Dans la lutte contre Ebola, évitons tout néocolonialisme

imagesPar Guillaume Lachenal et Vinh-Kim Nguyen

Sierra Leone, juin 1994, les consultants de la Banque mondiale avaient réussi en trois ans à renvoyer plus de 5000 employés des hôpitaux et à réduire des deux tiers la masse salariale du ministère de la santé, appliquant à la lettre le plan imposé par le Fonds monétaire international (FMI) dans le cadre de l’ajustement structurel. Il s’agissait pour l’essentiel, disait un rapport, «d’employés fantômes ou trop vieux» – des personnels inutiles, sans doute. Au début des années 1990, après une décennie de crise économique, la Sierra Leone était considérée comme un petit «miracle» par le FMI et la Banque mondiale : inflation contrôlée, priorité donnée au paiement de la dette, coupes budgétaires drastiques. Dans le domaine de la santé, le pays était même présenté comme un modèle de «réforme».

La suite est connue, suivant le même scénario qu’au Liberia («ajusté» dès le début des années 1980). La population a chuté dans la pauvreté, préparant le terrain à des guerres civiles qui détruiront ce qu’il restait d’infrastructures, tout en enrichissant les factions au pouvoir et leurs «partenaires» économiques au nord. Née de la déliquescence des institutions médicales de la région, l’épidémie de virus Ebola est un révélateur terrible des effets des politiques néolibérales.

Les plans d’ajustements structurels

Cette première leçon est très banale. Il n’est à vrai dire plus personne pour défendre ces politiques catastrophiques, déjà discréditées dans le monde de l’aide au développement longtemps avant la crise Ebola – même le président actuel de la Banque mondiale, Jim Yong Kim, a autrefois dénoncé les conséquences sanitaires désatreuses des plans d’ajustements structurels.

L’épidémie d’Ebola, en particulier dans la région transfrontalière Liberia-Sierra Leone-Guinée où elle a commencé, s’inscrit par ailleurs dans une histoire sanitaire. La région a été marquée, dès le début du XXe siècle, par une épidémie sévère de maladie du sommeil (une maladie parasitaire létale), qui était alors provoquée par l’essor de l’économie coloniale. La mobilisation médicale des Etats coloniaux reposait sur des campagnes mobiles de dépistage et de traitement et sur l’organisation de camps de ségrégation des malades; elle a donné lieu à des essais cliniques à grande échelle.

Les systèmes médicaux mis en place, avec leurs lots de vies sauvées, mais aussi d’accidents thérapeutiques et de coercition, suscitaient autant d’adhésion que de crainte, provoquant des mouvements transfrontaliers pour accéder aux soins (ou les fuir). De même, la source de l’épidémie était volontiers attribuée, par les populations africaines comme par les experts

Coloniaux, aux étrangers d’en face. Comme dans d’autres pays africains, la mémoire de cet épisode est vive et ambivalente – le colonialisme ayant apporté la maladie et son traitement.

Rationalité historique et politique

Elle ne constitue sans doute pas une explication mécanique des problèmes rencontrés récemment par les équipes médicales, accusées de transmettre le virus Ebola. Mais il reste que les rumeurs et les accusations, loin de manifester un atavisme culturel, ont une part indéniable de rationalité historique et politique. Fonder exclusivement la réponse à l’épidémie de virus Ebola sur le modèle de camps de traitement de masse et sur la « sensibilisation » paternaliste de populations considérées comme ignorantes expose au risque d’alimenter la défiance et d’amplifier l’épidémie.

L’expérience nous a montré qu’il est indispensable d’inclure dès le départ les personnes les plus touchées, car elles savent mieux gérer la réponse à la crise qui les touche. Le premier réflexe, naturel, de se concentrer sur une réponse médicalisée conjuguant isolation et exclusion ne doit pas se faire aux dépens des savoirs locaux et communautaires. Dans le cas du sida, l’implication des personnes atteintes et des activistes a accéléré, sur le plan de la recherche, le développement de traitements et de modèles de soin efficaces.

Dans le cas d’Ebola, l’hésitation à confier aux populations touchées les moyens de soigner (par exemple à domicile) traduit certes un souci lié aux risques de contamination, mais aussi un mépris envers les communautés qui font déjà ce travail, héroïquement, sans aucune aide extérieure, et en inventant des approches astucieuses – tel l’étudiante libérienne qui a soigné quatre membres de sa famille sans être contaminer, vêtue de sacs-poubelle, ou les villageois sierra-léonais qui ont pensé le modèle «1+1», pour que dans chaque famille atteinte un membre seulement soigne les malades pour éviter de contaminer les autres.

La question des approches alternatives aux camps de traitement se pose, non seulement parce que leur efficacité est peu connue, mais aussi parce que la course à l’ouverture de nouveaux lits est perdue d’avance. Enfin, une approche communautaire donne un autre rôle aux survivants qui bénéficient d’une immunité biologique face au virus. Au lieu d’y voir des réservoirs d’anticorps à prélever, ce qui semble la tendance actuelle, ne devrait-on pas plutôt en faire les acteurs à part entière de la lutte contre l’épidémie? (Publié dans Le Monde, datée du 22 octobre 2015, page 15.)

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• Guillaume Lachenal est historien, maître de conférences à l’université Paris Diderot, membre de l’Institut universitaire de France. Dernier ouvrage paru: Le Médicament qui devait sauver l’Afrique, La Découverte, 2014.

• Vinh-Kim Nguyen est médecin et anthropologue, professeur à l’Ecole de santé publique de l’université de Montréal, membre du Collège d’études mondiales, et urgentiste à l’hôpital Avicenne de Bobigny. Dernier ouvrage paru, en codirection avec Céline Lefève et Guillaume Lachenal, La Médecine du tri, Puf, 2014.

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