Libye: «Il manque au CNT le peuple qui s’est levé en février»

Karlos Zurutuza au centre, au poste de Nalout

Entretien avec Karlos Zurutuza

Karlos Zurutuza a été un des premiers journalistes à comprendre l’importance qu’auraient les rebelles du djebel Nefoussa dans l’offensive qui conduisit à la chute de Tripoli fin août. Son récit fournit un éclairage, certes partiel, sur l’arrière-fond d’un conflit qui voit l’intrication entre une révolte populaire, des combats anti-dictatoriaux de rebelles comme ceux du djebel Nefoussa et l’intervention militaire de l’OTAN; sans compter la présence politique et économique rénovée – elle s’était déjà manifestée il y a quelques années sous le règne de Kadhafi – des pays impérialistes occidentaux. L’entretien a été publié le 14 octobre 2011 par Terra Media. (Rédaction)

 

Quelle impression générale as-tu tirée de ton séjour dans le massif montagneux de Nefoussa (nord-ouest de la Libye, à proximité de la Tunisie)?

Ce fut ma porte d’entrée en Libye. Au cours de notre avance vers Tripoli, je me rendais compte des caractéristiques différentes des paysages comme de la population. Il s’agit d’un plateau aride qui donne sur un désert et sur lequel habitent des populations aussi bien berbérophones qu’arabes. Ce qui est curieux c’est que, parmi les quelque 20 bourgades du djebel Nefoussa, seulement dans une, celle de Rehibat, se mélangent les deux communautés. Nous parlons ici d’une sorte de forteresse rocheuse dans laquelle les Arabes et les Berbères ont vécu ensemble durant des siècles, mais jamais «mélangés».

Comment était l’organisation administrative dans les zones sous contrôle des rebelles?

Chaque localité avait son conseil local comme organisme de base en charge de la défense, de l’approvisionnement et des transports. Ces conseils locaux à leur tour dépendaient d’organismes de localités plus importantes telles que Zintan, Yefrén ou Nalout. La direction du front rebelle occidental (qui correspondait à l’ancienne Tripolitaine) était établie à Zintan, localité qui se convertira en un des centres névralgiques lors de l’avance sur la capitale Tripoli.

Certains secteurs ont dénoncé la présence sur le terrain de mercenaires très bien équipés et membres d’Al-Qaida? Quelle a été ton impression?

Si quelque chose a attiré mon attention à Nefoussa, c’est la précarité de l’ensemble de l’opération. La majorité des combattants que j’ai rencontrés étaient des civils sans instruction militaire. Des médecins, des enseignants, des paysans, des employés, qui d’un jour à l’autre ont été tenus se «réinventer» face à la nouvelle situation. Pour ce qui a trait à l’armement utilisé, les mieux équipés disposaient de Fal (fusil d’assaut belge) ou, dans les meilleurs des cas, d’une Kalachnikov. Je me rappelle avoir vu plus d’un combattant sur le front avec des fusils de chasse et y compris sans arme.

Existait-il des organisations politiques et quelle idéologie avaient-elles?

Dans le djebel Nefoussa, la préoccupation principale résidait dans l’approvisionnement. Tout ce que nous mangions, tout ce que nous buvions, les armes utilisées par les rebelles, l’essence… tout arrivait par la frontière tunisienne. Si à cela on ajoute les soucis provoqués par les fusées GRAD [d’origine russe] que les forces de Kadhafi lançaient depuis la vallée et ceux de monter au front avec peu de moyens, on se rend compte de suite que former un parti politique ne relevait pas de la priorité. Toutefois, à Nalout, à Yefrén et dans d’autres bourgades, j’ai rencontré des Berbères qui avaient l’obsession de récupérer en quelques jours ce qui leur avait été interdit durant quatre décennies: ils publiaient des journaux et émettaient des programmes de radio en langue tamazight. J’ai même eu l’occasion de visiter la première école où l’on enseignait cette langue aux enfants à Yefrén. J’ai rencontré à Tripoli à nouveau ces personnes et là elles m’ont fait part du projet de créer les bases d’un parti politique.

Crois-tu que la Libye aura réellement un système démocratique?

C’est possible, mais qui sait, il faudra quelques décennies. Tout d’abord, nous parlons d’un pays qui sort d’une dictature de 40 ans, et avant il y avait une monarchie et des décennies d’occupation [italienne], ce qui, fait d’évidence, implique que la tradition politique en Libye est nulle. D’autre part, il doit être clair que nous parlons d’un conflit dans lequel les ingérences se sont multipliées dès qu’a commencé la révolte en février 2011. L’Occident est-il vraiment intéressé à un système démocratique en Libye? Que se passera-t-il si les Libyens votaient pour une coalition islamiste? Les scénarios de l’Algérie [1991] et de Gaza [2006] vont-ils se répéter? L’Occident va-t-il soutenir un gouvernement pantin et corrompu comme celui de Karzaï en Afghanistan? Et si réellement la démocratie était une priorité pour l’Occident,pour quelle raison recevait-on Kadhafi avec tous les honneurs d’un chef d’Etat jusqu’à quasiment la veille de la révolte?

Selon toi, d’où proviennent les difficultés ayant trait à la formation d’un gouvernement provisoire?

Avant cette question, il faut se poser le problème de la composition réelle du Conseil national de transition (CNT). Il faut avoir à l’esprit que se retrouvent dans cet organisme des personnes ayant eu des responsabilités de haut niveau dans le régime de Kadhafi jusqu’il y a peu et ces dernières côtoient des technocrates qui atterrissent après des décennies d’exil, des chefs rebelles et des militants islamistes. Dans tous les cas, il manque une représentation effective de tous les malheureux qui ont perdu la vie dans les combats de rue, des populations déplacées et, en définitive, d’une grande partie du peuple qui s’est soulevé en février. A Tripoli, un Berbère de Yefrén me disait qu’ils avaient été «l’essence de la révolution», mais que sous peu on les oubliera quand ils ne seront plus nécessaires. Et cela peut arriver dès que les derniers réduits de kadhafistes tomberont.

Jusqu’à quel point le facteur berbère a-t-il été important pour mettre fin à la «stagnation» de la guerre et permettre la prise de Tripoli?

Je parlerais plus du «facteur de Nefoussa» du fait que dans cette région vivent aussi des Arabes. La population du djebel Nefoussa a résisté et s’est renforcée au point de devenir la colonne vertébrale de l’offensive sur Tripoli grâce à sa situation géographique et à la configuration du territoire, et aussi, de manière importante, à sa proximité avec la Tunisie. Par cette frontière entraient l’approvisionnement mentionné plus haut ainsi que des combattants libyens qui avaient fui Tripoli, Zaouia, etc., s’étaient rendus à Tunis par la frontière nord et réintégraient la Libye par la région du djebel Nefoussa…

Les rebelles auraient-ils pu avancer sur Tripoli sans l’appui de l’OTAN?

J’en doute. Comme je le disais, les rebelles du djebel Nefoussa étaient faiblement préparés au plan militaire, peu équipés et n’auraient pas eu la possibilité de faire face aux troupes armées de Kadhafi. Avec le prétexte de protéger la population civile, l’OTAN s’est transformée en force aérienne des rebelles. Et de cela dépendait, la plupart du temps, leur possibilité d’avancer. Quand je suis arrivé à Nefoussa en juin 2011, des fusées tombaient tous les jours, lancées depuis des bourgades comme Ghezaia et Kut. Ces tirs de fusée n’ont pas arrêté avant la mi-août, c’est-à-dire jusqu’à ce que l’OTAN bombarde les positions des forces kadhafistes. Sur le front, j’ai eu la même impression. Les rebelles restaient arrêtés aux portes des principales villes, comme Geryan et, en définitive, ils espéraient que l’OTAN opère avec son aviation afin de pouvoir les conquérir.

Il y a des gens qui considèrent que, contrairement à ce qui s’est passé en Tunisie et en Egypte, la révolte de Libye a été impulsée par des pays comme la France et le Royaume-Uni. Quelle est ton opinion?

Il est clair que cette révolte a subi une «intervention» peu de semaines après son éclatement. L’ingérence de l’Occident s’est faite au moyen de sa machine militaire en liaison avec les intérêts du Qatar, de l’Arabie saoudite… Tout cela a contribué à délégitimer aux yeux de beaucoup une révolution qui, selon moi, fut tout aussi spontanée et valable que le furent celles des pays voisins tels que la Tunisie et l’Egypte. Dans ce sens, je vous recommande de lire l’entretien donné par Santiago Alba Rico [voir sur ce site l’entretien publié en deux parties en date du 27 septembre et du 29 septembre].

Quel rôle crois-tu que les Berbères vont avoir dans le nouveau système politique? Quelles sont leurs aspirations?

De manière surprenante, en Libye, personne ne semble discuter aujourd’hui des droits du peuple berbère à défendre sa langue, sa culture et, en définitive, son identité. Pour l’instant, les Berbères revendiquent la reconnaissance de leur langue, le tamazight, dans la nouvelle Constitution. Toutefois, je doute qu’ils aient une revendication de type territorial. Nous parlons de moins de 10% de la population de la Libye. S’ils forment un noyau consistant dans les montagnes du Nefoussa, les Berbères sont dispersés dans le reste de la Libye.

Quel rôle les Berbères donnent-ils à la religion? Quelle est leur attitude pour ce qui est de leurs rapports avec les femmes, de la consommation d’alcool?

Dans la région du Nefoussa, la majorité des femmes s’étaient rendues en Tunisie avec leur famille lorsque je suis arrivé pour la première fois. Plus la situation se normalisait, plus les familles revenaient. J’ai pu alors me rendre compte du caractère conservateur régnant dans des villes arabes comme Zintan, où la femme était pratiquement invisible. Il suffisait de sortir de Zintan pour voir la différence. A Yefrén, une bourgade berbère (amazigh), les femmes avaient mis en place une école et étaient totalement intégrées dans la gestion de la localité. Pour donner un exemple, faire une photo d’une femme à Zintan représentait un outrage similaire à celui que l’on ferait à cette occasion en Afghanistan. Par contre, à Yefrén, elles parlaient devant la caméra, ne faisaient aucune objection et manifestaient un certain orgueil. Pour ce qui est de l’alcool, je n’ai vu en consommer qu’à Nalout et à Yefrén, deux villes amazigh.

Par rapport à d’autres conflits que tu as couverts, a-t-il été difficile de travailler en Libye?

Oui et non. Etant donné le torrent de journalistes étrangers qui ont traversé la frontière d’Egypte pour se rendre à Benghazi au début de la guerre, mon intention initiale était de me rendre à Tripoli et de rendre compte, parmi d’autres aspects, de l’impact réel des bombardements de l’OTAN sur la population civile. En mars 2011, j’ai commencé les démarches pour obtenir un visa libyen et pouvoir travailler dans la capitale. Puis j’ai renoncé à cette idée après avoir appris de l’ambassade de Libye à Madrid les conditions dans lesquelles j’aurais dû travailler: résider dans un hôtel désigné par l’administration de Kadhafi et ne pouvoir le quitter que dans un autobus affrété spécialement pour les journalistes étrangers ou accompagné par un agent du gouvernement. L’impossibilité de réaliser un travail de journaliste indépendant, à quoi s’ajoutait un budget exorbitant – une nuit à l’hôtel coûtait 250 euros –, m’amena à renoncer à ce projet. Ainsi était la situation. De fait, tous ceux couvrant la guerre de Libye se retrouvaient dans le même tissu de contraintes: soit couvrir le conflit «séquestré par Kadhafi», soit «embarqué» avec les rebelles.

Pourtant, j’ai pu travailler de manière indépendante dans des régions comme l’Helmand ou dans la province de Nimroz (sud-ouest de l’Afghanistan) sans être embarqué avec les forces d’occupation. Mais malheureusement cette possibilité n’a pas existé en Libye.

Cela sans doute doit donner deux visions distinctes du conflit…

Effectivement. Quand tu es sur le front, tu vois l’impact des tirs de mortier, des fusées sur les gens qui t’entourent. Mais tu ne vois pas l’impact des tirs des rebelles. Une des diverses mainmises de Kadhafi dans cette guerre a été celle d’empêcher tout accès libre à la presse dans les villes sous son contrôle et parmi ses troupes. Depuis que les bombardements sur Tripoli ont commencé, Amnesty International a demandé l’accès aux zones frappées, mais elle n’a jamais obtenu de réponse. Comme je l’ai dit auparavant, «couvrir» la guerre depuis les tranchées kadhafistes signifiait être enfermé dans une geôle dorée que tu n’abandonnais que dans un bus qui te promenait, avec quelque 50 autres journalistes, vers une destination qui t’était inconnue. Le résultat de tout cela est une vision totalement réduite de ce qui s’est passé en Libye au cours de ces derniers huit mois. (Traduction A l’Encontre)

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