Des libertés publiques et de leurs contradictions (1)

Etat de droit
Etat de droit

Par Alain Bihr

Le 1er septembre dernier, la direction de l’Université de Lausanne (Unil) a adopté la directive 5.4, intitulée «Affichage et activités promotionnelles sur le campus universitaire», qui a pu laisser craindre une limitation des possibilités d’expression libre par voie d’affichage, par la diffusion de journaux, de tracts, par la récolte de signatures (pétitions, initiatives, référendums), la tenue de stands ou de tables de presse, etc. Après une mobilisation d’une large partie de la communauté universitaire (étudiants, corps intermédiaire et enseignants), elle a retiré cette directive le 27 octobre en faisant valoir qu’«à l’évidence les intentions de la Direction ont été mal formulées et n’ont donc pas été comprises».

Il ne s’agit pas ici de revenir directement sur ces événements et feu la directive pour la discuter, évaluer la réalité des risques réels de restriction des libertés publiques dont elle était porteuse, les intentions de ses auteurs, les raisons de leur maladresse de formulations, etc. L’occasion nous est en fait donner ici de prendre un peu de recul pour poser toute une série de questions concernant les libertés publiques.

1. Définition, fondements et origines des libertés publiques

Définition

Par libertés publiques, on entend généralement un ensemble de droits accordés à toute personne dans un Etat de droit à fonctionnement démocratique régissant sa présence active au sein de l’espace public. On peut formellement distinguer deux groupes de libertés publiques: d’une part, les libertés de communication, d’information, d’expression, de pétition, etc., qui régissent l’expression de la parole et de la pensée au sein de l’espace public; d’autre part, les libertés de circulation, de réunion, d’association (temporaire, périodique ou permanente), de manifestation sur la voie publique, etc., qui régissent l’expression de l’action collective au sein de l’espace public.

Ces libertés sont dites publiques pour une double raison. Elles s’exercent au sein de l’espace public: un espace à la fois social et mental auquel chaque personne peut librement accéder par opposition aux espaces privés dont l’accès est réservé à certaines personnes seulement. Par ailleurs, elles s’exercent collectivement par opposition aux libertés individuelles ou personnelles (le droit de propriété, le droit de contracter, la liberté de conscience, etc.) que des personnes peuvent exercer seules ou dans le cadre social limité de rapports interpersonnels.

Cependant, par-delà leur opposition que l’on vient de souligner, il existe une profonde unité et complémentarité entre libertés privées et des libertés publiques. Elles ont le même fondement: l’attribution à toute personne de la qualité de sujet de droit, d’une subjectivité juridique, d’un ensemble de prérogatives réputées inaliénables (le droit de disposer librement de sa personne et de ses facultés, le droit à la sûreté de sa personne, le droit à la propriété et la sécurité de ses biens, etc.). De même expriment-elles les unes et les autres les deux mêmes capacités fondamentales du sujet juridique: l’autonomie de la volonté et la liberté contractuelle.

Fondements

Ces fondements sont compris dans la définition précédente: État de droit et démocratie.

Les libertés publiques sont tout d’abord un élément de constitution de tout Etat de droit. Par Etat de droit, il faut comprendre un Etat qui prend la forme d’un pouvoir public impersonnel: un pouvoir qui n’appartient à personne, pas même (et surtout pas) à ceux qui sont chargés de l’exercer, à quelque niveau que ce soit; un pouvoir qui se distingue donc formellement des divers pouvoirs privés qui continuent à s’exercer, en marge de lui et sous lui (sous son contrôle), dans le cadre de la société civile: pouvoirs liés à la naissance, à l’argent et au capital, à la compétence, etc.; un pouvoir dont les actes ne doivent pas être l’expression d’intérêts particuliers mais exclusivement celle de l’intérêt général, ici assimilable au maintien de l’ordre civil, garantissant à chacun le respect de sa subjectivité juridique et la possibilité de contracter librement; un pouvoir respectant par conséquent toutes les prérogatives des personnes en tant que sujets de droit (un Etat dont la sphère d’action est par conséquent limitée et dans lequel, pour cette raison, les différents pouvoirs législatifs, exécutif et judiciaire se trouvent séparés); un pouvoir s’adressant à tous de manière égale: soumettant tous ses membres aux mêmes obligations et garantissant à tous les mêmes capacités légitimes; en définitive un pouvoir qui apparaît non pas comme le pouvoir d’un homme ou d’un groupe d’hommes sur d’autres hommes mais comme le pouvoir d’une règle impersonnelle et impartiale s’appliquant à tous ses membres et qu’il s’agit de faire respecter par tous: la loi. En somme, un Etat de droit est non seulement un Etat qui respecte la subjectivité juridique de ses membres mais encore un Etat qui fait de leur subjectivité juridique la norme même de ses relations à ses membres tout comme des relations de ses membres entre eux.

La précédente définition des libertés publiques laisse cependant clairement entendre qu’elles sont aussi un élément constitutif de la démocratie. Et cette précision semble redondante au regard de ce qui vient d’être dit. En fait, il n’en est rien. Car il convient de distinguer entre Etat de droit et démocratie, en particulier sous l’angle de leurs rapports respectifs aux libertés publiques.

En premier lieu, l’exercice des libertés publiques n’est pas nécessaire à l’Etat de droit alors qu’il est indispensable à la démocratie. Un Etat de droit respecte les conditions générales d’expression de la subjectivité juridique de ses membres dès lors que et dans la seule mesure où il n’en interdit pas l’expression. Mais il ne garantit pas la qualité et l’intensité de cette expression, notamment en ce qui concerne les libertés publiques. Ce n’est pas parce qu’on n’interdit pas aux citoyens de prendre la parole publiquement et de s’organiser en syndicats et en partis politiques que ces derniers vont automatiquement s’exprimer, se syndiquer ou militer dans des organisations politiques. Un Etat de droit peut donc aller de pair avec une grande médiocrité de pratique des libertés publiques.

La démocratie, au contraire, exige un usage effectif et aussi intensif et riche que possible des libertés publiques. Il n’y a pas de démocratie sans un tel usage des libertés publiques. Cela ressort clairement de la définition classique de la démocratie comme gouvernement du peuple par le peuple et pour le peuple, le peuple étant ici entendu comme ensemble des citoyens. Gouvernement par le peuple, la démocratie implique que la loi soit l’expression de la volonté générale (à défaut de volonté unanime, la volonté majoritaire). Gouvernement pour le peuple, elle exige que la loi satisfasse l’intérêt général (à défaut de l’intérêt de tous, du moins de l’intérêt du plus grand nombre). Sachant que, dans tous les cas, les minoritaires conservent la possibilité de contester la loi existante et de proposer de la changer.

Tout cela implique clairement que le peuple prenne une part active à l’élaboration de la loi. Et c’est bien en quoi les libertés publiques et leur usage le plus développé possible sont une condition nécessaire (sine qua non) de la démocratie. La formation de la volonté générale implique nécessairement une discussion et une délibération collectives qui sont inconcevables sans les libertés publiques: liberté de communication, d’information, d’expression, de pétition, etc., mais aussi liberté de réunion, d’association, de manifestation sur la voie publique, etc. Et cela est encore plus vrai s’agissant des droits des minorités de contester les décisions majoritaires. Ne jamais oublier que la liberté est d’abord celle des minoritaires et que la qualité d’un régime démocratique se mesure d’abord à la place qu’elle réserve à ses minorités.

En deuxième lieu, alors que l’Etat de droit méconnaît la dimension conflictuelle de la réalité sociale, cette dernière est centrale en démocratie. La définition précédente de l’Etat de droit ignore ou méconnaît les conflits entre individus, les conflits entre individus et société, les conflits entre groupes sociaux divers (classes, sexes, générations, nationalités, groupes ethniques ou «racialisés», etc.). Conflits qui sont liés à l’existence de phénomènes de pouvoir et de lutte pour le pouvoir, donc en définitive de rapports sociaux d’oppression (d’exploitation, de domination, d’aliénation).

La démocratie au contraire place cette dimension conflictuelle au cœur de son fonctionnement. Par ces procédures de discussion et de délibération collectives, par sa recherche de la formation d’une volonté générale (à défaut, d’une volonté majoritaire), par son respect des droits des minorités, elle vise, d’une part, à proposer une solution pacifique de ces conflits en en neutralisant le potentiel de violence et de destruction; d’autre part, et de ce fait, à transformer un facteur potentiellement destructeur en un facteur constructif: à faire de la contradiction (de la confrontation) des intérêts particuliers et des opinions partisanes le moteur de la recherche permanente d’une volonté générale et de l’intérêt général.

Révolution des Pays-Bas (XVI-XVII siècle)
Révolution des Pays-Bas (XVI-XVII siècle)

Origines

Toutes ces formes (libertés personnelles et libertés publiques, subjectivité juridique, Etat de droit, démocratie) ne sont évidemment pas tombées du ciel. Ce sont des constructions sociales, donc historiques, qui résultent même d’une longue histoire, qui continue d’ailleurs de s’écrire de nos jours. Rappelons-en quelques étapes clés.

Leur toile de fond générale en est la formation du capitalisme. Proposons-en ici une définition dont l’unilatéralité apparaîtra plus loin. Le capitalisme, c’est plus qu’une économie de marché, c’est une société de marché. Entendons une société dans laquelle les relations marchandes deviennent la forme dominante des relations entre les membres de la société, soit que ces dernières deviennent elles-mêmes des relations marchandes, soit qu’elles se subordonnent aux exigences et à la logique des relations marchandes. C’est donc une société dont tous les membres se trouvent constamment mis en relation marchande les uns avec les autres et transformés, de ce fait, en sujets de droit, notamment en propriétaires privés de marchandises, ne serait-ce que de cette marchandise tout à fait singulière qu’est leur force de travail. C’est encore une société dont tous les membres se trouvent donc pourvus d’une subjectivité juridique qu’ils se doivent de respecter dans leurs relations réciproques, sur le marché ou même en dehors du marché. C’est enfin une société dont la subjectivité juridique de ses membres devient une norme et une exigence qui régissent y compris l’espace public – d’où la nécessité de l’établissement et du respect des libertés publiques, en tant que dimension intégrante de l’existence et de l’exercice de la subjectivité juridique de leurs membres.

declaration-des-droits-de-l-hommeHistoriquement, cette norme et cette exigence ont d’abord été portées par la classe qui est à l’origine du capitalisme et qui va en devenir la classe dominante: la bourgeoisie. Elles lui ont servi d’armes pour conquérir le pouvoir de différents points de vue. Elles lui ont permis d’appuyer l’extension des relations marchandes en dissolvant les rapports féodaux de production et de leur substituant les rapports capitalistes de production, en particulier en arrachant la propriété de la terre à la noblesse et en expropriant les producteurs à la campagne (les serfs, les tenanciers, les petits propriétaires) tout comme à la ville (les artisans organisés en corporations). La bourgeoisie s’en est aussi servi pour dissoudre et délégitimer la division et hiérarchisation de la société en ordres (fondés sur la possession ou non de privilèges) et lui substituer une division et hiérarchisation en classes, tout comme pour délégitimer les monarchies absolues en leur substituant des monarchies constitutionnelles puis des régimes parlementaires. Enfin, la défense par la bourgeoisie des libertés publiques aura été le moteur de sa remise en cause du monolithisme idéologique des sociétés d’Ancien Régime (et d’abord sur le plan religieux), face auquel elle aura fait valoir le principe de la libre expression et discussion de toutes les idées au sein de l’espace public.

La salle du Manège des Tuileries où s'est réunie la Convention nationale jusqu'en 1793
La salle du Manège des Tuileries où s’est réunie
la Convention nationale jusqu’en 1793

Evidemment, tout cela a pris des siècles au cours desquels ont alterné avancées, stagnations et reculs, tout comme des évolutions plus ou moins pacifiques et des révolutions plus ou moins violentes. Mais une fois le capitalisme placé sur ses rails (les rapports capitalistes de production formés et la dynamique de leur reproduction lancée) et le pouvoir de la bourgeoisie établi, ces mêmes normes et exigences contenues dans la subjectivité juridique vont être retournées contre eux par tous ceux qui en restaient ou en restent encore privés (en tout ou en partie) soit du fait de la persistance de rapports précapitalistes d’oppression, soit du fait des effets propres aux rapports capitalistes d’oppression. Les normes et exigences de la subjectivité juridique – et notamment celles relatives aux libertés publiques – ont ainsi été reprises et continuent aujourd’hui à être reprises par de très nombreux autres mouvements sociaux comme conditions ou parties intégrantes de leurs revendications spécifiques.

Ainsi a-t-il été du mouvement ouvrier: pensons simplement à ses luttes pour obtenir le droit de former des organisations syndicales et de développer l’action syndicale sur les lieux de travail comme en dehors d’eux; à ses luttes pour le droit d’occuper une partie de l’espace public à des fins d’expression, de propagande, de manifestation, etc., de ses propres intérêts, objectifs, aspirations et valeurs. Le même geste d’appropriation des libertés publiques a été au cœur de la lutte des peuples colonisés pour se constituer en peuple (en communauté politique) et obtenir leur indépendance nationale. On le retrouve aussi dans la lutte des groupes «racialisés» (par exemple les noirs aux Etats-Unis ou en Afrique du Sud) pour l’abolition des discriminations raciales et l’obtention des droits civiques qui leur étaient jusqu’alors refusés; tout comme dans la lutte des femmes… pour devenir des hommes comme les autres : de parfaits sujets de droit, sur le plan civique (dans l’espace public) autant que civil (dans l’espace privé); aujourd’hui dans la lutte des minorités sexuelles (gays, lesbiennes, bi et trans) pour leur libre apparition dans l’espace public (fin des stigmatisations et des discriminations).

2. Comment les libertés publiques sont-elles régulièrement menacées?

Ce qui précède pourrait laisser penser que les libertés publiques et tout le cadre juridico-politique dont elles sont parties prenantes font l’objet d’un consensus très large, pour ne pas dire universel. Ne figurent-elles pas en bonne place dans la «Déclaration universelle des droits de l’homme» (adoptée en septembre 1948 lors de l’Assemblée générale des Nations unies réunie au Palais de Chaillot, Paris; le «père» de cette Déclaration est René Cassin).  Elle a été signée et ratifiée par tous les Etats membres de l’ONU. Et, pourtant, les droits mentionnés font l’objet de nombreuses et constantes menaces, et ne sont pas appliqués effectivement dans la majeure partie des pays à l’échelle mondiale.

Les menaces qui pèsent sur les libertés publiques sont diverses dans leurs formes. Je ne m’arrêterai ici que sur les principales, en allant des plus grossières aux plus subtiles.

En premier lieu, les libertés publiques peuvent faire l’objet d’attaques frontales qui visent purement et simplement à les détruire. C’est le cas de la part de certaines idéologies ou de certains mouvements totalitaires. Ils s’en prennent aux libertés publiques parce qu’ils en refusent le principe même: l’autonomie individuelle, la capacité et plus encore le droit de l’individu à disposer et à exercer une quelconque autonomie de pensée et d’action dans ses rapports aux autres et au monde social en général. Plus largement, ils refusent toute la modernité, dont l’autonomie individuelle est une dimension cardinale. Ce sont donc des idéologies et des mouvements réactionnaires au sens propre : elles proposent d’en revenir vers des sociétés holistiques et fermées, régies par un principe transcendant (naturel, religieux, métaphysique) et un pouvoir absolu, l’un et l’autre placés au-delà de toute discussion et délibération collective et tout examen critique individuel. On aura reconnu dans cette définition, par exemple, les mouvements politiques ou religieux qui fétichisent une identité collective (la nation, la classe, l’ethnie, la communauté religieuse, etc.), à laquelle l’individu est censé appartenir tout entier, devoir tout et doit être prêt à tout sacrifier, sous la conduite d’un chef charismatique ou d’un pouvoir totalitaire.

9760ab75Mais de pareilles attaques frontales peuvent aussi être le fait de l’une ou l’autre forme de ces États d’exception auxquels les péripéties des luttes de classe peuvent donner naissance au sein du capitaliste. Ces Etats d’exception sont justement dénommés dans la mesure où ils enfreignent plus ou moins gravement la norme de l’Etat de droit. Ainsi peuvent-ils maintenir toute la structure juridique nécessaire aux rapports capitalistes de production (notamment la garantie de la propriété privée, les contraintes d’exécution de leurs obligations contractuelles par les agents économiques et sociaux, l’arbitrage des conflits entre sujets de droit, la répression des infractions à l’ordre juridique, etc.), tout en suspendant voire annulant complètement les éléments de cette structure qui établissent les libertés publiques ainsi que les formes de la démocratie représentative qui les prolongent. Ils s’en prennent alors aux pratiques de lutte et aux formes d’organisation des classes dominées fondées sur l’exercice de ces libertés, dès lors qu’elles sont susceptibles de faire obstacle aux politiques conduites dans l’intérêt des dominants, en les interdisant et en en réprimant de manière plus ou moins féroce l’expression, en instaurant ainsi des formes autoritaires, violentes voire barbares de rapports entre gouvernants et gouvernés (surveillance policière systématique, arrestations arbitraires, pratique de la torture, internement sans jugement ou après simulacre de jugements, détention dans des camps de concentration à régime sévère, etc.), le tout dans le but de briser toute opposition active et d’en prévenir la formation en terrorisant la population. Et ils se légitiment d’ordinaire par la désignation de quelques dangers imaginaires (la subversion, la révolution, l’invasion étrangère, la décadence morale, etc.) et de quelques boucs émissaires (indigènes ou étrangers).

En deuxième lieu, les libertés publiques peuvent aussi être menacées, quoique dans une moindre mesure, par des restrictions réglementaires. Celles-ci ne visent pas à les supprimer les libertés publiques mais à en définir et contrôler les conditions et les modes d’exercice quitte à les limiter en conséquence. Elles sont le fait des pouvoirs publics chargés de cette réglementation et de ce contrôle mais qui sont aussi pourtant, en principe, garants de l’exercice des libertés publiques.

Les raisons invoquées pour justifier cette réglementation et les éventuelles restrictions qui peuvent les accompagner sont multiples. Il peut s’agir de réguler les conflits de droits au sein de la société qui peuvent résulter de l’exercice des libertés publiques; la manière dont la liberté d’expression (par voie de presse) peut entrer en conflit avec le droit à la protection des personnes privées et de leur vie privée (contre la diffamation) en fournit un exemple. Il peut s’agir aussi de conjurer les risques de violence (de conflits violents) engendrés par l’usage des libertés publiques ; l’exemple classique est le risque de dérapages violents des manifestations sur la voie publique et d’atteintes aux personnes et aux biens privés ou publics. Enfin, ces réglementations peuvent viser à protéger les libertés publiques contre ceux qui les menacent. De telles menaces existent bel et bien, comme nous venons de le voir. Et leur forme la plus perverse est sans doute celle qui consiste à faire usage des libertés publiques pour créer les conditions de leur destruction. La fanfaronnade du propagandiste en chef du régime nazi, le Dr. Joseph Goebbels, peut ici nous servir d’avertissement: «Cela restera toujours l’une des meilleures farces de la démocratie d’avoir elle-même fourni à ses ennemis mortels le moyen par lequel elle fut détruite.»i

Mais il existe encore une troisième menace envers les libertés publiques, beaucoup plus diffuse et insidieuse mais peut-être aussi plus dangereuse, parce qu’elle entre dans les conditions de possibilité des précédentes menaces: la négligence des libertés publiques et l’indifférence à leur sort de la part du plus grand nombre, de la part des citoyens ordinaires qui devraient au contraire en faire le plus large usage. La négligence des libertés publiques consiste à ne pas en faire usage (ne pas s’informer, ne pas exprimer publiquement ses opinions sur les choses publiques, ne pas protester contre leur cours, ne pas s’associer à ceux qui protestent et manifestent, ne pas se syndiquer, ne pas militer, etc.). Quant à l’indifférence au sort des libertés publiques, elle laisse porter atteinte aux libertés publiques (que ce soit par leurs ennemis déclarés ou leurs partisans a minima) sans protester et elle ne se soucie pas des conditions effectives de leur exercice.

imageAutrement dit, l’ennemi des libertés publiques, ce n’est pas seulement l’idéologue, le chef ou le militant d’un parti totalitaire ou d’un mouvement religieux fondamentaliste; ce n’est pas non plus seulement l’homme politique, l’administrateur ou le policier qui cherche à en réduire le champ d’exercice; c’est aussi le «pêcheur à la ligne». Ce que les libertés publiques ont à craindre, ce n’est pas d’abord le bruit (heureusement rare) des bottes et des chaussures à clou, c’est le silence feutré beaucoup plus fréquent des pantoufles! (Suite le 22 novembre 2014)

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Alain Bihr, professeur-émérite de l’Université de Besançon. Denier ouvrage: en collaboration avec Roland Pfefferkorn, Dictionnaire de égalité, Armand Colin (2004).

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