela  une manifestation le 17 novembre 1968. Elle fut interdite et immédiatement transformée en occupation des facultés et les lycées durant deux jours, dans tout le pays. Les étudiants lancèrent alors une «Lettre aux camarades ouvriers et paysans», qui affirmait, entre autres: «Nous ne pouvons pas accepter d’être souverains en paroles, alors que, en réalité, une pression continue s’exerce sur nous de l’extérieur… Nous ne pouvons pas nous satisfaire de quelques vagues déclarations sur la nécessité d’une politique soumise à l’examen du peuple alors que, en réalité, nous disposons de moins en moins d’informations sur l’activité de nos dirigeants… La classe ouvrière est courageuse, sage et diligente. Elle ne panique pas, elle n’abandonne pas, elle désire la paix et l’amitié avec tous les pays, la justice, le socialisme démocratique, le socialisme à visage humain, elle hait la violence et l’injustice, l’humiliation, l’oppression…».

Le texte n’avait rien de remarquable sinon le fait d’exister, d’exprimer tout haut la lassitude face aux manœuvres de la direction Dubcek qui commençait à se répandre parmi les travailleurs.

La lettre fut, en fait, le signal d’une relance des activités des organisations de masse. Elle fut télexée d’usine en usine. Les étudiants furent invités à prendre la parole dans les ateliers; des délégations ouvrières se rendirent dans les universités occupées. De nombreuses usines s’engagèrent à faire grève si les étudiants étaient attaqués.

L’assemblée des ouvriers de l’usine Skoda de Pilsen se prononça pour l’élection d’une nouvelle direction  qui «s’engage à appliquer le processus de démocratisation politique et organisationnelle»; les 22’000 ouvriers des aciéries de Kladno exigèrent la démission des dirigeants opposés à la démocratisation. Des prises de position similaires furent adoptées par les mineurs d’Ostrava, les ouvriers de l’usine CKD de Prague. Ces derniers firent même une grève préventive le 22 novembre lorsque les étudiants de Prague défièrent l’ordre d’évaluation que leur avait donné la police. La «communauté intellectuelle» s’investit elle aussi totalement dans le mouvement.

Dubcek réprime

C’est face à ce mouvement que la direction Dubcek mit elle-même fin à tous les espoirs qu’elle aurait encore pu susciter: elle renforça la présence policière à Prague, décida la censure de toutes les informations sur la grève étudiante. Elle lança une campagne de dénonciations des irresponsables qui l’animaient.

Pourtant, au moment où la confiance illusoire des travailleurs dans la direction du printemps de Prague s’émoussait, le mouvement de masse n’avait pas vu naître de direction jouissant d’une large autorité.

Les étudiants l’admettaient eux-mêmes lorsqu’ils mirent fin volontairement à leur grève le 21 novembre: «Les événements ont pris une ampleur et une gravité que nous n’avions pas envisagée… C’est au cours de cette crise que nous nous sommes rendus compte combien nous étions mal préparés…, personne n’avait envisagé que les événements puissent prendre ce caractère…».

Une large avant-garde s’était développée dans l’action autour d’un front unique entre les étudiants et les syndicalistes des grandes entreprises. Un pacte fut signé ente le puissant syndicat de la métallurgie et le syndicat des étudiants de Prague qui se voulait un véritable programme d’action et qui, selon le président du Front national normalisé, faisait ressembler les Deux mille mots à une «comptine».

Des pactes similaires furent signés entre de nombreux autres syndicats et cette liaison continua à fonctionner jusqu’au printemps 1969, Pourtant, une mobilisation de l’ampleur de celle qui existait ne pouvait se maintenir indéfiniment sans un projet, une perspective politique. Or, les cadres susceptibles de transformer cette puissante action de résistance en une offensive politique qui auraient pu diviser la direction du parti et, ainsi, miner l’instrument politique des occupants, restaient dispersés.

Très actifs dans la résistance ils étaient noyés dans les organisations de masse, sans lien entre eux, sans avoir pu définir un projet, une orientation. L’expérience, la première, avait été brève.

Smrkovski démis

Deux événements allaient contribuer à démoraliser la résistance début janvier 1969. Depuis l’automne, des différences étaient apparues au sein de l’équipe dubcékienne. Husak et Stroufal avaient commencé à se ranger ouvertement du côté des Soviétiques et multipliaient les pressions pour hâter la «normalisation».

En décembre, Husak commença à réclamer publiquement la démission de Smrkovski, de son poste de Président de l’Assemblée nationale. De nombreuses résolutions de soutien à Smrkovski arrivèrent de toutes les usines du pays. Mais, le 5 janvier 1969, ce dernier apparut à la télévision pour dénoncer ceux qui le défendaient. Deux jours plus tard, il était démis. C’était le signe qu’un des dirigeants les plus populaires du Printemps de Prague désertait le combat. Ce fut aussi le signal pour de nombreux cadres et permanents encore hésitants de choisir leur camp à temps et de se ranger aux côtés de Husak.

Le suicide de Jan Palach, qui s’immola par le feu en plein centre de Prague le 16 janvier 1969, allait, symboliquement, montrer que si la population restait prête à se mobiliser massivement, elle avait perdu tout espoir de trouver un relais dans le PCT et de pouvoir vaincre.

Le 21 janvier, 100’000 manifestants défilent place Wenceslas. Pour la première fois, le drapeau de la République tchécoslovaque de 1918-1939 a remplacé le drapeau rouge à la tête du cortège, marquant le changement d’attitude de la population face à ce qui était sanctionné comme une «trahison historique du PC» en relation avec ses objectifs proclamés.

Lors des funérailles de Palach, le 25 janvier 1969, un million de personnes défilent en silence dans les rues de la capital. Ils n’ont plus d’exigences, sinon le droit de se taire.

Fin février 1969, Dubcek déclarait devant une assemblée de miliciens: «Nous avons réussi à surmonter la phase la plus aiguë de la crise de janvier». Il avait raison. Il n’était désormais de plus aucune utilité pour les occupants.

Le 28 mars 1969, un vendredi, l’équipe de hockey sur glace tchécoslovaque infligea une défaite – 4 à 3 – à l’équipe d’URSS. Un symbole et un acte politique.

Les manifestations se multiplient dans les villes… contre l’occupation. Le Kremlin va dès lors mettre en place la seconde partie de l’intervention: les généraux Grechko et Semyonov mettent Husak en place et démissionnent Dubcek. Ce dernier sera envoyé comme ambassadeur en Turquie… où il se taira. Rappelé en janvier 1970, il sera alors expulsé du parti. Le fidèle est remercié.

Il a fallu des centaines de milliers d’expulsions du PCT, de licenciements, le chantage aux études des enfants, l’exil forcé, l’emprisonnement, pour défaire le mouvement de masse.

La normalisation à l’ombre des chars soviétiques se fit aussi en opérant des concessions au plan économique, avant tout dans le domaine des biens de consommation.

A la différence de la Pologne des années huitante, la Tchécoslovaquie des années septante connut une croissance relative. Mais la force de l’opposition au régime, regroupée au sein de la Charte 77, témoignait encore, vingt ans après, de l’ampleur et de la profondeur du mouvement qui secoua la Tchécoslovaquie en ce printemps 1968.

Article suivant. Tchécoslovaquie 1968: l’été des conseils ouvriers (3). Charles-André Udry

1.- Zdenek Mlynar, Guy Fritsch-Estrangin et Jean-Marie Gaillard-Paquet, Le Froid vient de Moscou : Prague 1968, du socialisme réel au socialisme à visage humain (Gallimard, Collection Témoins, 1981) et Budapest, Prague, Varsovie, Zdenek Mlynar et Jiri Pelikan, 1983, La Découverte 1983

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