Les points de vue de trois Syriens sur la révolution

SYRIA-POLITICS-UNRESTEntretien conduit par Odai Alzoubi

Le meilleur moyen de comprendre ce qui se passe en Syrie est d’écouter ce que des Syriens disent sur leur propre pays. Pour vous montrer la diversité et la richesse des voix syriennes, nous avons posé quelques questions à trois différents représentants de l’opposition.

La Syrie est en voie d’être recréée par sa révolution. C’est le moment de se mettre à écouter ceux qui contribuent activement à l’avenir de la Syrie, c’est la raison pour laquelle nous nous sommes entretenus avec ces trois personnes.

Yassin Al-Haj Saleh est un militant de l’opposition syrienne et un intellectuel. Il a une cinquantaine d’années. Il a été emprisonné de 1980 à 1996 pour avoir été membre d’un groupe communiste pro-démocratie. Il se cache depuis mars 2011. [Voir sur ce site, entre autres, le dernier article publié en date du 30 septembre 2012:  Syrie: la révolution orpheline et les différentes positions internationales.]

Bakr Sidki est un intellectuel syrien; écrit pour un journal arabe et vit en Syrie.

Hazem Nahar est un intellectuel syrien; il est traducteur et écrivain. Il travaille au Arab Center for Research and Policy Studies à Doha, au Qatar.

***

Pourquoi Assad n’est-il pas encore tombé, après vingt mois de soulèvement?

Yassin: La raison est trop évidente. On devrait plutôt demander des réponses claires aux questions suivantes. Comment la révolution syrienne a-t-elle réussi à se maintenir pendant vingt mois face à un régime qui, depuis le début, n’a pas cessé de tuer? Comment se fait-il que la détermination syrienne reste inébranlable après la mort d’au moins 35’000 Syriens, sans compter la destruction totale de villes, de villages et de districts? Comment une révolution peut-elle diversifier ses moyens et étendre son champ d’action pour mettre un terme à un régime qui non seulement bénéficie d’une influence régionale, mais qui est en outre l’un des plus brutaux du monde?

Je vais néanmoins répondre à votre question: le régime ne s’est pas encore effondré parce que depuis le début il a tout misé sur la région où il dispose d’une suprématie complète; ainsi que d’armement et de systèmes d’armement. Le régime s’est défendu férocement sans être entravé par des contraintes légales, humanitaires ou nationales. En outre, il a bénéficié d’un soutien réel de la part de forces ayant une influence importante à un niveau régional et international.

Par contre, les Syriens qui se sont opposés au régime ont d’abord opté pour des protestations pacifiques, et ce n’est que plus tard qu’il y a eu une escalade vers la résistance armée. Mais ils ne pouvaient compter sur un soutien sérieux et solide comparable à celui fourni par les alliés du régime. Pour le dire simplement, après des mois pendant lesquels le peuple syrien a tenté de s’imposer sur l’échiquier politique en utilisant des méthodes de nature politique, dans leur pays, la révolution a été contrainte d’opter pour la résistance armée contre un régime dont le fondement est militaire.

Au vu de cette inégalité en matière d’armement, de ressources et d’organisation, il est évident que la seule option qui restait à l’opposition était de tenter d’épuiser le régime, ce qui prend beaucoup de temps.

Bakr: Permettez-moi de commencer par une autre supposition: supposons que Assad soit déjà tombé d’une manière ou d’une autre. Nous nous rendrions alors compte que le «régime» qui a été soigneusement et délibérément construit durant trois décennies par son père, Hafez el-Assad, n’est pas constitué uniquement par le président et sa famille. C’est un réseau compliqué et opaque d’intérêts et de relations fondé sur des systèmes de loyautés qui s’étendent à l’échelle du pays, mais qui tracent également des divisions verticales [entre communautés] à l’intérieur de la collectivité nationale.

Pendant l’époque de la Guerre froide, le régime syrien avait été une pierre angulaire de la politique au Moyen-Orient et il a réussi à s’adapter aux nouvelles conditions qui ont émergé au début des années 1990. Ayant été un des vainqueurs dans la deuxième guerre du Golfe (1991), il a été récompensé par un renforcement de sa présence au Liban et par le droit de transmettre la présidence de la république de Hafez à Bachar el-Assad. L’occupation de l’Irak en 2003 a entraîné un changement d’allégeance de la part du régime. Il a opéré un rapprochement marqué avec le régime iranien. Son attitude ultérieure à l’égard de l’occupation de l’Irak a fait que l’armée syrienne a fini par être expulsée du Liban.

La révolution syrienne a exposé à quel point l’approche sécuritaire prédomine dans la doctrine des dirigeants, laquelle est par ailleurs dépourvue de toute approche politique. C’est ainsi que l’hégémonie institutionnelle, la conspiration, le terrorisme et la propagande sont devenus les piliers du régime. Le premier rang du régime est constitué de quelques familles (Assad, Makhlouf et Shalish) qui sont reliées par des intérêts de type mafieux, tribal et sectaire, en plus des noyaux des secteurs de la sécurité où les décisions politiques sont prises en dernière instance.

Le processus de prise de décision ayant trait à la Syrie s’est en fait déplacé de Damas à Téhéran au début de la Révolution syrienne. Les hommes du régime comme Mouhamad Makhlouf, Bachar el-Assad et son frère Maher ainsi que quelques officiers de renseignement de haut rang, tel Ali Mamlouk, ne sont en fin de compte que des larbins. Ces personnes n’ont pas les compétences pour prendre des décisions politiques pour le régime en temps normal, et encore moins en temps de révolution. La junte actuellement au pouvoir a hérité de nombreux atouts avec lesquels elle peut prolonger la survie du régime (parmi lesquels on peut mentionner Israël, le Liban, la question kurde, les sectarismes, etc.), mais elle en perd souvent le contrôle.

Hazem: Tous les régimes politiques à échelle mondiale sont composés d’une multiplicité de niveaux qui se chevauchent: le politique, l’économique, l’idéologique, le légal, le médiatique et celui de la sécurité. Il semble que le régime ait déjà perdu sur beaucoup de ces niveaux: il ne reste plus que la famille régnante ainsi que le «bâton» de son département de sécurité et la pure violence.

Au cours de ces vingt derniers mois, le régime s’est transformé en une machine de destruction totale au lieu de mettre en place une approche politique. Il a coupé ses rapports avec la plupart des Etats du monde et est devenu un hors-la-loi. Sur le plan économique, la lire syrienne a perdu à ce jour plus de la moitié de sa valeur; une crise économique encore plus grave est imminente. L’idéologie du parti Baas ne dispose plus d’aucun crédit public, surtout au vu des contradictions entre sa prétendue théorie politique et sa pratique concrète. La crédibilité médiatique, déjà médiocre, du régime avait un impact limité, d’autant plus que les médias officiels  relayaient les informations selon lesquelles le soulèvement aurait été le produit d’une conspiration mondiale contre la Syrie et imputaient la révolution à des groupes armés terroristes anonymes. Sur le plan militaire, l’image de l’armée nationale syrienne s’est effondrée après avoir été transformée en un instrument pour exécuter des Syriens. Les forces de sécurité, quant à elles, sont vues comme protégeant la famille régnante plutôt que la nation et ses citoyens.

A cause de la situation unique en Syrie et de la nature de pieuvre du régime, le déboulonnage de la famille régnante exigera une série de conditions spécifiques, en particulier un consensus international et régional concernant l’ensemble de la région. Cette étape finale dans l’effondrement du régime est liée à l’équilibre des forces régionales, à la situation fragile en Irak et au Liban, aux intérêts iraniens et russes, au programme nucléaire iranien et finalement au conflit arabo-israélien. Dans ce contexte, beaucoup de compromis doivent être à l’ordre du jour.

Une autre condition qui doit être remplie pour la chute du régime est la nécessité d’une alternative valable et établie susceptible de rassurer tous les Syriens ainsi que la communauté internationale sur le fait que la région ne va pas dériver vers le chaos. Nous ne devrions pas négliger le fait qu’une partie de la population syrienne soutient encore le régime ou adopte une position de neutralité, en particulier les minorités qui craignent un régime islamique. C’est cette crainte illusoire qui est encouragée par la propagande du régime syrien et par ses pratiques sectaires.

Ces complexités internes, régionales et internationales empêchent encore que le régime ne finisse par s’effondrer avec l’élimination de la famille régnante et la défaite des corps de sécurité et militaires qui lui sont associés. (Traduction A l’Encontre; seconde partie à suivre; cet entretien a été effectué le 29 novembre 2012 )

Soyez le premier à commenter

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée.


*