Le pouvoir des militaires

Hossam El-Hamalawi
Hossam El-Hamalawi

Entretien avec Hossam El-Hamalawi *

Nous publions ci-dessous la transcription partielle d’un entretien vidéo avec Hossam El-Hamalawi, militant et journaliste égyptien. Cet entretien vidéo a été effectué le 5 mars 2011. Il clarifie la place de l’armée dans le régime en place en Egypte, avant et après le départ de Moubarak. Les mesures prises depuis lors par le Conseil suprême des forces armées confirment l’analyse et les appréhensions de Hossam El-Hamalawi. (Rédaction)

L’institution militaire est l’institution dominante en Egypte depuis 1952, c’est-à-dire depuis le coup d’Etat opéré par les officiers libres et Nasser. A l’époque de Nasser, les militaires étaient au premier rang et étaient très présents dans la vie quotidienne de la société. C’est eux qui opéraient les arrestations, la torture, soumettaient au silence les dissidents. A cette époque, la police avait un rôle secondaire, les cours de justice militaire, les prisons militaires étaient au premier rang.

Mais après la défaite de 1967 et après l’arrivée de Sadate au pouvoir [1970], ce dernier avait bien compris que les militaires avaient partiellement perdu leur légitimité, à cause de leurs pratiques de tortionnaires, et il a fait reculer le rôle de l’institution militaire. Il donna donc le premier rôle à la police. L’institution policière à laquelle nous nous sommes affrontés sous Moubarak avait été créée déjà sous Nasser. Mais c’est sous Moubarak que la police, dite de sécurité d’Etat, a acquis le premier rôle pour réprimer toute opposition et elle devint un instrument de répression au service de la classe dirigeante en Egypte. Si l’armée a été mise au second rang du point de vue de la répression directe, cela ne signifie en aucune mesure que Sadate, puis Moubarak aient réduit le pouvoir de l’institution militaire.

L’armée continuait d’être la colonne vertébrale de la dictature sous Sadate et sous Moubarak. On a encore en mémoire l’assassinat de Sadate, lors d’un défilé militaire, le 6 octobre 1981. Sadate et tous ses proches étaient habillés en habit militaire avec un style nazi bien que confectionné à Londres. Moubarak une fois président ne porta plus l’habit militaire. Une sorte de «dépolitisation» de l’armée s’est opérée. Par dépolitisation, je ne veux pas dire que l’armée disposait de moins de pouvoir, qu’elle n’était pas la base fondamentale du pouvoir de Moubarak ou que les décisions prises en Egypte n’étaient pas dépendantes de l’institution militaire. Ni d’ailleurs que Moubarak ait porté atteinte aux privilèges de l’armée. Je veux simplement dire que l’armée a exercé son pouvoir beaucoup plus dans l’ombre. Les déclarations politiques de l’armée ont disparu. Et les hauts officiers apparaissaient très peu sur l’avant-scène politique. Toutefois, les militaires continuaient de contrôler 25 % de l’économie égyptienne. Comme journaliste, on ne pouvait pas écrire une seule ligne sur l’armée sans l’approbation écrite de l’institution militaire. Ainsi, un site américain pouvait donner beaucoup d’informations sur l’armement dont disposait l’armée égyptienne ou un site israélien pouvait informer sur les accords militaires entre l’Egypte et les Etats-Unis. Par contre, en Egypte, nous ne pouvions pas écrire une ligne sur cela. L’armée, comme déjà souligné, est présente dans différents secteurs économiques. Cela peut aller de la production d’eau minérale au contrôle de stations d’essence ou d’instruments de cuisine. Et les généraux qui prenaient la retraite recevaient souvent, en récompense, la direction d’un secteur public de l’économie. Donc, le qualificatif de PDG suivait celui d’ex-général. Il en allait de même au plan gouvernemental : les généraux partant à la retraite recevaient des postes dans les institutions gouvernementales ; ainsi, il y a 29 gouvernorats en Egypte et la très large majorité des gouverneurs ont un passé militaire. Par contre, peu d’entre eux proviennent de la sécurité d’Etat (police). Ainsi, l’armée continuait à jouer un rôle clé de soutien à la dictature sous Moubarak.

Il est aussi important de mettre en relief les liens entre l’armée des Etats-Unis et celle d’Egypte. Depuis les accords de Camp David (1978), l’Egypte a opéré un tournant, qui avait commencé avant, dans son approvisionnement militaire de l’URSS vers les Etats-Unis. Cela a eu des conséquences aussi bien au plan de l’armement qu’à celui de l’idéologie du secteur militaire. Non seulement le type d’armement a changé, mais des missions conjointes ont été organisées. Et l’Egypte, de fait, a offert une certaine plate-forme à l’armée américaine sous Moubarak et l’extraction de l’armée égyptienne de la dite coalition arabe a abouti à un appui militaire à Israël. Chaque année, Moubarak recevait 1,5 milliard de dollars provenant des impôts payés par les citoyens américains. Sur cette somme, 1,3 milliard allait directement aux militaires. Et le reste servait à la dite aide économique. Et lorsque l’administration américaine a réduit son aide à l’Egypte, la part consacrée à l’armée n’a jamais été touchée. Il y a une certaine ironie à se rappeler que lorsque le soulèvement a commencé en Egypte, le chef des armées [Sami Hanan] se trouvait aux Etats-Unis, pour des discussions avec le Pentagone.

Lorsque le soulèvement a commencé, l’administration américaine a soutenu Moubarak. On ne se souvient pas que Hillary Clinton, tout au début, a pris la parole pour assurer que le régime était stable et que rien de grave ne se passerait en Egypte. Le vice-président des Etats-Unis, Joe Bidden, s’est refusé à caractériser Moubarak comme dictateur, simplement parce qu’il était un ami des Etats-Unis et d’Israël. Mais, par la suite, lorsque massivement la population égyptienne se mobilisa, fit face à la police, à la répression et aux voyous au service du régime, au moment où il était clair que Moubarak allait perdre pied, non seulement comme figure mais comme représentant d’un régime, l’administration Obama changea son discours et développa sa rhétorique démocratique. Et lorsqu’il apparut clairement que Moubarak devait s’en aller, sans quoi le risque d’une explosion majeure pouvait se produire dans le plus grand pays du monde arabe, l’institution qui devint immédiatement la référence pour l’administration Obama fut l’armée. Et cela n’est pas dû au hasard. Pour les Américains, l’armée était seule capable, à ce stade, de freiner la mobilisation. De plus, les sommets de l’armée ne s’opposeraient pas au choix de l’administration Obama, car ils sont, en dernière instance, totalement dépendants des Etats-Unis. Et, finalement, ces généraux – généraux de Moubarak – ne pouvaient être soupçonnés de se lancer «une aventure» et de modifier leur attitude face à Israël ou de bloquer le canal de Suez aux navires américains. D’ailleurs, une des premières déclarations du Conseil suprême de l’armée consista à assurer tout le monde qu’elle continuerait à honorer tous les accords internationaux passés jusque-là. Cela signifiait que l’accord de Camp David ne serait pas touché, que les navires de l’armée américaine pourraient continuer à utiliser sans problème le canal de Suez, que l’exportation de gaz naturel vers Israël continuerait, et que tous les autres accords passés au cours des trois dernières décennies et dénoncés par une grande partie des Egyptiens seraient maintenus. Or, je pense que chacun des accords internationaux passés par la dictature devrait être soumis à référendum, afin que les Egyptiens puissent rediscuter les accords qu’ils acceptent et les accords qu’on leur a imposés. Le passage des navires militaires américains dans le canal de Suez est directement lié à la politique des Etats-Unis en direction de l’Irak, de l’Afghanistan, du Yémen, et je considère que les citoyennes et citoyens égyptiens ont une responsabilité morale face à des accords signés par une dictature n’ayant aucune légitimité.

Lorsque le soulèvement a pris de l’ampleur, les généraux étaient conscients qu’ils ne pouvaient pas ouvrir le feu sur la population. Ce n’est pas parce que les généraux seraient patriotes ou manifesteraient une attention particulière face à la population – car ce sont les généraux qui ont été mis en place par Moubarak et qui étaient loyaux à Moubarak durant trente ans. Mais c’est parce qu’ils n’avaient pas d’autre choix initialement. Ils espéraient que le couvre-feu imposé au début et le fait de ne pas s’opposer ouvertement à la mobilisation la feraient s’étioler. Or, comme cela s’est révélé plus tard, durant cette période l’armée a arrêté des centaines de personnes et les a torturées, de manière très dure, dans des prisons militaires. […]

Lorsque nous parlons de l’armée, nous devons établir une différence entre les généraux et les jeunes officiers et les soldats qui, essentiellement pour ceux qui étaient présents sur la place Tahrir, ont été gagnés par les manifestants. Et plus d’un a en quelque sorte été gagné à cette révolution démocratique. Et certains d’entre eux ont joué un rôle dans la défense des manifestants, sans avoir reçu d’ordre des officiers supérieurs, car ces derniers en aucune mesure n’avaient comme option de défendre les manifestants contre les policiers en civil ou les voyous organisés par le Ministère de l’intérieur pour attaquer les manifestants, ou encore les snipers qui tiraient, entre autres lors de la manifestation du 29 janvier. Lorsque l’on a contraint, le 11 février, Moubarak à la démission, le Conseil suprême de l’armée a fait de son mieux afin de mettre un terme aux grèves et aux manifestations. Quasi tous les jours on recevait des déclarations des forces armées, y compris des SMS, nous mettant en garde contre les grèves et accusant même des personnages de l’ancien régime d’être les responsables des grèves. Cela se combinait avec une propagande menée dans les médias étatiques, ainsi que privés, contre tout mouvement de grève, accusant les travailleurs d’être égoïstes, de saboter la révolution. Et y compris des militants des classes moyennes faisaient des déclarations contre les grèves et demandaient aux travailleurs, parfois poliment, de renoncer à la grève. Ils demandaient aussi de laisser à l’armée le temps de régler les affaires et de donner la priorité à résoudre des questions comme la Constitution, le parlement. Tout d’abord, il faut avoir à l’esprit que c’est grâce au mouvement de grèves qui s’est déclenché les 9 et 10 février que le départ de Moubarak a été obtenu. Ensuite, les travailleurs et travailleuses ne pouvaient pas retourner au travail, après une telle mobilisation, et se retrouver avec les mêmes conditions salariales, les mêmes contrats de travail temporaire, les mêmes conditions de sécurité au travail, etc. et devoir attendre patiemment quelque six mois jusqu’à ce qu’un gouvernement civil résolve par miracle leurs problèmes. Ces gens ont été une des forces les plus importantes de la révolution et ont été inspirés par cette dernière. Et ils ont goûté à la liberté et feront tout pour s’engager dans la deuxième phase de la révolution, c’est-à-dire dans une émancipation sociale et économique.

Et cela ne va pas plaire à l’armée, et cela ne va pas plaire aux élites égyptiennes. Cette armée qui contrôle plus de 20 % de l’économie est directement affectée par ces grèves, entre autres les entreprises qui produisent des biens pour la population. Et ce sont les militaires qui encaissent en dernière instance les profits de ces entreprises. […] Par exemple, lors de la grève des travailleurs du gaz, ces derniers ont demandé l’arrêt de l’exportation de gaz naturel vers Israël, une exportation faite à prix subventionné, ce qui provoque des pertes importantes pour l’économie égyptienne. Si l’interruption de gaz se faisait, cela provoquerait des tensions importantes entre l’Egypte et Israël et l’Egypte et les Etats-Unis. [L’exportation de gaz a continué.]

Dans un premier temps, l’armée n’a pas imposé de manière stricte le couvre-feu et n’a pas interdit formellement les grèves. Toutefois, fin février, l’armée et intervenue sur la place Tahrir pour imposer le couvre-feu. Les preuves s’accumulent sur les arrestations et les tortures opérées par l’armée. L’armée essaie de dire qu’elle s’attaque à des voyous, à des anciens suppôts du régime, etc., pour camoufler sa politique. Précédemment, lorsque la police arrêtait quelqu’un et le torturait, elle inventait n’importe quel prétexte, comme si la loi, la justice, les tribunaux n’existaient pas. Aujourd’hui, il semble que l’armée fait de même et cela est très inquiétant.

L’armée a fait jusqu’à maintenant obstacle à des revendications propres à la révolution du 25 janvier, comme la levée de l’état d’urgence sous lequel les Egyptiens vivent depuis 1967 – à l’exception de quelque 18 mois avant l’assassinat de Sadate. Et cet état d’urgence donne à la police et à l’armée toute latitude pour leurs actions répressives.

L’armée en aucune mesure ne peut être considérée comme une assurance pour la démocratie, dans sa nature même elle y est opposée. Mais l’armée n’est pas monolithique. Il y a des courants différents parmi les officiers et les soldats qui connaissent les mêmes problèmes que la majorité du peuple égyptien. Et ils partagent les mêmes aspirations d’amélioration de leurs conditions de vie aux plans social, économique et politique. Et cela entrera en contradiction avec les intérêts et les options des généraux. […] Mon souci principal, dans la conjoncture actuelle, est que les sommets de l’armée organisent quelques provocations qui facilitent une «mise au pas» du mouvement social. (Traduction A l’Encontre)

* Cet entretien a été conduit par Bassam Haddad.

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