Syrie: Idlib et le front Al-Nosra

serment-allegeancePar Hala Kodmani

Collé à sa jeune tante sur les coussins du séjour où toute la famille est réunie, Marwan se laisse caresser les cheveux, blonds gominés, en tenant tête à ses deux oncles qui blâment son choix. Le garçon de 21 ans a rejoint il y a peu le Front Al-Nosra, ce groupe jihadiste auquel ne ressemble tellement pas cet étudiant en deuxième année de génie mécanique avec son visage poupon et sa barbe de trois jours. La discussion est détendue en cette soirée où l’on célèbre la survie de tous au bombardement aérien de la veille sur le village, dans la région très sunnite d’Idlib, contrôlée et fortement mobilisée dans la rébellion.

«Les hommes de l’Armée syrienne libre [ASL, ndlr] se comportent comme l’armée du régime. Ils ne nous respectent pas et ils sont tout aussi pourris», lance Marwan, qui était engagé auparavant dans la brigade locale de l’ASL. «Pas étonnant, quand le chef est un ancien maçon du village qui se la joue en criant des ordres tout le temps aux combattants, alors qu’il n’a rien à nous apprendre. Il est à cette place uniquement parce qu’il est le cousin lointain d’un membre du Conseil national syrien [CNS].» L’exaspération à l’égard de l’opposition politique et des forces de la rébellion organisée est la première explication que donne Marwan pour son nouvel engagement contesté par les siens. «Il a fallu trois mois pour que j’obtienne «une russe» [comme on appelle la kalachnikov], et puis on n’a eu aucun entraînement, on s’est formé les uns les autres grâce à ceux qui avaient déjà fini leur service militaire. Lorsqu’on nous envoyait au combat, dans la région d’Alep, on n’avait le droit qu’à un seul repas par jour.»

Signature. Le dépit envers l’ASL ne suffit pas à expliquer l’attrait grandissant des jeunes pour Al-Nosra, dans ce village comme dans la plupart des régions où l’on se bat en Syrie. La montée en puissance de la formation jihadiste ces derniers temps est remarquable dans les combats et les débats. Les lettres blanches sur fond noir de la profession de foi musulmane «il n’y a de Dieu que Dieu…» sont de plus en plus visibles sur les drapeaux, les bandeaux qui entourent la tête des combattants et même les capots des voitures sans immatriculation qui circulent sur les routes. Cette signature d’Al-Nosra est bien la même que celle d’Al-Qaeda. Ses fondateurs sont effectivement des Syriens sunnites qui s’étaient battus contre la présence américaine en Irak. Ses premiers attentats et son mode opératoire rappellent ceux de la nébuleuse terroriste. Mais cette affiliation à Al-Qaeda, plus ou moins avérée ou admise, ne compte pas pour les nouvelles recrues comme pour les admirateurs de plus en plus nombreux du groupe, devenu le fer de lance des combats qui progressent contre les troupes de Bachar al-Assad. Sa popularité est devenue telle que toute l’opposition syrienne a protesté contre l’inscription par les Etats-Unis, le 11 décembre, d’Al-Nosra sur la liste des organisations terroristes.

«Ce sont les plus honnêtes, les plus dévots, les plus dévoués, les plus efficaces et les plus courageux au combat, résume Marwan. Dès que j’ai rejoint leurs rangs, par l’intermédiaire d’un copain de classe qui m’a introduit, on m’a affecté à un groupe et donné une tenue, une arme performante et, surtout, des consignes précises pour chaque moment de la journée.» Celles-ci sont transmises à l’aîné de l’unité de cinq à dix combattants par un émir, qui reste en principe inconnu des membres du groupe. L’un de ces chefs est pourtant clairement identifié dans le village de Marwan, puisqu’il s’agit d’un quinquagénaire bedonnant à la longue barbe, libéré il y a quelques mois après plusieurs années de prison à Damas, et qui est souvent en centre-ville. «Ce n’est pas lui qui compte», dit Marwan de l’homme peu crédible et peu respecté.

Cynique. La culture du secret est vite intégrée par les recrues d’Al-Nosra, qui apprennent surtout à ne pas poser de questions, notamment sur le rôle de la dizaine de jeunes Saoudiens qui passent leurs soirées au café internet du village. «Les étrangers représentent de 1% à 2% des combattants du mouvement, qui sont essentiellement des gars du village, selon Abou Fouad, ancien agriculteur d’une grande famille locale qui s’occupe de la logistique de la brigade locale de l’ASL. Ils se battent avec un courage et une férocité inégalables et foncent vers la mort sans hésitation», dit le quadragénaire en avouant cyniquement à propos des jihadistes étrangers: «On leur offre le martyre qu’ils sont venus chercher lors des opérations communes.» La coordination entre les forces d’Al-Nosra et l’ASL est devenue le plus souvent la règle dans les combats comme dans la répartition des tâches de sécurité dans le nord de la Syrie «libéré» et des armes ou autre matériel récupéré après la prise de bases de l’armée d’Al-Assad.

«Mallettes pleines». La supériorité des moyens financiers dont disposent les jihadistes est la clé incontestée de leur succès. «Ces derniers temps, chaque fois que je négocie une vente de missiles antichar ou d’autre matériel à la frontière turque, je suis doublé par les salafistes qui proposent un meilleur prix aux vendeurs, souvent russes, se désole Abou Fouad. Des cheikhs saoudiens ou koweïtiens arrivent avec leurs mallettes pleines de dollars et remportent le marché.» La faiblesse et la dispersion de l’aide militaire que reçoit l’ASL l’empêchent d’attirer ou de fidéliser les combattants. Marwan reconnaît que ce n’est pas pour des raisons idéologiques qu’il a rejoint Al-Nosra. «La seule chose que je n’aime pas, explique-t-il, c’est leur takfir systématique: ils considèrent comme impies tous ceux qui n’adhèrent pas à leur identité et leur pensée.» Un tract distribué dans son village met sur le même plan les baasistes, les nationalistes, les laïcs et les démocrates, traités «d’ennemis de Dieu». Leur objectif déclaré, après «la victoire sur le régime alaouite», d’établir un émirat islamique pour partir à la conquête de Jérusalem, puis de l’Andalousie, le fait sourire: «Une fois le régime tombé, chacun reviendra à ses affaires et plus personne ne voudra continuer la guerre.»

Au moment où les batailles décisives livrées contre les troupes d’Al-Assad sont remportées grâce à la contribution essentielle d’Al-Nosra, «l’enjeu est qu’ils rendent les armes après la chute du régime», souligne Abou Fouad. Pour le moment, «il vaut mieux s’entendre avec eux plutôt que de les laisser s’isoler dans leur extrémisme, et les voir retourner leurs armes contre nous demain».

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Cet article a été publié dans Libération en date du 18 décembre 2012

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