La terreur exercée par les grands propriétaires terriens

Par Charles-André Udry et Ola Hamdi

Depuis 1986, le gouvernement égyptien a mené une politique très active de «libéralisation de la terre» – de contre-réforme agraire – remettant en cause les mesures progressistes prises en 1952 par Gamal Abdel Nasser (1918-1970) et les Officiers libres.

Certes, pour échapper partiellement à cette réforme agraire des années 1950 les grands propriétaires avaient divisé de manière artificielle la propriété de leurs terres entre des membres de la famille ou des hommes de paille. Avant 1952, le degré de concentration de la terre était extrême: 0,4% des propriétaires détenaient 34% des superficies. Des millions de paysans constituaient une armée de réserve de travailleurs ruraux hyperexploités. Déjà, ils venaient grossir les rangs de la population «urbaine». La division factice de la terre a permis aux grands propriétaires d’échapper, en partie, aux mesures baissant, par étapes, la surface des grands propriétaires: 200 feddans – 1 feddan équivaut à 0,42 hectare – en 1952 ; 100 en 1961 et 50 en 1969. Parmi les mesures de 1952, s’ajoutait un contrôle assez strict du fermage et du métayage, donc du loyer de la terre (voir ci-dessous).

Dans le sillage de l’infitah (libéralisation et ouverture…aux capitaux transnationaux) initié par Anwar al-Sâdât (1918-1981) en 1976, dès 1986 est discutée une contre-réforme. Elle était justifiée par la volonté de susciter une hausse de la productivité de la production agricole. Cela afin d’exporter des biens – ce qui était censé financer une partie de la dette liée à l’importation croissante de biens alimentaires pour la population.

En novembre 1998, François Ireton écrivait dans Alternatives économiques: «L’explication la plus plausible de cette loi est qu’un courant libéral veut revaloriser les loyers de la terre pour qu’elle à des paysans qui peuvent payer ce type de loyer, donc créer des exploitations plus vastes, avec une intensification de la production, des méthodes de culture plus scientifiques et la création de gros surplus.» (p.43). Pour le gouvernement, étranglé par la dette extérieure et mis sous pression du «donateur» étasunien – aliments issus des surplus américains et armement – le dernier objectif (surplus exportable) était prioritaire.

La loi de contre-réforme agraire a été mise en place par étapes – 1992 et 1997 – afin de neutraliser, entre autres, les réactions des paysans pauvres. Elle portait donc sur le fermage (le paysan verse une redevance au propriétaire) et le métayage (le propriétaire donne un bail à un paysan pour une durée donnée contre le «partage» des fruits de la récolte, formellement aussi des pertes) ainsi que le système des baux.

De 1992 à 1997, la taxe foncière a triplé. Dès le 6 octobre 1997, tous les contrats de location ont été abolis. Les propriétaires reprenaient la main. Ils pouvaient, dès lors, décider de vendre les terres, de les exploiter directement ou de les louer au prix de leur choix et à la personne de leur choix. Il en découla des expulsions de la terre, une paupérisation des populations rurales (les fellahs).

Les baux à vie furent détruits et, de ce fait, les fils des fermiers et des métayers ne pouvaient plus hériter des baux de leurs parents. La durée d’un bail était limitée à cinq ans. Afin d’assurer une rentabilité maximale pour les propriétaires, aucun temps minimum ne fut fixé pour la durée du bail. Il en découla une location de terre pour la stricte période correspondant à un cycle de culture !

Pour amortir le choc, selon les mécanismes traditionnels de ce genre de réforme agraire pilotée par la Banque mondiale, la loi prévoyait que les terres désertiques qui seraient irriguées reviendraient, prioritairement, aux fermiers et métayers ayant perdu leur terre. Le résultat est insignifiant. Un programme d’habitations était aussi prévu pour reloger les paysans chassés des terres. Un mirage.

Cette loi, au plan politique et social, avait une fonction: modifier les rapports de forces entre les propriétaires et les paysans. Les premiers considéraient que la réforme de 1952 avait suscité une trop grande assurance chez les paysans qui ne se pliaient plus aussi facilement (en tant que fermiers ou métayers) face aux diktats des propriétaires.

Les Frères musulmans ont soutenu cette contre-réforme agraire prétendant qu’ainsi on «revenait ainsi à la loi de Dieu». Cette posture s’inscrit parfaitement dans l’orientation économique néolibérale des courants fondamentalistes.

Les mesures prises pour permettre le rachat de la terre par des fermiers ou des métayers – des prêts avec des taux d’intérêts inférieurs à ceux pratiquées sur le marché du crédit – servaient d’arguments publicitaires. Ces mesures devaient aussi être utilisées pour faire la démonstration que «ceux qui voulaient», «ceux qui avaient l’esprit entrepreuneurial», pouvaient s’établir comme agriculteur indépendant. Une opération de marketing traditionnelle des contre-réformes agraires actuelles. Sauf qu’un simple problème surgissait: le prix de la terre dans le Delta du Nil et la Vallée était et est si élevé que l’accès à ces terres est de l’ordre de l’impossible, même avec les crédits de la Banque agricole.

Enfin, là où la résistance paysanne, depuis la fin des années 1990, s’est manifestée la répression est été brutale. Cela d’autant plus que – lorsque les propriétaires ne reprenaient pas en faire-valoir direct les terres – des couches nouvellement enrichies de commerçants, d’émigrés ayant accumulé une certaine somme de capital dans les Etats du Golfe, par exemple, se présentaient comme nouveaux fermiers ou métayers. Ils pouvaient payer un loyer plus élevé, ce qui était un des objectifs de la contre-réforme. Devant cette possibilité d’accumuler une rente agraire plus importante, il n’y avait donc pas de temps à perdre pour retirer tous les avantages de la contre-réforme agraire. Les propriétaires agraires – en collaboration avec l’Etat, son armée et sa police ainsi que leurs milices – ont fait valoir «leur droit»… de terroriser les paysans pauvres.

Dans les nouvelles propriétés gérées de façon moderne – capitaliste – une très grande partie de la main-d’œuvre est saisonnière. L’exploitation de cette main-d’œuvre est très brutale, ce d’autant plus que la partie des propriétaires, qui a déplacé ses capitaux d’un secteur commerçant ou immobilier vers l’agriculture, exige des taux de rendement élevés.  La pression du «coût» du crédit joue aussi un rôle afin d’accentuer les exigences de retour sur investissement des propriétaires fonciers. Les prix du fermage ayant augmenté brutalement, ils débouchèrent, logiquement, sur une concentration de la terre, car seule des exploitations moyennes ou grandes pouvaient assurer des revenus suffisants pour assurer un renouvellement régulier de l’investissement.

La contre-réforme agraire de 1997 n’a pas abouti à une amélioration  significative de la  production agricole, par contre la précarisation des baux est devenue la règle ; la concentration de la propriété terrienne est allée de pair, comme il se doit, avec l’expulsion des paysans et leur paupérisation. Ce qui a «nourri» les bidonvilles du Caire et d’Alexandrie, pour ne prendre que deux exemples.

La terreur exercée par un grand propriétaire à Saranto, un village appartenant administrativement au gouvernorat de Al-Buhayrah – l’un des 27 gouvernorats d’Egypte – traduit un conflit social qui court dans la société égyptienne. Il a été un peu «oublié» depuis la montée des grèves ouvrières dès 2006.

Le reportage d’Ola Hamdi permet de prendre connaissance de ces luttes ignorées par les touristes – comme cela doit être la règle – et par les médias occidentaux. De sourdes jacqueries parcourent les régions rurales de l’Egypte et la bi-polarisation entre grand agrobusiness, d’une part, et, d’autre part, le microfundisme ainsi que les sans-terre constitue une donnée de plus en plus nette de la formation sociale égyptienne, comme d’autres pays, tel que le Maroc, la Tunisie, l’Algérie ou la Turquie. (cau)

*****

A 20 kilomètres de Damanhour, dans le Delta, s’étend Sarando. Pour accéder à ce village, il faut emprunter un long chemin escarpé. Les rues et les champs sont déserts. Connu par ses cultures de blé et de coton, Sarando a été en 2005 le théâtre de heurts entre les paysans et le chef d’une puissante famille locale dénommé Salah Nawwar. Ce dernier, qui a vu ses terres confisquées par la réforme agraire dans les années 1950, avait décidé de récupérer ses biens.

Après différentes tentatives rejetées par la justice civile, Salah Nawwar décide d’employer les grands moyens, mobilisant pas moins d’une centaine d’hommes de main pour déloger les petits exploitants. Les paysans répondent alors aux violences, et la confrontation tourne à la bataille rangée. Un membre de la famille de Nawwar est tué, des dizaines de paysans arrêtés. Certains, afin de ne pas être arrêtés ont quitté le village laissant derrière eux femmes et enfants.

Les affrontements ont conduit à la destruction de plusieurs tracteurs et un certain nombre de voitures de la famille Nawwar. Huit paysans sont condamnés à 15 ans de prison et 17 sont acquittés, de même que leur avocat (accusé d’incitation aux troubles !).

Le gouverneur militaire décide de ratifier le verdict contre les 8 condamnés, mais il refuse de ratifier les verdicts d’acquittement. Le procès est transféré à la Cour suprême de sûreté de l’Etat de Damanhour qui vient cette semaine (10 juillet 2008) de confirmer l’acquittement des 17 paysans et de l’avocat, Mohamad Abdel-Aziz Salama.

Aujourd’hui, Sarando est un village fantôme. Les champs ne sont plus recouverts de verdure à cause de la pénurie d’eau [1]. Les ruelles qui traversent le village sont désertes et les fenêtres des maisons fermées. Les paysans gardent le silence. Une infime minorité d’entre eux accepte de parler.

Avec un regard inquiet, Sabrine Abdallah ouvre la porte de sa maison. Construite en terre cuite, la maison est entièrement vide. Il n’y a pas de meubles et seuls quelques vêtements sont suspendus aux murs. Le fils de Sabrine, Mohamad Radi, fait partie des 8 paysans condamnés à 15 ans de prison. Depuis les événements de mars 2005, Sarando vit dans la terreur.

«Les paysans ont peur des hommes de Salah Nawwar qui viennent de temps en temps au village pour les frapper et les empêcher d’aller aux champs, ou pour les obliger à signer des documents et renoncer aux terrains. Nous avons refusé de céder à ces demandes, et c’est pour cette raison que Nawwar et sa famille ont ouvert les portes de l’enfer devant nous», affirme Sabrine. Et d’ajouter : «J’ai 4 enfants, et mon mari est mort dans un accident en Libye. Mohamad était ma seule chance. Mais il a quitté le village après le verdict du tribunal. Il n’a absolument rien fait. Les hommes de Nawwar ont relevé son nom et l’ont inclus à une liste de personnes qu’ils ont remise à la sécurité de l’Etat. Ils voulaient me faire un chantage pour que je quitte mon terrain.» Quelques moments passent et Sabrine reçoit la visite de son frère Mohamad. Il fait partie des 17 paysans acquittés. Pourtant, Mohamad n’est pas satisfait du verdict. «Ce verdict ne résout pas le problème des paysans. Nous sommes toujours sous la menace de Nawwar et on ne sait pas jusqu’à quand on pourra se défendre», affirme Mohamad.

Sabrine décide d’aller appeler d’autres habitants du village pour leur demander de parler aux médias et de faire valoir leur cause. A quelques pas de la maison de Sabrine, au milieu des champs, se trouve la maison de Saniya Mohamad, 75 ans. Sa fille Samah, âgée de 15 ans seulement, avait elle aussi été arrêtée et accusée d’incitation aux troubles avant d’être acquittée.

Saniya se rappelle, les larmes aux yeux, le jour des affrontements. «Ce jour-là des hommes sont venus et ont enlevé mon autre fille, Fatma, alors qu’elle préparait le pain avec moi. Pendant 7 jours, je n’ai pas vu ma fille. Ils voulaient me faire un chantage pour m’obliger à renoncer au terrain au profit de Nawwar, mais j’ai refusé et ils ont fini par libérer ma fille», explique-t-elle. Et d’ajouter : «Les hommes de Salah Nawwar affirment qu’ils vont nous écraser comme des cafards». La maison de Saniya se remplit de femmes qui viennent exprimer leurs souffrances. Certaines n’ont pas revu leurs maris depuis 2005 et n’ont pas de ressources pour vivre. D’autres ont dû faire sortir leurs enfants de l’école pour qu’ils travaillent avec elles afin de subvenir aux besoins de la famille.

Les imbroglios de la réforme agraire

La Révolution de 1952 a confisqué les grands propriétaires terriens et a distribué les terrains aux paysans. Salah Nawwar en faisait partie. Ses terrains ont été placés sous la tutelle de l’Etat dans les années 1950. Et les paysans qui y travaillaient se sont vus accorder des contrats «d’exploitation» par l’Organisme de la réforme agraire en échange d’un loyer annuel de 16 L.E ( quelque 3 CHF) par feddan.

Cependant, sous Sadate, la tutelle imposée à certains terrains a été levée. Nawwar loue alors ses terrains aux paysans (qui continuent à verser de l’argent à l’Organisme de la réforme agraire).

Il décide d’augmenter les loyers, mais les paysans refusent d’obtempérer. Nawwar porte plainte et obtient des jugements en faveur de l’expulsion des paysans qui ne paient pas. C’est en tout cas la version avancée par les proches de Salah Nawwar. «Ces terrains nous appartiennent. Le problème est que les organisations des droits de l’homme qui se solidarisent avec les paysans les incitent à se soulever. Nous ne sommes pas contre les paysans et ce n’est pas vrai que nous voulons les déloger», affirme Ahmad Nawwar, fils de Salah. Il nie les accusations portées contre lui, selon lesquelles il aurait coupé l’eau aux paysans pour les obliger à partir. «La pénurie d’eau est un problème dont souffre le village en général. Nous n’y sommes pour rien», assure Ahmad Nawwar.

Les ONG se mobilisent

Plusieurs organisations de défense des droits de l’homme ont déclaré leur solidarité avec les paysans de Sarando, dont le Centre Hicham Moubarak des droits de l’homme, le Centre Nadim pour le traitement et la réadaptation psychologique, le Centre de la terre, le Centre égyptien pour les droits de l’homme et le Réseau arabe pour l’information sur les droits de l’homme.

Le Centre de la terre a lancé un appel à toutes les forces nationales, partis politiques, associations et institutions impliqués dans les droits de l’homme pour demander aux responsables d’intervenir pour arrêter «l’injustice» subie par la population de Sarando et mettre fin à leur expulsion de leurs terres.

Le cas de Sarando n’est pas unique. Dans d’autres régions du Delta, des heurts, parfois très violents, ont lieu entre paysans et propriétaires terriens, depuis la promulgation d’une loi libéralisant les loyers agricoles dans les années 1990 et remettant en cause la réforme agraire de Nasser, car le gouvernement est bien décidé à s’ouvrir à l’économie de marché. Quelque 4500 procès sont en attente de jugement devant les tribunaux.

Si la loi autorise les anciens propriétaires à récupérer leurs terres séquestrées, ils doivent en théorie proposer prioritairement aux exploitants de les racheter. Face à la libéralisation des loyers qui ont connu une explosion, les petits paysans se trouvent dans un dilemme. «Ce qui se passe à Sarando est le reflet de l’incohérence et de l’inconsistance des politiques de l’Etat égyptien qui a tourné le dos aux principes de la Révolution» [allusion à la «révolution» nassérienne] affirme Hussein Abdel-Razeq, secrétaire général du Parti du Rassemblement unioniste progressiste (UPI, gauche nationaliste, liée au nassérisme). Et de préciser que l’Etat est passé abruptement du «socialisme» au libéralisme et à l’économie de marché sans remédier aux failles d’une telle transformation.

Et ce sont les pauvres qui sont laissés pour compte. «Toutes les forces populaires et les partis politiques doivent agir pour que l’affaire de Sarando soit une question d’opinion. Car les pressions c’est la seule carte pour les sauver». La situation reste précaire à Sarando. Elle peut dégénérer à tout moment. (O.H)

* Ola Hamdi a effectué ce reportage pour l’hebdomadaire Al-Ahram.

1. L’accès à l’eau est un des problèmes parmi les plus aigus en Egypte. En été 2007, en ville comme dans les régions agraires – quelque 25% de la population peut-être considérée comme rurale – de nombreuses mobilisations ont eu lieu pour avoir accès à une eau plus ou moins potable ou, tout simplement à l’eau et l’irrigation des terres.

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