«Le rôle des Etats du Golfe doit être incorporé dans toute évaluation du néolibéralisme dans le monde arabe»

Adam Hanieh
Adam Hanieh

Entretien avec Adam Hanieh
à propos de son dernier ouvrage*

Qu’est-ce qui vous a conduit à écrire cet ouvrage et quels en sont les principaux thèmes?

Adam Hanieh: Le livre a été écrit dans le courant 2011-12 avec l’intention d’être une contribution portant sur certains débats qui émergèrent lors de ces premières années des soulèvements arabes. Je ne souhaitais pas écrire un autre récit des soulèvements eux-mêmes. Cela tenait en partie au fait qu’il s’agissait d’événements qui étaient en train de se dérouler et qui changeaient d’un jour à l’autre.

C’est aussi parce que plusieurs livres avaient déjà été publiés, y compris, bien entendu, celui réalisé par Jadaliyya: The Dawn of the Arab Uprisings [1]. Je voulais plutôt présenter une vision à long terme de l’économie politique du monde arabe afin de conceptualiser-contextualiser ces révoltes dans le cadre des structures de classe et d’Etat des dernières décennies. Mon objectif était également d’aborder plusieurs mythes et conceptions erronés au sujet de la région. Je pensais qu’ils avaient tendance à ne pas rendre compte de manière correcte la nature de ces soulèvements. Sur cette base, l’ouvrage n’est pas structuré par des histoires de chaque pays, mais il tente plutôt de dégager des lignes de forces générales. Voici quatre éléments clés qui parcourent le livre:

Je tente tout d’abord de décortiquer un refrain répandu, émis au début de l’année 2011 par de nombreux analystes dominants ainsi que par des porte-parole de gouvernements. Ce refrain affirme que les soulèvements ne sont en fait qu’une question de dictature et d’autoritarisme politique, que si les marchés capitalistes pouvaient se développer, tout serait alors parfait. Un exemple frappant de cette approche fut le commentaire d’Obama lors d’un discours politique majeur donné en mai 2011. Il y déclarait que la région avait besoin «d’un modèle dans lequel le protectionnisme cède la place à l’ouverture, que les rênes du commerce passent de la minorité à la majorité et que l’économie génère des emplois pour les jeunes. Le soutien de l’Amérique à la démocratie se fondera donc sur la garantie d’une stabilité financière, la promotion des réformes et l’intégration réciproque des marchés compétitifs ainsi qu’au sein de l’économie mondiale.»[2]

De la même façon, le président d’alors de la Banque mondiale, Robert Zoellick, a prétendu que les révoltes en Tunisie se sont produites en raison des trop nombreuses «chicanes bureaucratiques» qui empêchaient les gens de s’engager sur les marchés capitalistes. En opposition à ces approches qui continuent à dominer la manière dont les soulèvements sont appréciés, j’affirme que l’on ne peut séparer les sphères politiques et économiques du capitalisme dans le monde arabe. Celles-ci fusionnent et les formes d’autoritarisme qui sont tant présentes dans l’ensemble de la région sont un aboutissement fonctionnel du capitalisme lui-même, en particulier au cours de la période néolibérale.

De manière parallèle, le livre se concentre sur une deuxième question clé, celle de saisir, dans ses grandes lignes, les principales caractéristiques du capitalisme dans la région. Je le fais en traçant le processus historiquement structuré de la formation des classes et de l’Etat ainsi que de leurs relations à travers les différents espaces et échelles: le rural et l’urbain; le national, le régional et le mondial. Un chapitre discute des politiques néolibérales dans le monde arabe, alors qu’un autre se concentre sur les secteurs agricoles et ruraux en Afrique du nord. Les résultats de ces politiques se sont traduits par une très importante bipolarisation. Une mince couche de la population, étroitement liée au capital international, bénéficie du contrôle qu’elle exerce sur les moments clés de l’accumulation et existe en parallèle à une masse croissante de pauvres, de populations dépossédées dans les zones rurales et urbaines.

Les réseaux de production et de consommation sont intégrés dans le marché mondial à des degrés divers, mais ils ont produit de manière constante des niveaux élevés de dépendance aux importations ainsi qu’une exposition aux vicissitudes de l’économie mondiale. Les structures autoritaires de l’Etat – qui se distinguent par une dialectique particulière de la centralisation et de la décentralisation que j’examine dans le chapitre consacré au néolibéralisme – ont été les moteurs essentiels de ce développement capitaliste asymétrique.

Le troisième thème majeur qui parcourt le livre porte sur la façon dont le Moyen-Orient a été intégré dans le marché mondial et demeure une zone clé des rivalités mondiales. Sur ce sujet, un chapitre est consacré aux aspects militaires et économiques des politiques occidentales envers la région. J’y examine l’utilisation des instruments financiers tels que la dette et l’aide étrangère, aussi bien que l’étendue des accords de commerce et d’investissements qui ont proliféré au cours des dernières décennies. Ce processus s’est déroulé en affrontements et en interactions avec les forces politiques et sociales de la région.

Lineages cover-revised.helix_Ce processus a reconfiguré les contours des classes et de l’Etat, ouvert la voie à la pénétration des réformes néolibérales. Il a modifié les modèles de l’accumulation interne à la région elle-même, alors qu’il intégrait de manière différente diverses zones du Moyen-Orient dans le marché mondial.

Ces thèmes sont développés dans deux autres chapitres qui étudient la place particulière de la Palestine et des Etats du Golfe respectivement. Dans le cas de la Palestine, j’affirme que nous devons aller au-delà d’une vue de la lutte palestinienne comme une simple question de «droits humains». Il s’agit plutôt la considérer comme étant entièrement liée à la façon dont le capitalisme s’est formé au Moyen-Orient à l’époque de la domination occidentale. Je suis convaincu que cela a d’importantes implications pour les activités de solidarité et aussi sur la manière dont nous évaluons des structures quasi étatiques comme l’Autorité Palestinienne.

Le dernier thème qui parcourt le livre est constitué par l’argument selon lequel nous devons prendre au sérieux le développement de l’échelle régionale au cours de la période passée.

Ce que je veux dire par là c’est que l’on devrait réévaluer de façon critique la méthodologie de nombreux écrits universitaires sur la région qui divise le Moyen-Orient en «idéal-types» séparés – tels que ceux d’Etats autoritaires, républicains, monarchiques – pour ensuite délimiter, sur cette base, des similitudes et des différences supposées. Je critique ces approches pour leur nationalisme méthodologique, c’est-à-dire, le fait qu’elles reposent sur l’hypothèse que l’Etat-nation est une donnée naturelle et donne un point de vue privilégié à partir duquel examiner l’économie politique de toute la région.

J’affirme au contraire que les vastes flux de capital et de travail à travers les frontières signifient que les processus de formation des classes et des Etats traversent les limites nationales. Pour cette raison l’Etat-nation ne peut être compris comme une économie (politique) indépendante séparée de la façon dont elle se mêle avec d’autres niveaux, régionaux et mondial.

Il est ainsi impossible de comprendre les processus de formation des classes et des Etats sans établir la façon dont s’interpénètrent et se développent des rapports qui traversent différents niveaux. Soit la manière dont ces rapports deviennent une composante même de l’Etat-nation lui-même.

Le rôle du capital en provenance du Conseil de coopération du Golfe (CCG) est très important pour réaliser cette nouvelle mise en perspective. Une prémisse importante de ce livre est que l’internationalisation du capital du CCG a transformé l’économie politique de la région, qui s’est propagée progressivement dans les structures de classe/d’Etat des pays voisins. Je me penche sur ce processus autant théoriquement que par le biais d’une enquête empirique des divers marchés, en particulier sur les secteurs clés de l’économie égyptienne.

Je pense que tous ces thèmes ont des implications politiques directes. Cela comprend des questions telles que l’impact de la crise économique mondiale et ce que cela peut signifier pour les politiques de la région; notre compréhension des rapports entre les luttes nationales et régionales; la manière dont nous évaluons le rôle de l’armée dans des endroits tels que l’Egypte; la nature de mouvements tels que les Frères musulmans. Cela pose de même la question de savoir si l’orientation politique en direction de la bourgeoisie prétendument patriotique (ra’s al-maal al-watani), comprise comme une force progressive, a une quelconque signification dans le contexte actuel.

De quels sujets particuliers, questions et ouvrages ce livre traite?

L’ouvrage aborde une variété de disciplines. Dans les domaines des sciences politiques et de l’économie politique, je m’engage dans certains débats portant sur les rapports entre les formations de classes et d’Etat et la notion de société civile. Le livre combat les perspectives institutionnalistes qui traitent de l’Etat comme une «chose», déconnectée, qui domine tout, plutôt que comme un rapport social formé en parallèle au développement des classes.

Ainsi que je l’ai souligné plus haut, je tente de démontrer que l’aspect autoritaire de l’Etat du Moyen-Orient n’est pas une anomalie ou ne s’oppose pas au capitalisme, mais qu’il s’agit plutôt d’une forme particulière du capitalisme dans le contexte moyen-oriental. Cela implique nécessairement de traiter des débats portant sur la nature des classes elles-mêmes.

J’essaie ici de développer une approche non réductrice des classes qui évite autant les récits weberiens standards – qui voient la «classe» uniquement comme une catégorie de revenus, de statuts ou des «groupes d’intérêts» – que les visions économistes qui tendent à présenter la «classe» comme une catégorie abstraite, dépouillée de ses particularités. Cela signifie, par exemple, qu’il fait peut de sens de parler des classes en termes concret, sans également reconnaître qu’elles contiennent simultanément une forme gendrée.

9780230110779En outre, dans le contexte du Moyen-Orient, autant que mondial, la formation des classes ne peut être comprise sans retracer les mouvements de personnes à travers les frontières et au sein des pays. Elle est donc également marquée par des rapports distincts et concrets entre les espaces géographiques. Il y a aussi des formes variées d’exploitation du travail qui se déroulent dans les secteurs ruraux et urbains. Ces processus doivent être examinés en parallèle si l’on souhaite saisir une image complète de la formation des classes.

Je tente de situer ces processus dans le cadre du marché mondial. Cela signifie inévitablement se situer dans les débats sur les théories de l’impérialisme, du rôle particulier des Etats-Unis au sein de l’économie mondiale ainsi que de la nature des puissances émergentes tels que la Chine et la Russie.

Un débat très intéressant et de grande portée fait rage depuis deux décennies autour de ces questions dans la littérature plus large sur l’économie politique et les relations internationales.  Je suis profondément convaincu que beaucoup de travaux sur le Moyen-Orient ne se mettent pas suffisamment à l’unisson avec ces questions à un niveau théorique. Etant donné que notre région est sans doute la plus importante zone de l’économie mondiale dans laquelle les diverses rivalités et interdépendances des puissances mondiales se jouent. Je pense qu’il est frappant que peu d’attention soit portée sur ces questions, au-delà de comptes rendus descriptifs basés souvent sur des hypothèses plutôt superficielles. Je suis particulièrement intéressé sur la manière dont ces facteurs globaux interagissent avec la forme des relations sociales à l’échelle nationale et régionale et, en retour, sur la manière dont ses relations sociales contribuent à façonner ce qui se déroule au niveau mondial.

De quelle manière cet ouvrage est-il relié ou s’écarte-t-il de vos précédentes recherches?

Mon livre précédent, Capitalism and Class in the Gulf Arab States [3], suit une perspective théorique ainsi qu’une méthodologie similaire, bien qu’il se concentre sur les six Etats qui forment le CCG. Cet ouvrage plus ancien est l’objet de quelques tentatives de développer une argumentation sur l’importance de l’internationalisation du capital du Golfe pour le monde arabe. Et j’essaie de développer cela au moyen d’une enquête empirique plus approfondie dans Lineages of Revolt. J’ai le sentiment que le rôle du Golfe est souvent perçu à travers les lentilles de la religion, du confessionnalisme ou de questions géopolitiques plutôt que centré sur la manière dont la position du Golfe dans la région a changé au cours de la dernière période.

Le rôle des Etats du Golfe doit être incorporé dans toute évaluation du néolibéralisme dans le monde arabe. La reconfiguration extraordinaire des rapports de classes qui se sont déroulés en parallèle avec les réformes néolibérales a non seulement enrichi les classes capitalistes soutenues par les Etats autoritaires, mais elle a aussi agi dans le sens d’un renforcement de la position des Etats du Golfe au sein de l’ordre régional élargi. Ces éléments ne sont pas séparés du lien existentiel du Golfe avec la puissance des Etats-Unis: les deux représentent différentes modalités de la manière dont le Moyen-Orient est inséré dans le marché mondial.

De cette façon, le livre reflète également un intérêt de longue date pour les théories du capitalisme néolibéral et de son impact sur le monde arabe. Dans le livre j’explore les spécificités et les similitudes des processus de réformes néolibérales à travers différentes régions du Moyen-Orient, en particulier l’Afrique du Nord et la Cisjordanie palestinienne. L’un des éléments sur lesquels j’ai insisté dans le livre est qu’il ne s’agit pas simplement d’une question de capital et d’Etat; cela est également étroitement lié aux formes de l’exploitation du travail et, par conséquent, aux migrations. Il y a en ce moment des flux massifs de population à travers la région, ce qui fait du Moyen-Orient l’une des plus importantes sources et destinations des migrations dans le monde actuellement. Ceux-ci sont étroitement liés aux processus de formation des classes que j’analyse dans l’ouvrage et comportent d’importantes implications pour les mouvements politiques et sociaux dans la région. Sur cette base, je me suis appuyé sur mes centres d’intérêts ayant trait aux recherches sur la migration de travailleurs au sein et en direction du Moyen-Orient.

Quels sont les lecteurs que vous espérez pour cet ouvrage et quel type d’impact souhaitez-vous qu’il ait?

J’espère que ce livre sera utilisé par les personnes intéressées à l’économie politique du monde arabe et qu’il aidera à modifier la manière dont ces questions sont habituellement formulées dans les discours traditionnels et universitaires. Pour les personnes qui peuvent être des spécialistes sur un pays particulier ou sur des sous-régions du Moyen-Orient, ce livre fournira sans doute matière à réflexion sur la façon dont les contextes – mondial ainsi que régional élargi ­– façonnent les processus nationaux. Une motivation pour la rédaction de ce livre reposait aussi sur la volonté de débattre avec des personnes qui travaillent sur des questions larges d’économie politique, mais qui peuvent ne pas être aussi familières que cela avec la situation du Moyen-Orient.

Beaucoup des questions qui ont inspiré ce livre s’appuient sur des expériences au cours de la dernière décennie dans diverses campagnes et mouvements de solidarité autour de la Palestine et d’autres luttes au Moyen-Orient. Cet ouvrage est très influencé par ces débats politiques, pour le moins dans la manière dont je tente d’intégrer la question de Palestine dans l’économie politique régionale élargie.

En ce sens, une grande partie de ce que j’écris dans le livre reflète un processus de réflexion approfondi collectif, ainsi que d’expériences partagées avec beaucoup de personnes qui m’ont beaucoup inspiré à travers le monde, plus que dans un quelconque effort individuel particulier. Je serai très heureux si le livre apporte quelque chose en retour à ces mouvements. Et j’ai essayé de l’écrire d’une telle manière qu’il puisse être utile aux activistes du Moyen-Orient ou aux mouvements de solidarité en dehors de la région. (Cet entretien a été réalisé par le site internet Jadaliyya et publié le 8 janvier 2014. Traduction A l’Encontre)

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Adam Hanieh enseigne à la School of Oriental and African Studies (SOAS) de l’Université de Londres.

* Lineages of Revolt: Issues of Contemporary Capitalism in the Middle East. Ed. Haymarket, 2013.

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[1] http://www.plutobooks.com/display.asp?K=9780745333243

[2] http://www.whitehouse.gov/the-press-office/2011/05/19/remarks-president-middle-east-and-north-africa

[3] publié en 2011 http://www.palgraveconnect.com/pc/doifinder/10.1057/9780230119604 et voir l’article Classe et capitalisme dans le Golfe: l’économie politique du Conseil de Coopération du Golfe sur notre site: http://alencontre.org/moyenorient/classe-et-capitalisme-dans-le-golfe-leconomie-politique-du-conseil-de-cooperation-du-golfe.html

 

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