Tunisie. Sur les élections tunisiennes. Un débat, autre, serait utile

Béji Caïd Essebsi (BCE), leader de Nida Tounes
Béji Caïd Essebsi (BCE), leader de Nida Tounes

Par Hamadi Aouina

Nous publions rarement des textes de débat sur notre site. Nous avons publié sur les élections en Tunisie deux articles. L’un, le 5 novembre 2014, et l’autre, d’un militant algérien, le 6 novembre 2014. Nous différons profondément avec le style inutilement polémique et les formulations puériles de «donneur de leçons révolutionnaires» d’Hamadi Aouina, ex-membre du Front populaire. Il réside en France. Nous avons supprimé, en tant qu’éditeur du site, les deux derniers paragraphes de cette contribution. Ils n’ajoutent rien à l’argumentation de cet article. Ils relèvent d’un style voisin de l’injure politique. Nous le publions – il nous a été demandé de le mettre en tant que «commentaire» sur notre site, commentaires que le modérateur et la rédaction d’A l’Encontre décident de publier ou non, selon nos critères – strictement pour des informations qui auraient pu faire l’objet d’un échange utile sur la situation en Tunisie. D’autant plus qu’une discussion sur la stratégie politique en Tunisie est ressentie par beaucoup comme nécessaire. Mais pour cela, il ne suffit pas de caractériser des formulations de militants, affublés de qualificatifs indignes qui en disent plus sur l’auteur de ces attributs que sur ceux qu’il dénomme. D’autant plus que ces militants se trouvent dans le camp de la révolution. H. Aouina, contre l’opinion de Sonia Jebali, qui faisait une grève de la faim très dure, a lancé sur une page Facebook le slogan: «Sonia Jebali présidente». Malgré la demande de l’intéressée, il a refusé de fermer cette page. La publication de l’article ci-dessous est le dernier commis par cet auteur qui sera publié sur ce site, et aucun de ses commentaires ne sera reproduit. Le titre est de la rédaction du site. (Rédaction A l’Encontre)

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Dominique Lerouge et Freddy Mathieu ont fait un drôle de compte rendu de la séquence électorale législative qui s’est déroulée fin octobre 2014. A les lire nous n’avons pas assisté aux mêmes événements. Et pour commencer, ils nous mettent plein la vue avec un chiffre, «60%», sorti tout droit de leur imagination.

60% de quoi au juste?

La population en âge de voter est de 8’228’825 individus. Ceux qui se sont inscrits sur les registres électoraux sont au nombre de 4’925’606

Ceux qui se sont rendus aux urnes ne représentent que 3’579’257. Autrement dit: 43% du total de la population en âge de voter. Maintenant regardons ce qu’obtiennent les listes «majoritaires».

Machine de guerre de la Destourie

Nidaa Tounes, que nos deux compères décrivent comme étant la formation qui comporte les «responsables issus du pouvoir depuis l’indépendance à 2011», ne précisent à aucun moment que cette formation, véritable «auberge espagnole», est une véritable machine de guerre.

Machine de guerre des rebuts de l’ancienne dictature, rejointe par une flopée de retournés et de renégats de la gauche et de l’extrême gauche stalinienne, pour se doter de l’instrument garantissant les meilleures chances à la contre-révolution.

Cette formation réunit autour d’un rescapé de toutes les turpides des années de plomb d’un demi-siècle de dictature, Béji Caïd Essebsi [1], qui a l’étoffe d’un Mitterrand «de droite», et qui fut l’homme «providentiel» quand la révolution a menacé les fondations de l’ancien régime.

Celui-ci était désarçonné par plusieurs mois d’une véritable insurrection spontanée, sans direction, et qui fut déviée de son cours radical vers l’impasse «institutionnelle» d’un processus électoral visant à la siphonner de son énergie révolutionnaire.

«Vieille canaille de la Destourie!»

C’est le presque nonagénaire BCE [né le 29 novembre 1926], vieille canaille de la Destourie, qui fut le maître d’œuvre de cette «passe d’armes»», aidé, il faut y insister, par tout ce que «la gauche» comporte de «salopards» préférant la proie pour l’ombre, les strapontins et autres maroquins d’institutions formelles à la satisfaction des principaux mots d’ordre de la révolution: «pain, travail et libertés»…

Donc, Nidaa Tounes (qui rappelle à s’y m’éprendre le «Forza Italia» de Berlusconi) a obtenu 1’285’539 voix, ce qui représente 35,89% des votants, 26,08 % des inscrits et à peine 15,61 % de l’ensemble de la population en âge de voter.

Sa principale concurrente, Ennahdha, autre auberge espagnole, pour ce qui est de toutes les couches sociales appartenant aux fameuses couches «moyennes» ayant fait le mauvais choix d’opter pour une accumulation primitive sous les hospices «théologiques» alors que la mode l’était pour une «modernité laïcarde» imposée par le chantre de l’«occidentalisation»: Bourguiba. Celui-là même qui se vantait d’avoir fait «d’une poussière d’individus: une nation!»…

Ennahdha, la pusillanimité de la «gauche» et encore un «milliardaire»
qui va à la pêche aux voix!

Ennahdha, dont les voiles de la notoriété ont été gonflées par la pusillanimité d’une «gauche» faisant de l’anti-religion son seul fonds de commerce pour mieux camoufler sa bâtardise programmatique et le néant qui caractérise ses propositions, a obtenu 937’294 voix, ce qui représente 26,19% des votants, 19,03% des inscrits et à peine 11,39% du total de la population en âge de voter.

Le troisième lascar à avoir raflé une partie des voix des électeurs est un milliardaire, dont la saga mafieuse est passée par la case libyenne, faisant fortune en compagnie de l’un des rejetons de feu Kadhafi. Ce dernier qui avait fait chou blanc en présentant sa «jeune formation politique», l’UPL [Union patriotique libre, fondée en mai 2011], aux élections à la Constituante d’octobre 2011, et ce malgré la débauche d’argent dépensé en «achat de voix», a mieux réussi à l’occasion de cette nouvelle saison de «pêche aux voix». Il obtient 142’812 voix, ce qui représente 3,99% des votants, 2,90% des inscrits et un tout petit 1,74% de l’ensemble des inscrit·e·s. Cela fait cher la «pêche aux voix», mais il arrive avec 17 «hurluberlus» de son espèce bon troisième avec 17 députés dans la future Assemblée Nationale. Et vive la démocratie.

Un Front Populaire coincé entre un milliardaire mafieux et des «Chicago-Boys»!

Enfin, bon quatrième et presque à égalité avec une jeune formation de centre-droit animée par de fringants «Chicago-boys»: Afek (Perspectives en arabe; tout un programme pour des ultra-libéraux!). Le Front Populaire totalise 120’815 voix; ce qui donne 3,38% des votants, 2,45% des inscrits et un tout petit 1,47% de l’ensemble de la population en âge de voter. Cela permet à cette formation de compter 16 députés dont seulement deux femmes, l’une d’elles étant la veuve de notre camarade Mohamed Brahmi, dont les commanditaires de son assassinat vaquent toujours librement à leurs occupations. Mbarki/Brahmi [2] a été élue dans la circonscription de son mari défunt.

Nos deux commentateurs focalisent sur la défaite d’Ennahdha qui arrive deuxième comme prévu par un scénario électoral ficelé. A la première consultation pour élire la Constituante, le ban et l’arrière-ban de la Destourie fut, à quelques exceptions près, empêché de concourir celle-ci, ce qui laissa Ennahdha sans véritable concurrent sérieux, les formations de la «gauche radicale» ayant fait le choix de la dispersion «organisée» et d’une campagne axée sur la défense des «acquis de la modernité… de l’ancien régime!».

Logique rééquilibrage

La machine de guerre remise sur pied et l’ensemble des réseaux de la Destourie réactivé n’ont pas provoqué autre chose qu’un simple et logique rééquilibrage. Avec un résultat mitigé au vu de la réapparition des pratiques dont la canaille de l’ancien régime maîtrisait à la perfection les rouages.

L’ATIDE (Association Tunisienne pour l’Intégrité et la Démocratie en Tunisie) a relevé 9821 infractions allant du bourrage des urnes, aux urnes au contenu non contrôlé à l’ouverture de la procédure de vote, aux achats de voix contre espèces sonnantes et trébuchantes dans les quartiers populaires à Douar Hicher, Oued Ellil, Kasserine, Sidi Bouzid pour ne citer que les endroits avérés, à la confusion des fonctions parmi les scrutateurs, aux scellés remplacés par du simple scotch et la liste est longue. Les formations arrivées premières ont usé et abusé de ces pratiques. Sans oublier le réveil de certains réflexes «tribaux» en faveur de certains candidats.

Lerouge et Mathieu ne soufflent mot de tout cela. Pour eux comme pour la Commission européenne qui a dépêché sur place une tribu d’observateurs, «ces élections sont une preuve éclatante de la maturité de la démocratie tunisienne» et les élections «un modèle» duplicable.

«Un accord parfait entre les deux faces de la contre-révolution»

Lerouge et Mathieu évoquent d’ «interminables tractations» pour la formation du futur gouvernement. Sont-ce des infos de première main que nos deux limiers ont dégotées?

Ce qui est sûr, c’est que le scénario le plus probable est une simple alliance des deux versants de la contre-révolution Nidaa et Nahdha dictée non par des «tractations interminables» mais par la peur de la réaction, en l’absence de toute issue prévisible, à cause de la crise qui s’approfondit aussi bien à l’intérieur des frontières de la petite Tunisie, à l’échelle régionale pour ce qui est de la poudrière nord-africaine et de l’accentuation de la crise mondiale avec en particulier la crise qui frappe nos principaux partenaires européens français et italien.

Quelle serait la forme concrète de cette alliance est de peu d’importance au regard de l’accord parfait entre BCE et Ghannouchi quant à la stratégie qui consiste à reprendre l’offensive face à des forces populaires non défaites jusqu’à présent.

Un scénario sanglant à la «Sissi» [Egypte] ne peut être exclu tant la peur des possédants les tenaille de revivre une nouvelle insurrection encore plus radicale que la première.

«Avancée électorale de la gauche!»

Pour se ménager une petite sortie, nos deux compères subodorent «de fortes pressions sur les élus du Front populaire en vue de voter la confiance au futur gouvernement». S’ils avaient pris la peine d’écouter l’un des nouveaux élus, Mongi Rahoui, du parti Watad unifié de feu Chokri Belaïd, ils auraient compris que point n’est besoin de faire pression sur ce dernier et les trois autres du même parti, nouvellement élus sur les listes Front Populaire, pour affirmer que non seulement ils voteront la confiance, mais que le fringant député Rahoui (qui n’a laissé comme souvenir pour les 3 années passées au sein de la Constituante que celui de brasser du vent au point de devenir la coqueluche des médias «benalistes» de la place…) vient de jeter un sacré pavé dans la marre en affirmant que le futur président devrait être issu des rangs de la formation majoritaire.

Notre Rahoui appelle concrètement à voter pour le presque nonagénaire BCE alors qu’à ces élections son porte parole Hamma Hammami est candidat à la magistrature suprême. Autant dire un coup de couteau dans le dos de son partenaire du Front Populaire.

Est-ce cela la formidable «avancée électorale de la gauche»?

«Question sociale parasitée!»

Nos deux militants qui sont « à l’écoute» de ce qui se trame sur le plan social nous expliquent que «la question sociale a été parasitée» par la «bipolarisation entre néolibéraux «modernistes» et néolibéraux islamistes» !

Alors que le pays, suite à l’insurrection de l’hiver 2010/2011 et sur les années 2012 et 2013, a connu le plus fort taux de grèves, d’occupations et autres mouvements de masse, qui se comptent par milliers, jamais égalés tout au long de l’histoire de la Tunisie indépendante.

Avec deux grèves générales qui ont paralysé le pays à l’occasion des deux assassinats de nos camarades Chokri Belaïd et Mohamed Brahmi.

Qui a parasité quoi?

Pour finir, nos deux militants travestissent l’histoire récente en nous racontant une histoire sortie tout droit de leur imagination.

La direction de l’UGTT qui a trahi les objectifs de la révolution en se fourvoyant dans un «Dialogue Patriotique» [voir note 2] entre «partenaires sociaux», a sciemment choisi, appuyée de toutes leurs forces par la fameuse «gauche» pusillanime, de bloquer les mobilisations au profit de la collaboration avec les représentants du patronat.

Pour Lerouge et Mathieu qui chaussent de drôles de lunettes pour disséquer la réalité sociale, cette tactique a permis à la direction syndicale de «faire partir en douceur le gouvernement de la Troïka» dominé par Ennahdha! De même qu’elle a permis de clôturer la rédaction de la Constitution. Tout cela dans une ambiance de «bon voisinage avec le syndicat patronal UTICA».

Mehhdi Jomââ
Mehdi Jomâa

Le secrétaire général se vantant même d’avoir eu la haute main sur la formation du gouvernement de «technocrates»! Alors qu’à la vérité ce fut une vraie passe d’armes entre différentes fractions des classes possédantes; et le vainqueur fut Mme Bouchamaoui, la patronne des patrons qui poussa son poulain, Mehdi Jomâa. Le lien entre les deux comparses étant le pétrole. Jomâa ayant fait toute sa carrière chez Total et la famille Bouchamaoui, l’une des 75 fortunes en milliers de milliards de centimes, voulant élargir son champ de prospection et celui de ses intérêts dans le domaine des hydrocarbures, avec comme de bien entendu des comptes dans les îles Caïmans pour planquer leurs plantureux bénéfices.

De tout cela, nos deux fins analystes ne pipent mot se contentant de poser en guise de conclusion la question sur la capacité de la «gauche politique, associative et syndicale» de répondre aux attentes des «moteurs de la révolution»! C’est la seule fois qu’ils prononcent ce mot «révolution»… (8 novembre 2014)

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014032011105339000000Capture[1] Le poids de la famille Béji Caïd Essebi (BCE) au sein du parti Nida Tounes est plus qu’important. Et, comme le rapporte la presse tunisienne, cela suscite des tensions. Ainsi, l’attitude arrogante de son fils, Hafdeh, a abouti à la dissolution de la Commission des structures. Son épouse Chadlia a dû intervenir dans une bataille de chefs entre les deux fils Hafedh et Slaheddine, qui est membre du Conseil national. Mais BCE reste le bonaparte du clan. Sa belle-fille se nomme Zeineb Trabelsi et est vice-présidente de la Coordination France-Sud du parti. Un clan partisan qui rappelle la période des Ben Ali et Trabelsi. Voir sa bio-express ci-dessus. (Rédaction A l’Encontre)

[2] Le 5 août 2014, le secrétaire général adjoint de l’Union générale tunisienne du travail (UGTT), Bouali Mbarki, faisait un entretien avec Frida Dahmani pour l’hebdomadaire Jeune Afrique. Selon la journaliste «il aborde sans détour la complexité de l’ultime étape de la transition en Tunisie. Ce chimiste, natif de Sidi Bouzid, militant depuis son adolescence, a été révoqué par deux fois de la fonction publique en raison de son engagement syndical. Après avoir soutenu le soulèvement du bassin minier de Gafsa en 2008 contre Ben Ali, il est aujourd’hui, l’une des chevilles ouvrières du Dialogue national. A 51 ans, il assure une délicate mission de coordination entre l’Assemblée nationale constituante (ANC) et cette initiative du premier syndicat tunisien.»

Pour mettre fin à une crise sans précédent, l’UGTT forme un quartet avec l’UTICA (organisation patronale), l’Ordre des avocats et la Ligue tunisienne des droits de l’homme. Il engage partis, élus et gouvernement sur une feuille de route devant conduire le pays à des élections législatives et présidentielle. L’objectif selon B. Mbarki: préserver une démocratie naissante et les acquis d’une Tunisie fragilisée par une économie exsangue et l’émergence du terrorisme.

Bouali Mbarki de l'UGTT
Bouali Mbarki de l’UGTT

Certains reprochent à l’UGTT de se mêler de ce qui ne la regarde pas et de dépasser son rôle de centrale syndicale pour s’impliquer dans la politique…

Bouali Mbarki: Qu’ils révisent leurs manuels d’histoire. L’UGTT a été le premier mouvement à jouer un rôle à la fois national et social dans l’histoire de la Tunisie. En nous impliquant en politique, nous sommes dans notre rôle. L’UGTT est toujours intervenue dès que le pays ou l’Etat ont été touchés. Cela la rend incontournable et atypique. Les faits ont prouvé que la centrale est la locomotive qui peut sortir la Tunisie de la crise.

Les objectifs du pays depuis la révolution rejoignent ceux inscrits dans la charte du syndicat, à savoir une Tunisie démocratique, un Etat civil, l’égalité pour tous, la représentativité de toutes les tendances politiques et le respect des droits humains. Nous sommes un organisme atypique parce qu’indépendant et une exception mondiale, les centrales syndicales étant souvent partisanes. Nous restons à égale distance de toutes les familles politiques. Toutes les tendances sont représentées chez nous, mais nous sommes syndicalistes avant tout.

Pourquoi l’UGTT a-t-elle initié le Dialogue national?

Le pays était au bord de la guerre civile. La position de l’UGTT lui permettait d’affirmer que, tout au long des trois années perdues à élaborer une Constitution, les problèmes se sont multipliés. La légitimité de l’ANC était fortement contestée, la corruption galopante et les tensions créées annonçaient des drames. Par deux fois, en octobre 2012 et en février 2013, le syndicat a tenté de réunir tous les partis pour se concerter sur une sortie de crise et accélérer le processus constitutionnel.

Mais la défection d’Ennahdha et du Congrès pour la République [CPR], partis de la troïka alors au gouvernement, a signé l’échec de ces tentatives. L’UGTT a été attaquée par les milices des Ligues de protection de la révolution [LPR] le 4 décembre 2012, jour de la commémoration de l’assassinat de notre fondateur et héros national, Farhat Hached. Les tensions sont montées d’un cran jusqu’à l’exécution, le 6 février 2013, du leader de gauche Chokri Belaïd.

La mort de Chokri Belaïd a fait chuter l’exécutif mené par Hamadi Jebali [membre du parti islamiste Ennahda, dont il fut secrétaire général, chef du gouvernement de décembre 2011 à février 2013].

Les assassinats politiques ont-ils constitué un point de non-retour?

Ces actes sont lâches et ignobles. Qui a tué Chokri Belaïd et le député Mohamed Brahmi? Ce dernier était mon cousin, je l’ai tenu dans mes bras et j’ai vu ce qu’ils lui ont fait. Mais que sont devenus les assassins et leurs commanditaires ? Si certains savent, ils ne parleront jamais.

L’initiative menée par le président de la République, Moncef Marzouki, a aussi tourné court. Et avec l’exécution de Mohamed Brahmi, le 25 juillet 2013, la confiance s’est effondrée. Le pays allait basculer dans la violence politique et l’anarchie sociale. La grève générale a été décrétée. C’était la fin de la troïka. Il fallait désamorcer ces pièges mortels, d’où l’importance du Dialogue national. Ce dernier était l’unique issue possible.

Comment être fédérateur dans un environnement social et politique divisé par les idéologies et une profonde crise de confiance?

Les idées peuvent nous diviser, mais le pays nous réunit. L’UGTT a protégé et encadré la révolution alors que le pays était au bord de la guerre civile. La Tunisie appartient à tous les Tunisiens, il nous faut aller impérativement vers une réconciliation nationale et refuser les décisions arbitraires. Le choix de l’exclusion est une profonde erreur.

La liste de «salut public» que veut établir l’Instance Vérité et Dignité [censée établir les responsabilités des violations commises sous Ben Ali et Habib Bourguiba] va à l’encontre de l’apaisement nécessaire au pays. Je suis fils d’un militant youssefiste – opposant à Bourguiba – et je connais ce sentiment. Il faut tourner les pages, l’Histoire se chargera de les relire.

À quoi a abouti ce Dialogue national?

Il fallait mettre fin à la transition et donner une légitimité incontestable au pouvoir par des élections. Nous devions éliminer les obstacles et les raisons de la crise : achever la Constitution, remplacer le gouvernement d’Ali Larayedh par une équipe de compétences indépendantes, dissoudre les LPR [Ligue de protection de la révolution, milice islamiste], annuler les nombreuses nominations partisanes dans l’administration, et relancer l’Instance supérieure indépendante pour les élections [Isie] afin de préparer ces dernières.

La feuille de route a été agréée par tous, sauf par le CPR de Moncef Marzouki, et elle s’est imposée comme une priorité. Tout le reste est inutile.

L’ANC devait boucler la Constitution et assurer le suivi des affaires courantes à sa charge. La mission du gouvernement était d’assurer le retour de la sécurité, la relance économique et la tenue des élections. Cette feuille de route a été agréée par tous, sauf par le CPR de Moncef Marzouki, et elle s’est imposée comme une priorité. Tout le reste est inutile.

Votre vis-à-vis est aussi est aussi Rached Ghannouch, président d’Ennahda…

Rached Ghannouchi sait écouter et est un excellent négociateur. Il est conscient des difficultés et affirme aujourd’hui qu’il faut juguler l’extrémisme. Il craint que ses partisans ne nuisent ou ne s’en prennent à son parti.

On pensait qu’avec l’établissement de la feuille de route, le Dialogue national avait achevé sa mission, mais il est toujours en cours. Pourquoi?

Notre tâche s’achèvera avec la tenue du scrutin. Le quartet veille à ce que la feuille de route soit appliquée et joue un rôle de facilitateur entre les instances pour préparer ces élections. Ce processus est essentiel, l’opération menée par l’Isie doit tirer parti de l’expérience de 2011 et s’assurer de la participation d’un maximum de Tunisiens et de Tunisiennes.

Les jeunes ont l’impression que la révolution leur a échappé…

Ils sont démoralisés. Bien qu’ils représentent 40 % des électeurs, les partis ne s’occupent pas d’eux. Il faut les sensibiliser à l’importance des législatives car la future Assemblée sera le centre du pouvoir.

Il est également question d’un dialogue économique…

Ce dialogue, qui se tiendra en septembre, est indispensable. Le pays va mal, l’État est faible ; d’où la corruption, le système D, l’économie parallèle, l’évasion fiscale. Un terrain favorable au terrorisme et aux mafias. La responsabilité du gouvernement est engagée, il doit être courageux, prendre des initiatives.

Il est essentiel de travailler sur une feuille de route, avec des réformes nécessaires, pour le prochain quinquennat. Mais pour l’UGTT, deux points sont non négociables : préserver le pouvoir d’achat et revenir sur les ratios de la compensation élaborés par le gouvernement, avec une stratégie par étapes. Il est hors de question de toucher aux plus faibles.

Quel signe positif pourrait par exemple être envoyé ?

Je suis de Sidi Bouzid et je connais les besoins des régions. Il faut agir autrement et mettre en place en Tunisie un développement équitable en faisant participer les détenteurs de liquidités à des projets régionaux. Faire appliquer la loi sur le partenariat public-privé qui a été adoptée par l’ANC serait un premier pas pour attirer l’investissement.

Qui pourrait y contribuer?

Nous sommes tous concernés. Les chasses aux sorcières et les menaces implicites faites aux hommes d’affaires doivent cesser. Les listes noires ne sauveront pas la Tunisie. En revanche, il faudrait revoir la mauvaise gestion des entreprises confisquées mises sous tutelle de l’État. Il est inadmissible qu’on laisse se dévaloriser un capital aussi important, cela revient à trahir le pays.

Comment remettre les gens au travail?

Le retour au travail est la condition de la relance et de la croissance. Cependant, une évolution des mentalités s’impose pour revaloriser la valeur travail. L’essentiel est que la Tunisie sorte de cette mauvaise passe. La partie n’est pas encore finie. Il faut sauver la Tunisie. (Août 2014)

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