Syrie. «A Idlib personne ne se préoccupe de notre sort»

Par Paloma Dupont de Dinechin

Les habitants d’Idlib sont à bout de souffle. Depuis le mois d’avril, l’offensive menée par le régime syrien et les forces russes sur la province, devenue un refuge pour les Syriens déplacés de force au fur et à mesure des avancées du régime de Bachar Al-Assad, a bouleversé le quotidien des civils et des rebelles sur place. Ils sont 3 millions selon les estimations de l’ONU, contre 1,3 million d’habitants avant la guerre. Contactés par téléphone, plusieurs d’entre eux ont accepté de livrer leur témoignage.

Parmi eux, Mohamed Kadeh raconte les déplacements de sa famille dans l’enclave, au rythme des frappes. Il a vécu toute sa vie à Khan Cheikhoun, ville reprise le 21 août aux rebelles par les forces loyalistes [à la dictature d’Assad]. Comme la majorité des résidents de la ville, M. Kadeh l’a fuie avec sa famille. Environ 400’000 Syriens ont été contraints à se déplacer dans la province, selon l’ONU.

C’était un jour de début mars, à 2 heures du matin, avant même que l’offensive commence officiellement. Alors que le village se vidait déjà «petit à petit chaque jour», au milieu de bombardements «incessants», il a pris sur sa moto ses quatre enfants et son épouse, en laissant sa maison et sa récolte de légumes. Il abandonne aussi le cadavre sans sépulture de son voisin mort le jour même. «Je ne veux pas mourir», hurle sa petite de 3 ans en se bouchant les oreilles. Sur la route, cet homme de 30 ans dit avoir vu des corps démembrés et des personnes coincées entre les décombres. «Je ne sais pas pourquoi on n’est pas morts cette nuit-là, je ne sais pas!», dit le père de famille.

Quinze kilomètres plus loin, à Al-Teh, M. Kadeh explique avoir rencontré beaucoup de «familles déplacées [qui] cherchaient des maisons abandonnées pour s’y installer». Après dix jours à la rue, la famille finit par reprendre la moto en direction de Binnish, 60 kilomètres plus loin. Là-bas, selon M. Kadeh, des résidents lui proposent un logement détruit par les bombardements pour 25 à 30 dollars (22 à 27 euros). Trop cher. La famille trouve enfin une habitation de fortune, une maison en ruine qui appartenait à des personnes ayant fui la ville.

«Qui va les protéger?»

M. Kadeh et les siens balaient les débris puis s’installent. Il interdit à ses enfants de sortir, de peur qu’ils soient tués. Le sentiment d’abandon domine: «Personne ne se préoccupe de notre sort.» Combattre? Le père de famille y a pensé mais il a six sœurs et c’est le seul homme de la famille, alors il ne s’imagine pas les laisser seules: «Qui va les protéger?»

Hamzah Karnaz, lui, a fait depuis longtemps le choix des armes. En 2012, cet ex-étudiant en philosophie s’est engagé dans le FNL (Front national de libération), une coalition considérée non djihadiste par la communauté internationale, soutenue par la Turquie. Le groupe se bat au côté des djihadistes contre les forces du régime syrien.

Il est inquiet au sujet de l’issue de la guerre. En sept ans de combats, l’avancée sur Idlib est pour lui «l’offensive la plus forte du régime de Bachar Al-Assad». Et pourtant, M. Karnaz ne compte plus les massacres qu’il a vus depuis qu’il s’est engagé. «Si une frappe touche un bâtiment de sept étages, on se retrouvera tous ensevelis», dit-il. Le manque d’armes l’inquiète. La disproportion des moyens militaires entre les deux camps est flagrante. «Ils ont des snipers russes, des caméras de précision, au moins sept avions, des missiles au phosphore, des barils de TNT, des avions de surveillance, détaille-t-il. Nous, on n’a même pas assez de kalachnikovs.»

Ses proches vivent dans la région du mont Zawiya, à 50 kilomètres du front où il se trouve près d’Al-Habit. Cette zone n’est pas épargnée par les bombardements – sa fille de 4 ans en est morte deux mois plus tôt. «Fatigué physiquement» et «sous pression», il reste déterminé à combattre parce qu’il refuse de laisser ses trois enfants «sous les griffes de Bachar-Al-Assad». Son principal espoir reste la négociation avec le régime, mais rien n’indique que cette voie soit suivie.

«Pas d’endroit sûr à Idlib»

Hamzah Karnaz se veut malgré tout optimiste. Il reconnaît que le rapport de force est en faveur de Damas, mais dit croire à un retournement de situation. Pourtant, dans l’enclave, les forces anti-Assad ont déjà commencé à perdre le soutien des civils. M. Karnaz dit avoir été blessé à cinq reprises pendant la guerre, or, dit-il, «chaque fois que je reviens blessé, ma famille me demande d’arrêter de combattre». Il confie que depuis peu, sa femme lui demande de quitter la ville pour tenter de rejoindre la Turquie. Selon lui, c’est le résultat d’une stratégie pensée par les forces pro-Assad: «L’offensive vise directement les civils pour qu’ils nous disent d’arrêter de nous attaquer au régime.»

C’est le cas d’Amani Al-Ali, 20 ans, qui dessine des caricatures, au centre d’Idlib. Elle ne soutient plus les rebelles – «j’en ai vu assez», dit-elle. Mais en même temps, elle ne veut pas vivre avec le régime. La jeune femme est à bout: «Il n’y a pas d’endroit sûr à Idlib, il y a des frappes aériennes vingt-quatre heures sur vingt-quatre.»

Depuis quatre jours, elle n’arrive pas à reprendre le crayon. «Nous sommes fatigués», résume celle qui rêve de partir en Turquie et se dit prête à travailler dans «n’importe quoi». Mais se rendre là-bas est «cher et compliqué», déplore-t-elle, amère. Même dans le pays voisin, les Syriens ne sont plus en sécurité. La Turquie, qui accueille 3,5 millions de Syriens, en a renvoyé récemment à Idlib et durcit sa politique à leur encontre. (Article publié dans Le Monde du 26 août 2019)

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