La révolution syrienne et ses détracteurs

Par Farouk Mardam Bey

Que Frédéric Chatillon, gros bras du Front national [Le Pen], soit le principal diffuseur en France de la propagande du régime syrien n’est pas très difficile à comprendre. Que Richard Millet [qui était membre du Comité de lecture des éditions Gallimard], l’apologiste de l’assassin néonazi [Norvège] Anders Breivik, ait consacré dans la foulée un opuscule à la gloire des Assad, père et fils, est aussi dans l’ordre des choses.

Mais les autres? Pourquoi des hommes et des femmes qui se disent de gauche, démocrates, altermondialistes, défenseurs des peuples opprimés, et qu’on ne peut a priori soupçonner de racisme antiarabe ni d’islamophobie, s’abaissent-ils jusqu’à soutenir Bachar et son clan?

Il y a d’abord les tenants de l’interprétation policière de l’histoire, et ils sont plus nombreux qu’on ne le croit. Ils vous disent que tout ce qui s’est passé dans le monde arabe, depuis décembre 2010, n’est finalement qu’une ruse de l’impérialisme américain pour propulser au pouvoir ses affidés islamistes, avec l’Arabie saoudite et le Qatar dans le rôle de tiroirs-caisses. Mais quand vous leur rappelez leur enthousiasme pour les révolutions tunisienne et égyptienne, et même pour le Qatar tant que son émir jouait les trouble-fête et que la chaîne al-Jazeera épargnait le pouvoir en place à Damas, ils se ravisent pour limiter le champ d’application de la théorie du complot à la «Syrie récalcitrante». Là, les manifestations populaires à travers le pays, les dizaines de milliers de morts et de blessés, les centaines de milliers de réfugiés, les arrestations massives, les tortures, les viols, les pillages, les bombardements des villes et des villages à l’artillerie lourde et à l’aviation de combat ne sont qu’une illusion d’optique, des images fabriquées dans les officines de la CIA et les studios d’al-Jazeera. Et quand bien même tout cela serait vrai, poursuivent-ils, que valent la liberté et la dignité du peuple syrien en regard de la bombe atomique iranienne et des missiles du Hezbollah libanais?

Or ces mêmes «anti-impérialistes», généralement très complaisants à l’égard de l’islam politique, se métamorphosent en laïcistes intransigeants dès qu’il s’agit de la Syrie. Ils s’offusquent d’entendre implorer Dieu dans une manifestation guettée par des snipers; ils voient des salafistes là où le régime voudrait qu’ils les voient; ils grossissent le rôle des volontaires islamistes étrangers – que Bachar n’avait pas hésité naguère à infiltrer en Irak; ils se lamentent sur le sort des minorités à la manière des chancelleries occidentales du temps de la Question d’Orient; ils gomment toute initiative citoyenne de l’opposition, qu’elle soit politique ou culturelle; ils traitent de laïc un régime dont l’un des fondements est l’esprit de corps communautaire, l’une des pratiques éprouvées la manipulation des minorités, et qui a délibérément favorisé la «réislamisation» bigote et obscurantiste d’une partie de la société sous prétexte de combattre l’islamisme politique.

Il est remarquable par ailleurs que les défenseurs prétendument «anti-impérialistes» du régime, et qui sont censés avoir un minimum de conscience sociale, évitent soigneusement d’en faire usage, concentrant leurs efforts soit sur le fameux complot, soit sur les déficiences et les maladresses de l’opposition. Pas un mot sur l’assise clanique du pouvoir, sur le libéralisme économique sauvage et ses réseaux mafieux, sur la dérive monarchique et le culte délirant de la personnalité, sur cinquante ans de despotisme prédateur et ses dizaines de milliers de victimes syriennes, libanaises, palestiniennes, irakiennes. Aucune réflexion non plus sur les forces sociales en présence, en dehors évidemment de la rengaine éculée d’un pays qui serait une juxtaposition de communautés ethniques et religieuses, et par conséquent ingouvernable démocratiquement. N’est-il pas irritant, et en même temps éclairant, que des militants de gauche ne se posent pas la moindre question sur les classes et les catégories sociales qui subissent le régime et le combattent, celles qui en profitent et s’y accrochent, et celles qui hésitent à s’engager d’un côté comme de l’autre?

Ce qui rapproche, en fait, ces militants-là d’un dictateur sanguinaire comme Assad n’est pas à proprement parler politique, mais idéologique. C’est l’indéracinable culturalisme qui assigne aux autres peuples, consciemment ou inconsciemment, une culture à jamais différente de la nôtre, et qui leur colle à la peau comme une seconde nature. S’il est en France tout à fait naturel, quand on est de gauche, de défendre les acquis sociaux et les libertés individuelles et collectives, il est en revanche impensable, inouï, aberrant, contre nature, selon cette même gauche, de vouloir en Syrie vivre libres et égaux. Sauf, évidemment, quand on se laisse prendre dans les rets du «complot américano-saoudo-qatari»…

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Article publié dans L’Orient littéraire, du mois d’octobre 2012.

4 Commentaires

  1. Cette « analyse » est quelque peu réductrice et simpliste. Tout point de vue critique et distancié ne saurait provenir que des milieux d’extrême-droite ou de partisans des théories du complot. Hélas, comme le dit l’auteur, la réalité en Syrie (et sur le plan géostratégique) est fort complexe. Encore aurait-il fallu qu’il prenne le temps de la dire. C’était prendre le risque de tomber soi-même dans ce qu’on dénonce…
    Quelqu’un qui essaie de le faire en toute honnêté dans un esprit non partisan, et dans un souci d’objectivité : Alain Gresch du Monde Diplomatique :
    http://blog.mondediplo.net/2012-08-29-Que-faire-en-Syrie
    http://www.monde-diplomatique.fr/2012/04/GRESH/47565

    • Ce lecteur qui cite Alain Gresh ne simplifie-t-il pas, lui-même, le propos de l’article? Mais, plus important, la lecture des articles consacrés à la Syrie sur le site alencontre.org, entre autres ceux traduits de l’arabe, en provenance de résistants internes, indiquent que «choisir son camp» n’implique pas le refus d’une prise en considération de la complexité de l’affrontement en cours, et de la place historique du régime dictatorial du clan-Assad. Quant à Alain Gresh, il doit certainement savoir – ne serait-ce que par son histoire politique – que l’argument de la «complexité» et, encore plus, de «l’objectivité» a conduit, plus d’une fois, des «analystes» à des prises de position qui se sont avérées, disons, douteuses: que ce soit face à la politique internationale de l’URSS, au rôle des partis communistes, ou encore à la nature et à l’orientation du Hezbollah au Liban.
      Rédaction A l’Encontre.

  2. Merci de votre réponse. Mais je ne la comprends pas bien.
    Tenter de restituer la réalité, si tant est que ce soit possible, est toujours et forcément plus ou moins réducteur. Mais à comparer les observations de Gresch (auxquelles je souscris, notamment ses appréciations du régime El Assad) avec le texte de Farouk Mardam Bey (http://fr.wikipedia.org/wiki/Farouk_Mardam-Bey), il me semble tout de même qu’on y trouve autre chose plus qu’un réquisitoire de procureur aux jugements à l’emporte pièce :
    « Il y a d’abord les tenants de l’interprétation policière de l’histoire, ». (F M Bey ne dira pas quels sont les autres). Oubien : « Or ces mêmes «anti-impérialistes», généralement très complaisants à l’égard de l’islam politique, se métamorphosent en laïcistes intransigeants dès qu’il s’agit de la Syrie » ou bien encore, cerise sur le gâteau : « S’il est en France tout à fait naturel, quand on est de gauche, de défendre les acquis sociaux et les libertés individuelles et collectives, il est en revanche impensable, inouï, aberrant, contre nature, selon cette même gauche, de vouloir en Syrie vivre libres et égaux. » Ébouriffant.
    Vous lisez un peu vite : vous prêtez à A. Gresch des mots qui sont les miens : analyses, objectivité et complexité.
    Enfin, et c’est parce que j’ai apprécié notamment les premiers article de A L’Encontre relatifs au drame syrien que j’estime que celui de FM Bey en particulier (il y en eu d’autres qui sont également publiés sur Mediapart) ne me semble pas relever de la même exigence informative et politique. Si je puis me permettre.

  3. J’ajoute suite à votre dernière remarque : à ma connaissance A. Gresch (je crois connaître un peu ses écrits) ne s’est jamais posé, quelles que soient les révolutions « arabes » qu’il suit et d’une manière générale les évolutions au Proche Orient qu’il étudie depuis fort longtemps (http://blog.mondediplo.net/-Nouvelles-d-Orient-) comme partisan des géostratégies politiques russes ou chinoises, même si effectivement son anti-impérialisme américano-occidental est indéniable (ce qui ne devrait pas vous gêner malgré les réticences de Monsieur Farouk Mardam Bey à l’égard des anti-impérialistes !)

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