Syrie. «Un enchaînement de crimes qui dépassent l’entendement»

Entretien avec Moundhir Al-Kalil
par Majid Zerrouky

L’homme à la tête de la direction de la santé de la province d’Idlib pensait jusque-là avoir tout vu et tout vécu, mais le pire, en Syrie, est toujours à venir. Le docteur Moundhir Al-Khalil décrit la spirale de l’horreur dans laquelle ont été plongés les services médicaux de la province dans les heures qui ont précédé et suivi le bombardement à l’arme chimique de la ville de Khan Cheikhoun, mardi 4 avril. Outre le bilan, qui s’aggrave d’heure en heure, des services de secours débordés, sans moyens et en manque de personnels, et des hôpitaux bombardés, le docteur Al-Khalil craint désormais le sentiment de panique qui se propage dans les rangs mêmes des personnels médicaux.

Quel est le dernier bilan du bombardement de Khan Cheikhoun?

Il ne cesse d’augmenter. Nous déplorons 87 morts identifiés, parmi eux 32 enfants. Ce chiffre est toujours provisoire. Un grand nombre de blessés, parmi les 557 comptabilisés à ce jour, sont toujours en soins intensifs dans les hôpitaux sur le territoire syrien ou en Turquie, où nous avons réussi à évacuer 54 personnes dans un état très grave, dont trois sont mortes pendant leur transport. Nous craignons malheureusement que le nombre de victimes augmente, et le bilan pourrait dépasser les 100 victimes.

Comment faire face à une telle attaque?

Tous les symptômes que nous avons constatés nous orientent vers le gaz sarin. Nous faisons tout pour sauver nos concitoyens malgré le peu de moyens dont nous disposons. Nous manquons de cadres de santé, nous n’avons pas d’équipements ni de combinaisons de protection, ni les médicaments nécessaires aux traitements de victimes d’une attaque aux armes chimiques en nombre suffisant. Tous nos stocks ont été utilisés ces deux derniers jours.

Le bombardement de Khan Cheikhoun n’est pas le premier auquel nous avons été confrontés cette semaine. La veille, les villes d’Al-Latmana et de Hbit ont été ciblées, avec là encore un nombre important de blessés à prendre en charge. Pire, le bombardement et la mise hors-service de l’hôpital national de Maarat Al-Nouman, lundi 3 avril, après six frappes aériennes, a totalement désorganisé notre capacité de réaction et nos services de secours, la veille de la tuerie de Khan Cheikhoun. Maarat Al-Nouman est notre principal hôpital dans le sud de la province. Il accueille en temps normal 30 000 patients par mois et est doté d’un service d’urgences vers lequel les blessés auraient dû être orientés dans un premier temps. C’est un enchaînement de crimes de guerre prémédités. Des crimes qui dépassent l’entendement, avant et après l’attaque chimique.

Les bombardements qui ont précédé et suivi l’attaque auraient été prémédités?

A Khan Cheikhoun, quatre heures après l’attaque au gaz, l’unique centre de la défense civile a été pris pour cible et détruit – quatre cadres de la défense civile ont été gravement blessés – puis l’hôpital Al-Rahma dans cette même ville a été bombardé à son tour et mis hors-service, nous contraignant à déplacer dans des conditions épouvantables les victimes vers des centres de santé éloignés de ce secteur. Tous nos services d’urgences et de soins intensifs, à l’échelle de l’ensemble de la province, sont désormais débordés et font au mieux sans matériel, avec un manque de kits chirurgicaux, de produits anesthésiques… Et nous manquons de personnel formé, nous n’avons plus aucune marge. C’est dans ce contexte que nous avons dû faire face à un afflux inédit de blessés. De nombreux personnels médicaux et membres de la défense civile ont par ailleurs été atteints, au contact des victimes et du gaz.

Bénéficiez-vous d’aides internationales?

Nous ne bénéficions d’aucune aide internationale à cette heure. Nous appelons les institutions internationales, et en particulier l’Organisation mondiale de la santé, à faire pression sur le régime et sur son allié russe pour qu’ils arrêtent de s’en prendre aux civils, pour qu’on nous envoie des personnels et des cadres formés et des équipements adéquats, en particulier pour ce qui concerne les armes chimiques: en priorité de l’atropine et de la pyridoxine, ainsi que des respirateurs artificiels qui nous ont cruellement manqué ces dernières heures, notamment pour les enfants, de l’oxygène, etc.

Ce qui nous inquiète aussi, c’est que la panique est en train de gagner les personnels médicaux. Les médecins et infirmiers ont peur en prenant en charge les blessés. Et il y a ce risque permanent d’être attaqués par l’aviation: nos installations sont en danger dès lors qu’elles accueillent des victimes. Nous travaillons la peur au ventre, en pleine catastrophe.(Publié dans Le Monde, en date du 7 avril 2017, p. 3)

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